Publié le 31 Décembre 2021

GRANDE TERRE TOUR A - Partie II - Chap. 9-10-11

9.

Fruits divers

 

Le lendemain matin, Karim sort de chez lui, un couffin en main.

Dans la rue, en face de son immeuble, il rejoint la charrette proposant des fruits. Un autre magasin offre les mêmes produits, un peu plus loin. Mais ses prix sont plus chers : c’est que le marchand doit payer le loyer de son local, ainsi que l’électricité.

En s’approchant du charretier Omar, Karim le voit grogner contre Akli, le jeune boulanger, debout sur le seuil de sa boutique.

- Quand donc, finiras-tu par comprendre qu’ici nous sommes arabes et musulmans ?!… Retourne donc dans ton bled kabyle !

Quoique touché par les propos hostiles, l’offensé regarde Omar avec dignité, puis rentre dans sa boulangerie.

Le marchand, en colère, revient à sa charrette.

- Dieu finira par brûler ce lieu de mécréants ! affirme-t-il en indiquant la boulangerie.

Un vieil homme objecte, d’une voix douce :

- Sans boulangerie, où trouverons-nous du pain ?

- Dieu pourvoira ! affirme le marchand.

- Cependant, Dieu n’aime pas l’injustice.

(« Et il n’est pas boulanger », aurait voulu préciser Karim, mais il se retient, pour ne pas provoquer la colère du marchand).

- Injustice ?!… s’exclame Omar. Quelle injustice ?… Est-ce que tu as vu ce boulanger aller à la mosquée pour faire la prière ?

- Tout endroit est bon pour la prière, et si quelqu’un ne l’accomplit pas, c’est une affaire entre lui et Dieu.

Karim connaît ce vieil homme. On l’appelle par la profession qu’il exerçait ; il était imam1 avant de prendre sa retraite. Tout le monde l’apprécie dans le quartier, pour sa sagesse et sa modestie. C’est pourquoi on continue à l’appeler « imam ». Il représente cette conception de l’Islam qui s’inspire du philosophe et théologien arabo-musulman Ibn Rochd2, ayant vécu en Andalousie dans les années mille cent.

Plusieurs fois, en fin d’après-midi, Karim s’était joint à d’autres hommes, la plupart adultes, autour du vieil imam. Vêtu selon la tradition algérienne, de sa coutumière et belle djellaba blanche, et du turban de même couleur, couvrant la tête, il s’assoit presque chaque jour sous un arbre, l’unique, à quelques mètres du seuil du magasin d’alimentation, géré par l’un de ses enfants. Là, il jouit du beau temps, regarde paisiblement la vie autour de lui, et, parfois, psalmodie à voix basse, pour lui-même, des sourates du Coran.

De temps à autre, quelques voisins, adultes, s’assoient près de lui pour écouter ses propos. Généreusement doté par la nature, son corps est bien portant, son visage un peu rondelet présente des joues agréablement écarlates. Il parle toujours avec une sérénité touchante, une modestie impressionnante, une affection sincère, donnant la sensation de s’adresser à des frères bien aimés. Tout le contraire des prêcheurs intégristes, hurlant, menaçant, méprisant, soliloquant, les yeux gonflés de haine, la bouche baveuse, l’index pointé accusateur.

C’est par ce gentil et doux vieil imam que Karim et d’autres voisins ont appris qui était Ibn Rochd et sa conception de la foi, notamment musulmane. Dans tous les domaines, ce dernier privilégiait la raison et la justice. Il est allé jusqu’à défendre l’égalité des sexes, pour ne pas cantonner les femmes uniquement au rôle de mères au foyer. Il souhaitait qu’elles puissent travailler à l’instar des hommes. Et cela était dit dans les années mille cent !

Par le bon imam, Karim apprit, également, ce que Ibn Rouchd avait subi, à la fin de sa vie, de la part des intégristes réactionnaires de l’époque. Le calife d’alors, Abou Youssouf Yaqub Al Mansour, fit interdire la philosophie, les études et les livres, ainsi que la vente du vin et les métiers de … chanteur et de musicien !

« Comme les talibans en Afghanistan, et comme les salafistes d’obédience saoudite voudraient faire en Algérie ! » remarqua l’un des auditeurs de l’imam.

Un autre ajouta : « J’ai vu un film sur Ibn Rouchd, et j’ai appris que le cinéaste, un Égyptien, Youcef Chahine, fut menacé de mort par des intégristes, pour avoir réalisé cette œuvre. »

L’imam ne répliqua pas. En sage avisé, il se limita à constater que le « message était passé ». Il poursuivit son exposé, de son caractéristique ton calme et affectueux :

- Les membres du clergé s’auto-proclamant « ceux qui craignent Dieu », et s’auto-nommant les « ouléma »3, exercèrent leur influence sur le calife contre Ibn Rouchd. Résultat : il fut présenté publiquement dans la mosquée de Cordoue, et humilié, puis contraint de quitter sa ville natale. Ensuite, ses livres furent brûlés et lui-même accusé d’hérésie. Même un poète, Ibn Joubaïr, écrivit des épigrammes pour discréditer le philosophe théologien, en déclarant : « Tu as été traître à la religion ». Conséquence de cet ostracisme obscurantiste : c’est à partir de cette époque et suite à ces actes d’intolérance que le monde arabo-musulman cessa toute relation avec le progrès scientifique, et que l’empire almohade déclina. Ibn Rochd mourut à Marrakech, sans pouvoir retourner dans sa ville natale. Avec lui s’éteignit dans l’Islam ce qu’il avait manifesté de positif dans la culture.

Karim est soulagé d’avoir un voisin, le vieil imam retraité, d’une telle probité et sagesse. Elles éclairent les ténèbres que traverse le pays, incarnées dans le quartier par le marchand Omar.

Revenant à la discussion près de la charrette de fruits, Karim voit Omar répliquer avec rudesse au vieil imam :

- Il est temps que nous retournons au vrai Islam ! Trop de gens se croient bons musulmans, alors qu’ils ne sont que des impies !

- Allah sait mieux que nous qui sont les vrais croyants. Pour ma part, je me contente de me rappeler ceci : la première qualité d’un vrai musulman est la bonté, qu’Allah est « Rahmâne Rahîme »4.

- Pas avec les faux musulmans, ni avec les non musulmans ! rétorque sèchement le marchand. Car Allah est, aussi, « chadîd al’ĕigâb ! »5

- Que Dieu, dans sa Miséricorde, nous éclaire tous ! conclut le vieil imam.

Ne tenant pas compte de cette généreuse réponse, Omar tranche :

- « Lakoum dînoukoum wa liyâ dîni ! »6

Le vieil imam hésite un bref instant, mais son généreux caractère le pousse à expliquer avec douceur au marchand, sans tenir compte de l’expression farouche et hostile de son visage :

- Mon cher enfant, la sainte sentence que tu viens de prononcer signifiait la tolérance et le respect.

- Pour moi, objecte Omar froidement, elle signifie autre chose : que nous sommes les vrais musulmans, et les autres, pas.

Le vieillard, sans se décomposer, veut répliquer par l’invitation qu’il emploie en ce genre d’occasion : « Que Dieu te mette sur la bonne voie ! ». Il y renonce, sachant que cette invocation ne ferait qu’envenimer les choses. Alors, il contemple un bref instant le marchand de fruit, avec compassion, puis le salue :

- A salâm alaykoum !7

Omar, trop énervé, n’y répond pas. Le vieillard s’éloigne paisiblement.

Karim, bien que révolté par le comportement du marchand, achète les fruits dont il a besoin. Pendant que Omar s’occupe à les peser, Karim sent l’envie de l’interroger : « Concernant la vente de tes produits, demandes-tu à tes clients s’ils sont de bons musulmans, selon ta conception ? »

Karim préfère s’abstenir. Il connaît la réponse. L’argent n’a pas d’odeur, partout et toujours il est « le saint ds saints » !

Karim contemple ce marchand au comportement antipathique. Visiblement, étant d’une famille certainement démunie, il n’a pas fréquenté l’école. C’est donc un homme sans ressources, ni matérielles ni intellectuelles. Il a trouvé ce travail pour survivre : une charrette et des fruits. Il est ici à toutes les saisons, sous le froid glacial comme sous le soleil brûlant. Pas facile comme vie. Il lui faut s’accrocher à quelque chose, un espoir, un idéal pour tempérer l’âpreté et l’humiliation de son existence. Il n’a pas trouvé autre chose qu’une conception étriquée, empoisonnée par le ressentiment et la haine ; cependant, cette vision lui donne l’impression de vivre de manière digne. « Il me fait pitié ! soupire Karim. Doublement victime : de l’injustice sociale et de l’aliénation idéologique... Ah ! Comme je voudrais bien trouver le moyen de discuter avec lui !… Derrière la méfiance et l’agressivité, son regard est humble ; derrière son comportement hargneux, il y a de la souffrance… Il n’est intégriste que parce que d’autres n’ont pas su lui proposer mieux. »

Karim se classe parmi ces « autres », et s’en fait un reproche.

Quand les fruits sont mis dans le couffin :

- Merci ! dit-il.

- Merci à toi, répond le marchand avec courtoisie.

Karim s’éloigne et entre dans la boulangerie.

Akli, le jeune kabyle, est seul derrière le comptoir. Depuis toujours, Karim achète le pain chez ce boulanger. Plus d’une fois, ils ont échangé des propos amicaux, notamment au sujet de la Kabylie. Karim y avait séjourné, invité par des amis travaillant avec lui à l’hôpital, originaires de la région.

- Qu’est-ce qu’il y a avec le marchand ? demande Karim.

- Oh !… répond Akli, en haussant légèrement les épaules. Voilà quelques temps, il m’a demandé de lui vendre le magasin. Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas renoncer à mon seul moyen de vivre. Il est revenu plusieurs autres fois avec la même demande. Et moi, je lui ai rappelé l’impossibilité de le satisfaire. Il ne se résout pas à ça. Il m’a, alors, menacé de faire brûler le magasin. Depuis, avec mon jeune frère, nous veillons la nuit, à tour de rôle, pour éviter ce malheur.

Ces paroles affligent Karim.

- Je commence à avoir peur, avoue Akli, non pas de ce marchand, mais de ses amis. De temps à autre, l’un d’eux passe devant la boulangerie, en me lançant des coups d’œil très hostiles. Ils font également circuler la voix que je suis un athée, arguant du fait que je ne vais pas à la mosquée. Ainsi, ils voudraient m’obliger à vendre ce magasin, et retourner dans mon bled.

- Non, Akli !... Ici, c’est, aussi, ton bled, et partout sur cette planète, c’est ton bled. Tous les habitants du quartier estiment ta présence et ton travail ; chaque jour, ils viennent chez toi acheter leur pain. Ils t’aiment bien, ils aiment aussi bien ta gentillesse que le bon pain que tu fabriques avec ton frère.

- Mais il y a…

D’un geste de la main il indique la porte de la boulangerie pour faire allusion au marchand Omar :

- … cette menace !

- Je ne crois pas, affirme Karim, à sa mise en pratique.

- Pourquoi ?

- Cet homme, explique Karim, appartient à la race des chiens qui aboient sans mordre. D’ailleurs, s’il arrive quoi que ce soit, on connaîtra immédiatement le coupable. Si quelqu’un est vraiment décidé à commettre un forfait, il ne le crie pas publiquement. Il faut résister, cher Akli. Nous, aussi, nous résistons à tellement de menaces et d’intimidations. Surtout ne pas se résigner, ne pas se proclamer vaincus avant de l’être réellement. Et même, alors, il faut continuer à combattre, sinon à quoi bon vivre ?

Très amicalement, Karim tend la main grande ouverte à Akli ; ce dernier la saisit. Ils restent longtemps les palmes serrées l’une à l’autre. Akli, très ému, retient ses larmes.

 

10.

Solution impossible

 

La nuit, durant sa permanence à l’infirmerie de l’hôpital, Karim finit la lecture du troisième livre prêté par Si Lhafidh, sur l’autogestion algérienne.

Un passage l’impressionne très fort, le portant à une longue réflexion : « Tout a été complètement discrédité quand pas occulté. Comme toujours, et partout, les vainqueurs cachent leurs défauts, leurs bassesses et leurs crimes, pour calomnier les vaincus en les stigmatisant des tares les plus infamantes. »

« Si je n’avais pas connu Si Lhafidh, se dit Karim, aurais-je pu lire ses livres et savoir la vérité ?… J’ai entendu parler et j’ai lu dans les journaux à propos de tellement de choses. Mais sur la vraie révolution russe, la vraie révolution espagnole, la vraie autogestion algérienne, jamais ! »

Une collègue entre dans l’infirmerie. Voyant Karim et le livre entre ses mains, elle s’étonne :

- Tu ne dors pas ?!

- Je m’instruis, répond-il d’un ton amusé.

L’infirmière secoue la tête en signe de doute :

- Hum !… Dis plutôt que tu lis un roman d’amour !

- En effet !

- Tu vois, je le savais ! Raconte-moi, alors, l’histoire.

Il réfléchit brièvement, puis :

- C’est l’histoire d’un homme qui aime une femme.

- Où ?

- Sur la planète Terre.

- Et alors ?

- La femme s’appelle Humanité.

- Humanité ?!

- Oui, c’est son nom. Quelqu’un prétend l’aimer, mais son amour consiste à la dominer pour l’exploiter. Alors, elle, n’étant pas masochiste, cherche à s’en libérer. Cependant, le méchant, soit disant amoureux, l’accuse, elle, de méchanceté, et la punit cruellement, par l’intermédiaire de complices qu’il paie. Cependant, Humanité ne se résigne pas. Elle résiste et se bat comme elle peut pour se libérer.

- Comment cela finit ?

- Je te le dirai quand je terminerai le livre.

Karim est surpris par un soupir qui lui vient.

- Pourquoi ce soupir ? demande la collègue.

- À ton avis, lui demande-t-il, quel est le mal et la douleur les plus grands, physiques ou psychiques ?

Interloquée par la question, la femme se reprend :

- Que veux-tu dire par là ?

- Qu’est-ce qui fait plus mal et qu’il faut d’abord combattre : les maladies causées par la nature biologique de l’être humain, ou les injustices sociales dont il est victime de la part d’autres êtres humains.

- Aya, ya mma !8 Quelle demande !… Si ce livre te porte à cette question, il vaut mieux l’abandonner et dormir. Allez ! Moi, j’ai fini mon service. Bonne nuit !

Elle sort.

La demande formulée par Karim lui trotte encore dans l’esprit. « Oui ! Qu’est-ce qui est le plus utile à l’humanité : guérir le corps ou la société de ce qui les rend malades ? »

Il se lève, pose son livre et va à la fenêtre. Il l’ouvre. Il respire à pleins poumons l’air frais, pour se détendre. Ses yeux se promènent sur le firmament, noir, profond, mystérieux, et remarquent quelques étoiles, les unes plus scintillantes que les autres, l’une d’elle avec une lumière blanche particulièrement intense.

Le cerveau de Karim se réactive : « L’esprit ne souffre-t-il pas davantage que le corps ?... L’humiliation n’est-elle pas plus douloureuse qu’un mal physique ?… Ce dernier provient d’une nature déficiente, tandis que la première est causée par un être humain. N’est-ce pas plus insupportable ? »

Le lendemain matin, Karim est en compagnie de Si Lhafidh, sur la terrasse du Bar des Amis, assis à la même table, surmontée des mêmes deux verres de thé à la menthe. Karim fait part à son vieil ami du problème concernant le mal biologique et le mal social, en finissant par conclure :

- Pour moi, le mal social est plus grave et plus insupportable que le mal physique.

- Ta sensibilité n’est pas, hélas !, celle de tous les autres, rétorque Si Lhafidh.

- Explique-moi davantage.

- La sensibilité résulte des expériences pratiques et des connaissances intellectuelles personnelles acquises. À ce propos, on constate ceci : dans leur majorité, les personnes préfèrent la plus vile des humiliations, si elle leur épargne une souffrance physique ou une privation matérielle. Autrement, l’humanité ne serait pas au stade d’asservissement où elle se trouve.

- Quelle serait, alors, la solution ?

Si Lhafidh hausse les sourcils d’un air interrogatif :

- L’humanité la cherche depuis toujours. Et la meilleure trouvée n’a malheureusement pas connu le succès escompté.

- L’autogestion ?

- Exactement.


 

 

11.

Importance de la poche

 

Dorénavant, durant sa permanence de nuit, Karim, au lieu de dormir, se plonge dans la lecture. Il a tellement hâte de combler son ignorance.

Sa collègue infirmière entre dans la chambre.

- Encore à lire ?!... s’étonne-t-elle.

- Eh, oui ! confirme-t-il.

- Ah ! Ya hbîbi !9 Ah ! Ya hbîbi !

« Hum ! » pense Karim en lui-même, tandis que sa collègue fixe sur lui ses yeux étincelants de promesse.

Depuis sa venue à l’hôpital, voilà quelques mois, elle a entrepris une cour assidue pour conquérir Karim. Elle lui avait raconté son histoire récente.

Durant cinq années de mariage avec un lieutenant de l’armée, elle fut pratiquement non pas une épouse, mais une esclave. Le bébé venu au monde, une fille, au lieu d’améliorer la situation l’aggrava. Le mari fréquentait ouvertement d’autres femmes, avec lesquelles il couchait dans des hôtels. L’épouse le savait, sans pouvoir rien objecter ; cependant, elle éprouvait du dégoût lors de ses rapports charnels avec son mari. Ce dernier finit par s’en rendre compte. Furieux d’humiliation, il la battait avec sa ceinture militaire jusqu’au sang. Par honte, la malheureuse n’avouait rien à ses propres parents. Puis arriva le moment où le mari, « pour ne pas te tuer », lui déclara-t-il, en divorça, en lui abandonnant leur fille.

C’est alors qu’elle profita de sa formation d’infirmière pour trouver un emploi à l’hôpital, par l’intermédiaire d’un parent bien « introduit » dans l’administration, recourant à ce qui est devenu le moyen imposé : la « chkara »10.

Durant son travail, elle connut Karim et fut impressionnée par son comportement très courtois. Un jour, elle lui déclara, avec un suave sourire :

- On ne dirait pas que tu es un homme, toi !

- Pourquoi ! demanda Karim.

- Je n’ai jamais rencontré un homme aussi prévenant, gentil et délicat envers une femme.

Elle ajouta, le regard brillant :

- Heureuse sera la femme que tu épouseras !

Ainsi, la collègue commença l’entreprise de séduction de Karim. Toutefois, jusqu’à présent, cette action s’est exprimé de manière plutôt traditionnelle, autrement dit par des regards de braise, d’autant plus excitants qu’ils sont retenus par la conventionnelle pudeur. Et, vu que la nature a embelli cette créature féminine d’un corps très désirable, et d’une paire de magnifiques yeux capables de darder un feu ensorcelant, l’infirmière recourt subtilement à ces redoutables moyens pour conquérir l’objet de ses désirs.

Karim en est parfaitement conscient. Mais, il n’a pas oublié ce qui supprima en lui toute velléité sentimentale envers sa courtisane : ce fut quand elle prononça la fatidique sentence « La valeur d’un homme est dans sa poche ! » Karim ne trouva rien de plus horrible, de plus méprisable, de plus indigne que cette phrase. Elle le choqua au point de rester ancrée dans sa tête comme une dégoûtante saleté. Oui ! Il trouve jolie et charmante sa collègue, toutefois la considération proférée par elle envers l’argent, avec certitude, avait complètement refroidi, plus exactement glacé le cœur de Karim.

Il s’est rendu bien compte que l’ensorceleuse manquait de cervelle ; et il n’avait aucune illusion d’un quelconque sentiment amoureux de sa part. « Ce qu’elle aime, c’est l’argent ! estime Karim. L’argent ! L’argent et rien d’autre que l’argent !… Pour elle, il est l’unique mesure de toute chose. Seul lui fait battre le cœur de cette malheureuse jeune femme. Car elle est malheureuse, en jugeant la vie, la sienne et celle des autres, en se basant sur ce vile critère. »

Plusieurs fois, Karim, stimulé par son caractère, le portant à vouloir aider autrui, a pensé entreprendre une discussion avec Fatiha. C’est le nom de l’infirmière, dont la conception du monde est la suivante : l’argent est Dieu, et la beauté féminine est l’Ange-marchandise idéal à acheter.

Un jour, Karim demanda :

- Écoute, Fatiha !… Es-tu certaine que la valeur de l’homme est uniquement dans sa poche ?

- Et où veux-tu qu’elle soit ? répliqua vivement l’écervelée.

Toutefois, ce qu’elle ajouta ne manquait pas de pertinence :

- N’est-ce pas, déclara-t-elle, l’argent qui mène le monde ?... Les gens de tous les pays, quelque soit leur religion, n’adorent-ils, d’abord et avant tout, l’argent ? Et tous les gens de la planète ne rêvent-ils pas de devenir riches ?… Et que promettent le Coran, et certainement les deux autres livres sacrés, aux pauvres de ce monde ?… D’être riches dans l’au-delà !… Comme tu vois, l’argent décide de tout, commande tout, toujours et partout !

Karim ne put s’empêcher de formuler une autre demande ; elle lui brûlait les lèvres :

- Et l’amour, dans tout ça ?

La charmante Fatiha le toisa, comme si la foudre l’eut frappée… Elle resta un instant la bouche entrouverte, sans rien dire, montrant une jolie rangée de dents toutes blanches.

Puis, elle eut une sorte de fou-rire, et se trémoussa de tous ses membres.

« Ah ! Ce magnifique corps ! jugea Karim avec dépit. Quel gâchis ! »

Il baissa les yeux vers le sol, pour ne pas montrer son dépit. Il pensa : « Évidemment, elle avait épousé le lieutenant non par amour, mais parce qu’il était dans l’armée ! Donc, pour l’argent ! Auquel il faut ajouter le prestige de faire partie de cette institution. »

- Ce que j’ai dit ne te plaît pas ? hasarda Fatiha d’un délicieux ton taquin.

Karim reprit une expression de visage apparemment insouciante, releva la tête et regarda sa collègue :

- À ton avis ? interrogea-t-il à son tour.

- Toi, continua Fatiha, tu as quand même un salaire, tu es jeune, tu es intelligent. Et tu es ambitieux, puisque tu t’actives au syndicat.

Au mot « ambitieux », Karim, scandalisé, voulut protester, mais la belle poursuivit :

- Tu finiras par obtenir une belle promotion, et, ainsi, gagner l’argent que tu veux. Comme les autres ! Et tu rendras certainement heureuse la femme que tu épouseras.

- Sans cela, crois-tu qu’elle ne serait pas heureuse ?

Fatiha fut surprise par l’objection… Quelques secondes après, elle esquiva son embarras par une pirouette : un charmant et malin petit éclat de rire, accompagné par un délicieux mouvement du corps, semblable à une danse.

« Ah ! Fatiha ! Fatiha ! soupira Karim au fond de lui-même... Trouverai-je, un jour, la femme que je souhaite rencontrer ? »

1Prêtre musulman, chargé d’expliciter le Coran et de diriger la prière collective.

2En Europe, appelé Averroès.

3Textuellement : « savants ». Dans ce cas, il s’agit de posséder cette qualité dans le domaine théologique. Cependant, historiquement, en arabe, après l’apparition de l’Islam, le terme « oulama » implique la connaissance de toutes les sciences existantes. En effet, le mot arabe « ěîlm » désigne la science d’une manière générale. Aussi, les savants en religion étaient supposés maîtriser également les domaines des sciences proprement dites, à savoir celles exactes.

4« Clément [et] Miséricordieux ».

5« Terrible dans le châtiment ».

6« Vous avez votre religion, et j’ai la mienne », sourate du Coran.

7« Que la paix soit sur vous ! »

8« Ô, ma mère ! »

9Cette expression a, selon les circonstances, l’une de ces deux significations : soit « Ô ! Mon ami », soit « Ô ! Mon amour ! » (ou « Ô ! Mon chéri ! »).

10Littéralement « le sac », pour désigner l’argent corrupteur.

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Pulié in https://tribune-diplomatique-internationale.com/romangrande_terretour_akadour_naimipartie-ii-2/

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #NOUVELLE-ROMAN, #EDUCATION-CULTURE, #PEUPLE-DEMOCRATIE, #AUTOGESTION

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Publié le 30 Décembre 2021

GRANDE TERRE TOUR A - Partie II. Chap. 7-8

7.

La Azrîne de Grande-Terre

 

- Entre ! lance une voix impérative d’homme.

Il plastronne derrière un imposant et élégant bureau, assis sur un large et très confortable fauteuil de cuir marron luisant. L’homme est de taille moyenne, la cinquantaine d’années, vêtu d’un costume sombre, sur une chemise blanche, et portant une cravate bleue. La main gauche est ornée d’une grosse bague d’or à l’annulaire ; le poignet exhibe une montre imposante et de marque fameuse. Ce qui frappe, surtout, en causant un malaise, c’est l’aspect glacé des yeux de cet homme, évoquant le regard d’un tigre à l’affût d’une proie. Des lèvres minces augmentent la désagréable impression d’être sous la menace d’une affreuse bête affamée, prête à bondir sur sa victime pour se délacer de sang et de chair.

Une jeune femme, au voile noir, s’avance vers lui lentement ; arrivée tout près du bureau, elle s’immobilise.

- Bonjour, Azrîne ! dit la « bête ».

Ce dernier terme est celui par lequel la nouvelle arrivée nomme, en elle-même, celui qui vient de parler. Quant au premier mot, « Azrîne », par lequel elle vient d’être interpellée, l’homme l’avait choisi. À la femme, cette qualification est totalement déplaisante, toutefois elle n’a jamais osé le déclarer. Voici comment elle en fut étiquetée.

Le jour où l’homme l’a connue, il lança, d’un ton rusé :

- Tu es musulmane, n’est-ce pas ?

Étonnée par la demande, la jeune femme se reprit et confirma :

- Certainement !

- Alors, tu connais Azrîne !

- Azrîne ?…

Croyant qu’il s’agit du nom ou du pseudonyme d’un homme, elle affirma aussitôt :

- Non, je ne le connais pas.

L’homme éclata d’un rictus sardonique.

- Comment ça ?… L’Ange de Dieu, tu ne le connais pas ?!

- Ah ! Je comprends, reconnut-elle, intimidée.

- C’est l’Ange chargé par Dieu de surveiller nos actions, non pas les bonnes, mais les mauvaises.

Il esquissa une sorte de ricanement, puis continua :

- Puis, après la mort, dans l’au-delà, il en informe Dieu ; alors, ce dernier effectue son Jugement, puis charge Azrîne de punir les mauvaises actions.

La femme ne répondit rien.

- Alors, ce Azrîne, tu le connais, n’est-ce pas ?

- Oui, dit-elle.

- Eh bien, toi, tu seras notre Azrîne dans le quartier de Grande-Terre !… Au sein de la population de ton quartier, tu seras notre œil et notre oreille !… Mais comme je ne suis pas Dieu, et tu n’es pas un Ange, tu accompliras ta mission en échange d’un bon salaire, indispensable à toi et à ta famille !

La femme devint ainsi ce genre d’ « ange » parmi ses voisins de quartier.

- Enlève ton voile et assieds-toi, belle Zahra ! ordonne l’homme, en prononçant les deux derniers mots d’un ton mielleux.

Elle obéit. Une fois débarrassée du voile, elle regarde l’homme, attendant qu’il parle. Lui, au lieu de s’exprimer, promène ses yeux sur la poitrine de la jeune femme, d’un air ouvertement admiratif.

- Décidément, tes parents t’ont donné le nom convenable : « Fleur » ! Une belle fleur, vraiment ! Allah ibâràk1 !

Cette appréciation ne plaît pas du tout à la femme. Elle sait la vile libido, suggérée par ce faux compliment.

Zahra est la fille qui habite l’appartement du rez-de-chaussée de la tour A, à Grande-Terre, l’immeuble où réside également Karim. Peau ambrée, grands yeux d’un marron-vert clair, longue chevelure noire chatoyante, un cou élancé, une poitrine à tenter le plus vertueux des mystiques religieux, enfin une Cléopâtre mais au nez parfait.

Le téléphone portable sonne sur le bureau. L’homme le saisit et écoute. Quelques secondes après, il déclare, tout excité et content :

- Bien !… Très bien !… Bravo !... Alors, vas trouver notre ami où tu sais, et dis-lui que l’affaire est très importante. Qu’il n'y a pas à se faire de scrupules, mais uniquement foncer, sans faire de quartier !

Il écoute encore, puis :

- Oui, évidemment ! J’aime cette marque. Il faut absolument trouver le moyen de l’importer. Et puis, il faut que tu te procures l’autre chose que je t’ai indiquée, en allant voir celui que tu sais.

À ces propos, la jeune femme est prise de dégoût pour cet individu : « Et dire que c’est un responsable, chargé de l’ordre et de la sécurité !… Il traficote pour s’enrichir et jouir, pendant que nous, gens du peuple, nous sommes angoissés pour trouver un sachet de lait, une place dans un bus, ou un lit d’hôpital si on a le malheur de tomber malade. »

Sa conversation finie, et très satisfait, le fonctionnaire s’adresse à Zahra :

- Aya, a chabba2, parle, je t’écoute !

Elle raconte la conversation entendue au bar, entre Karim et Si Lhafidh, alors qu’elle se tenait devant la vitrine d’une boutique toute proche ; puis, elle relate leur aide au nettoyage avec Saïd.

- Ha ! Ha !… commente le représentant de l’État, estimant se trouver en présence d’un défi.

- Ils nous narguent, ils se croient malins !… Et le reste ? demande-t-il.

- Quel reste ?

- Le motif réel des relations entre ce Karim et Si Lhafidh, et le motif de leur aide à Saïd ?

Zahra le regarde, prise au dépourvu.

- Il faut, relance le fonctionnaire, que tu découvres ces motifs, et tout ce que tu peux découvrir sur ces deux lascars… Certainement, des faoudaouyine3, mais nous devons disposer de preuves. Tu es payée pour les trouver et me les apporter.

- Oui, répond-telle machinalement.

- Allez ! conclut le policier. Au travail, et le plus rapidement possible !

Elle se lève pour partir.

- Ah !... N’oublie pas, ajoute l’homme, que tu es payée, non pas pour rester chez toi, mais pour chercher et m’apporter les informations dont j’ai besoin. Et plus elles seront importantes, plus ton salaire sera amélioré. Ne l’oublie jamais !

 

8.

La voix du Paradis

 

Le soir, après dîner, Karim sent le besoin d’« écouter la voix du Paradis ». Il va chez son ami.

- Entre, la porte est ouverte ! invite ce dernier.

En pénétrant dans le salon, Karim trouve le vieil homme assis, devant son ordinateur ouvert.

- Pardonne-moi, avertit Si Lhafidh, je dois juste mettre une idée là-dessus, sinon je l’oublierai… Entre-temps, assieds-toi ! Comme tu le sais, tu es chez toi, ici.

Karim se met sur le divan. De là, il regarde son ami, occupé à écrire. L’expression de son visage reflète calme et contentement. « Cela me plairait, songe Karim, de finir ainsi ma vie : dans la sérénité, la réflexion et l’écriture. »

Un peu plus d’une minute après, le vieillard éteint son ordinateur, se lève et va à l’encontre de Karim, en déclarant avec satisfaction :

- J’ai fini par trouver comment formuler une idée ! Je cherchais une manière simple et concrète d’exprimer quelque chose de complexe et tendant à l’abstraction.

Il s’assoit en face à Karim.

- Puis-je me permettre, hasarde ce dernier, de savoir de quoi il s’agissait ?

- Eh bien, un désir est né en moi : écrire une œuvre ; il me reste à décider de quel genre.

Il ajoute :

- Il fait froid ce soir. Veux-tu du thé à la menthe ou bien ceci ?

Il indique, posée sur la table basse, une bouteille contenant un liquide marron foncé.

- Qu’est-ce que c’est ? s’enquiert Karim.

- C’est une boisson fabriquée par moi. J’ai mis des noix dans de l’alcool pur, et j’ai laissé pendant plusieurs mois le contenu exposé au soleil, sur le balcon. Cela a produit une boisson qui, par temps froid, réchauffe convenablement le corps, tout en lui évitant les maux causés par une température basse, tel rhume, grippe et autre ennuis… Je ne sais pas si tu veux en boire.

- Pourquoi pas ? répond Karim. Tout ce qui fait du bien à la santé, surtout en évitant les médicaments chimiques, je suis preneur.

- Et, plaisante Si Lhafidh, les châtiments de Azrîne, dans la tombe, tu n’en as pas peur, à cause de l’alcool ?

- Qu’a-t-il à dire concernant une boisson qui fait du bien à la santé, sans étourdir le cerveau ni porter à mal se comporter ?

- Ha ! Ha ! rit le vieillard. Alors, tu le crois raisonnable, ce bourreau ?!

- Disons que je ne crois pas à son existence, elle est trop absurde.

- Alors, n’en parlons plus ! conclut le vieillard.

Il se lève rapidement, va dans la cuisine d’où il ramène deux petits verres, prend la bouteille de boisson, s’assoit et remplit les deux verres. Il tend l’un à son ami, prend l’autre et lance :

- À notre santé !

- À notre santé ! répète Karim.

Ils boivent une longue gorgée.

- Hum ! déclare ensuite Karim. Effectivement, ça réchauffe bien l’intérieur du corps. Et le goût est délicieux. Merci ! Je te prie de me donner la recette.

- Volontiers, consent le vieillard… Alors, quel est notre ordre du jour, ou, plutôt, du soir ?

- Je voudrais te poser deux questions, propose Karim.

- Je t’écoute !

- Voici la première : pourquoi, au bar, tu m’as écrit la phrase : « le voile noir a des yeux et des oreilles » ?

- Pendant notre discussion, explique le vieil homme, avais-tu remarqué une femme, toute voilée de noir ? Elle semblait regarder des vêtements dans une vitrine d’un magasin.

- Non. Je m’en suis rendu compte juste après avoir lu ton papier.

- Eh bien, pendant que nous parlions, cette femme avait attiré mon attention. J’ai trouvé bizarre le temps qu’elle passait devant la vitrine, laquelle était toute proche de notre table. Je pense qu’elle était là pour écouter notre conversation.

-Ah ! dit Karim, dont le visage s’inquiète un peu.

Après quelques secondes de réflexion, il poursuit :

- Deuxième question : pourquoi tu a aidé Saïd pour le nettoyage dans la rue ?

- Être utile à soi, c’est bien, déclare Si Lhafidh ; être utile également à d’autres, c’est mieux. Cela prouve que nous sommes assez riches de cœur et d’esprit pour donner.

Il précise :

- En fait, c’est une question de dette.

- Dette ?!

- Oh ! C’est un peu long à expliquer.

- Je te prie de me le raconter.

Le vieil homme esquisse son charmant sourire. Puis :

- J’apprécie ta curiosité. Et, souligne-t-il d’un ton plaisantin, si des micros cachés dans le mur enregistrent mes paroles, il n’y a pas à s’en inquiéter. Voici donc l’histoire. Je suis né dans une famille pauvre, père ouvrier, mère de famille paysanne sans terre. J’étais donc destiné à devenir un travailleur manuel, c’est-à-dire un être humain exploité, dominé et méprisé par les bien nantis. Par chance, près de notre maison, habitait un couple d’Espagnols. Ils avaient participé à la révolution dans leur pays, comme anarchistes. Réfugiés ensuite à Oran, l’homme était devenu ouvrier et son épouse couturière à domicile. Un jour, ma mère connut cette dernière, et les deux femmes devinrent amies. L’Espagnole, - elle s’appelait Esperanza -, déclara à ma mère : « Écoute Bakhta, comme toi, moi aussi, mon mari est ouvrier, et nous avons un fils. Son père et moi avons décidé de faire tous les sacrifices pour qu’il aille à l’école, afin de lui éviter une vie de prolétaire, c’est-à-dire de misère et d’humiliation. Pourquoi ne fais-tu pas la même chose avec ton fils Hafidh ? »... Voilà comment j’ai pu aller à l’école, et m’a été épargné une vie d’esclave. Cette Espagnole a aidé ma mère à me trouver une manière digne de vivre. À mon tour d’offrir mon aide à d’autres. Voilà pourquoi j’ai aidé Saïd, et l’aiderai chaque fois que c’est nécessaire. Espérons qu’ainsi d’autres voisins s’inspireront de cet exemple pour apprécier la valeur de la solidarité avec les personnes qui en ont besoin. J’appelle ce comportent une dette. Elle existe depuis l’apparition de l’espèce humaine, et passe de génération à génération.

Son récit fini, le vieillard observe son jeune ami dont il constate l’expression réjouie. Pendant ce temps, Karim se rappelle d’autres faits, auparavant racontés par Si Lhafidh. Ils concernaient sa recherche de travail, juste après sa libération de prison où il fut enfermé pour avoir été un membre du comité d’autogestion dans la cimenterie où il travaillait.

Une combinaison de circonstances lui permit de gagner un minimum d’argent en offrant des cours privés de français, à des enfants. Il acceptait également d’autres petits élèves dont les parents, trop pauvres, ne pouvaient pas payer.

Cependant, la police veillait. Elle soupçonnait ce singulier enseignant de faire auprès des enfants de la « propagande communiste ». Pour jeter le discrédit sur lui, la police parvint à convaincre une famille de déclarer que leur petite fille fut la victime d’une tentative de séduction et d’attouchements de la part de Si Lhafidh. Par chance, l’ami de ce dernier, travaillant dans la police, l’avertit du danger encouru. Cet ami aida Si Lhafidh à quitter le territoire national.

Le fugitif alla en Italie, en exil, cette malédiction des Algériens depuis longtemps, mais aggravée après l’indépendance, par la dictature instaurée dans le pays. En Italie, il trouva une activité d’enseignant de français dans une association privée, de tendance socialiste libertaire. Il découvrit, alors, des écrits de cette conception chez des auteurs européens modernes, principalement Proudhon, Bakounine, Malatesta, puis chez d’autres de l’antiquité grecque, tels Diogène, et chinoise, tels Lao Tze et Zhuang Tze.

Plusieurs décennies après, une fois parvenu à la retraite, et disposant de la modeste somme allouée comme pension italienne, Si Lhafidh retourna à Oran, la ville de sa naissance. Avec ses économies et un prêt bancaire, il acheta le petit logement dans la Tour A. Depuis lors, il y habite en se contentant du strict nécessaire. « Ma pauvreté, dit-il un soir à Karim, m’a enseigné deux très belles choses : la simplicité et le contentement ! »

Après s’être rappelé ce parcours existentiel de Si Lhafidh, Karim comprend mieux son comportement : l’accueil si amical, l’écoute très attentive, l’aide à Saïd. Ce que Karim apprécie par-dessus tout, c’est la modestie réelle de l’ami, quoique si riche d’expérience. Ses propos ne sont jamais exprimés comme des certitudes, mais uniquement sous forme de pistes de réflexion.

Karim en est si heureux : « Quel chance ! Quel bonheur d’avoir rencontré cet homme ! » Quand, traversant des moments de désarroi ou de désespoir, Karim songe à quitter le pays « pour ne pas devenir fou ou me suicider », il se rappelle toujours Si Lhafidh : « Tant qu’il vivra, je préfère rester auprès de lui. Il est le pays de mon exil… Ou, plutôt, de ma liberté ! »

1« Que Dieu y ajoute [en beauté] ! »

2« Allez, la belle ».

3« Fauteurs de désordre ».

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Publié in https://tribune-diplomatique-internationale.com/romangrande_terretour_akadour_naimipartie-ii/

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #NOUVELLE-ROMAN, #EDUCATION-CULTURE, #PEUPLE-DEMOCRATIE, #AUTOGESTION

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Publié le 29 Décembre 2021

GRANDE TERRE TOUR A - Partie II. Chap. 5-6

5.

Al mahboula

 

Sur la place, une jeune fille apparaît. D’une vingtaine d’années, elle porte des vêtements pauvres, déchirés et plutôt sales, en contraste avec son physique bien proportionné et son visage aux traits réguliers et agréables à voir. Elle s’approche d’une manière gauche, tenant en main un bouquet de marguerites des champs, au centre jaune et aux pétales blanches. Arrivée tout près de Saïd, elle s’arrête, saisit une fleur du bouquet et l’offre d’un charmant geste.

Le bénéficiaire, perplexe, la considère un instant. Il hésite. La jeune fille lui sourit, lui prend doucement la main droite, y met la fleur, puis, satisfaite, s’en va. Saïd, hébété, immobile, la regarde s’éloigner. Quand elle disparaît de sa vue, il met la fleur dans la poche de son pantalon, puis se remet au nettoyage.

Tout le quartier non pas connaît mais a vu cette mystérieuse jeune fille. Personne ne sait d’où elle vient, ni où elle habite. On l’appelle « al mahboula1 ». Par un miracle inexplicable, personne ne semble avoir attenté à la pudeur de cette malheureuse. Curieusement, elle paraît respectée, ou, plutôt, sa folie jouit d’une sorte de respect étrange. « Un Djinn la possède », affirment les superstitieux. Concernant les personnes ayant perdu la raison, on pense qu’il s’agit d’un démon, aussi méchant que puissant ; pour ne pas en subir les fâcheuses conséquences, il faut l’éviter absolument, donc ne pas provoquer ou attenter à la personne habitée par ce djinn.

Bien que mal vêtue, les cheveux épars et le corps mal entretenu, on devine que cette jeune créature fut belle dans le passé. Sur son visage d’un ovale régulier, bronzé par le soleil, ses grands yeux noirs étincellent d’une lueur aussi intense qu’étrange.

Tour à tour Si Lhadifh, puis Karim s’approchèrent, dans le passé, de cette infortunée dans l’espoir de l’aider à sortir de sa situation. Elle se contentait de réagir avec un regard d’une tendresse bouleversante, puis elle s’éloignait en marchant comme si elle flottait sur le sol, à la manière des anciennes femmes chinoises et japonaises.

Si Lhafidh, Karim et bien d’autres personnes sensibles et généreuses craignaient de voir cette jeune fille subir des mal-traitements et même un viol. Mais, très curieusement, dans cette société où la violence est quasi endémique, cette jeune solitaire semble provoquer une crainte, due à la peur du fameux Djinn. « Mais, jusqu’à quand ? » se demandent avec inquiétude la plupart des gens, en la voyant surgir de temps en temps sur la place, qu’elle traverse comme un fantôme, cependant un spectre constitué d’un corps bien alléchant, désiré par les hommes.

Voici ce que personne ne sait de cette « mahboula ». Quelques années auparavant, à l’âge de seize ans, elle se mit à fréquenter une troupe de théâtre amateur dans un quartier périphérique. Un soir, après des répétitions qui durèrent tard le soir, sur le chemin du retour à pied vers sa demeure, un orage effroyable éclata et se prolongea longtemps. Il la contraignit à chercher un refuge ; elle ne trouva rien.

Sur la route, une voiture vint à passer. Elle s’arrêta. Le chauffeur ouvrit la fenêtre du véhicule, regarda avec surprise la toute jeune fille un instant, puis lui lança, très inquiet :

- Que fais-tu ici ?!

- Je rentre chez moi.

- Où habites-tu ?

- À environ une demie heure d’ici.

- Mais tu vas crever de froid ! répliqua-t-il, encore plus préoccupé.

Il ajouta de sa voix la plus gentille :

- Allez ! Viens ! Viens ! Monte dans la voiture, je te porterai chez toi.

L’interpellée, d’une nature confiante et douce, n’hésita pas.

Une fois dans la voiture, le chauffeur partit.

Quelques minutes après, il porta celle qu’il avait recueillie dans une chambre.

Là, il lui proposa une relation sexuelle. Elle refusa. Il recourut à la force. Elle résista, cria, se démena, supplia. En vain. L’animal réussit à la violer de la plus sauvage manière. La victime perdit connaissance.

Un peu plus tard, elle se réveilla dans un champ humide de la périphérie lointaine d’Oran, près de la Sebkha, le lac salé.

Faisant appel à toute la force qui lui restait, elle rentra chez elle. À sa mère, elle se contenta de justifier son absence nocturne par la prolongation des répétitions théâtrales.

Elle poursuivit ses études pendant une année, mais n’alla plus aux répétitions.

Un matin, au lieu d’aller au lycée, elle retourna dans le champ où elle se réveilla après son viol. Là, elle recueillit des marguerites. Pourquoi ?… Lors des dernières répétitions théâtrales, elle incarnait Ophélie dans la pièce de Shakespeare : Hamlet.

 

6.

Le Divin argentier

 

De retour chez lui, Karim trouve son frère Mehdi. Il est venu rendre visite à sa mère, comme chaque semaine ou deux.

Âgé de vint-sept ans, deux ans de plus par rapport à Karim, il est de grande taille, d’une forte corpulence, bien musclé, un visage joufflu où pointent deux petits yeux de renard, toujours à l’affût, toujours méfiants, avec l’air de dire : « Quel sera, aujourd’hui, le salopard qui me trompera, et quel sera l’imbécile que je tromperai ? » À ce portrait, il faut ajouter l’expression hautaine de celui qui croit tout savoir, parce qu’il ignore jusqu’à son ignorance. Les prêches à la mosquée et celles écoutées dans son magasin sur des CD sont pour lui « toute la science et toute la sagesse qu’il faut avoir pour tout comprendre et tout expliquer. Tout le reste est prétention, idiotie et hérésie ! » Bien entendu, il s’habille à la manière saoudienne et porte une barbe hirsute.

Il gère un commerce de vêtements importés de Turquie, dans le quartier populaire de Mdîne Jdîda 2. Là s’activent des marchands de tous les genres. Les principaux opèrent dans les vêtements, avec des prix considérés à la portée du peuple. Ces produits sont généralement achetés à des entreprises où les travailleurs, généralement des femmes, sont exploités de la manière la plus éhontée, par des patrons qui déclarent fièrement : « C’est Allah qui fait les riches et les pauvres ! C’est écrit dans notre Saint Coran ! »

En accompagnant sa mère pour des achats dans ces magasins, Karim n’est pas étonné d’entendre, dans la plupart des boutiques, des enregistrements audio, diffusant toute la journée des sourates du Coran ou des prêches de clercs. Pour Karim, ces propos, d’une part, soulagent la « conscience » des marchands, qui vendent le plus cher ce qu’ils achètent au prix le plus bas, et, d’autre part, manipulent la foi des clients ; ces derniers ont l’illusion d’avoir à faire avec des marchands honnêtes, parce que croyants. En outre, certains de ces marchands, sinon beaucoup, portent les accoutrements des intégristes islamistes : barbe hirsute, gandoura et savates saoudiens. Ils savent que ces apparences font impression sur la crédulité populaire, et favorisent le profit marchand.

Dans le quartier s’activent, également, des vendeurs-acheteurs, quand pas trafiquants, d’articles en or, présenté comme « pur, 18 carats ». Karim se désole de voir tellement de femmes du peuple venir dans cet endroit. Les unes aiment s’éblouir par l’éclat du métal jaune, symbole de richesse ; elles voudraient tellement le posséder. D’autres cherchent à « réaliser une bonne affaire » au détriment des personnes naïves.

Parfois, Karim éprouve des difficultés à conserver sa bonne humeur, en accompagnant sa mère dans cet antre du clinquant prétentieux et de l’affairisme pernicieux. C’est que la maman aime regarder ce qui brille. Cependant, elle n’est pas dupe : « Faut faire quand même attention si ce n’est pas du faux ! », dit-elle chaque fois à son fils.

Après des heures de visite dans diverses boutiques, de longues observations attentives, des marchandages tortueux sur le prix, enrobés de salamalecs onctueux, parfois la maman s’offre un « caprice », comme elle dit, mais toujours très modeste : une mince bague, ou deux petites boucles d’oreilles, ou une paire de fins bracelets. Oh ! Elle ne les met jamais, même pas pour assister à un mariage : « En cas de besoin, se justifie-t-elle, je peux les revendre, en espérant que le prix de l’or aura augmenté ! »… « Pauvre maman ! » se désole le fils en lui-même, incapable de remédier à ce défaut de sa chère mère.

Revenons au frère marchand de Karim. Il a préféré renoncer à ses études au lycée pour, déclara-t-il, « gagner de l’argent le plus vite possible ! En ce monde-ci, il n’y a que l’argent qui compte ! » En formulant ce jugement, il avait oublié, ou seulement occulté, son autre affirmation : « Allah seul et son Jugement dernier comptent ! » Toutefois, ce marchand ne souffre pas de se contredire ; il concilie parfaitement l’adoration de l’argent et la vénération de Dieu, l’un justifiant l’autre ! Les marchands du monde entier, quelque soit la religion professée, sont dans le même cas. Aux États-Unis, on est allé jusqu’à imprimer sur le dollar « In God We Trust »3. Et même dans les nations athées, comme la Chinoise ou la japonaise, quoiqu’en disent leurs moralistes, l’argent est le Dieu Suprême !

Cependant, Mehdi a un trait de caractère fort appréciable : il récuse la violence. Les tueries de la « décennie sanglante »4 l’avaient profondément choqué : « C’est pas des Musulmans, ces gens-là, déclara-t-il, ce sont des criminels fous et des ennemis du vrai Islam ! » Karim apprécie donc, chez ce frère prétentieux et ignorant, ce qui lui reste de saine raison, malgré tout.

Avec cela, encore plutôt jeune, ce frère s’est déjà marié deux fois, a divorcé de la première en lui abandonnant trois petits enfants, sans leur accorder l’argent prévu par la loi. Avec la deuxième épouse, il a déjà quatre autres enfants, mais pense à s’en débarrasser pour se marier avec une troisième, plus jeune et plus belle. Elle sera contrainte à « consentir » à un « arrangement », parce qu’elle provient d’une famille pauvre : « L’important, lui affirme-t-on, est que tu as besoin de nourriture et d’un toit. Quelque soit l’homme qui te les assure, ce fait lui donne le droit d’être ton mari, et tu dois non seulement lui obéir, mais le bénir, en lui lavant les pieds quand il retourne à la maison ! »

Pour justifier sa tendance au changement de femmes, Mehdi présente cet argument : « Le Prophète Mohammed, que le Salut de Dieu soit sur Lui, n’a-t-il pas épousé beaucoup de femmes, et, vers la soixantaine d’années, la dernière âgée de moins de quatorze ans ? »... Toutefois, un soir, Mehdi confia à Karim le vrai motif de ses divorces : « Une fois que ma femme a accouché d’un enfant, elle ne m’attire plus physiquement. J’ai besoin d’une autre. Et, de ma part, c’est une action charitable : j’offre à manger et un toit à une pauvre jeune fille. »

Karim ne répondit jamais ce qu’il pensait d’un tel cynisme ; il savait l’inutilité de sa réaction ou, plutôt, la colère furibonde qu’il aurait provoquée chez son frère. Karim était trop conscient de ce qui animait et motivait Mehdi : l’argent et le sexe, légitimés par l’Écriture Sainte, et proclamés par les prêtres. Mehdi n’a jamais lu le Coran ; il s’est contenté de ce que lui en disent les « oulama »5.

Revenons à la rencontre familiale.

- Que faisais-tu, demande la mère à Karim, là dehors, sur la place ?… Je t’ai vu ramasser des immondices avec Saïd.

- Oui ! Je l’aidais.

- Comment ça, tu l’aidais ?

- Eh bien, à nettoyer les immondices.

- Mais nous le payons pour ça !

- Je sais, mais d’abord vous lui donnez une misère. Ensuite, il a trop de travail à faire, sans parvenir à le terminer.

- Mais, toi, pourquoi te mêles-tu de cela ?… insiste la mère, soudain inquiète. Il n’est pas prudent de te distinguer par rapport aux autres ! Cela t’attirera des ennuis !

- En quoi, objecte le fils, me suis-je distingué des autres ? J’ai simplement aidé Saïd un instant.

- Les autres gens, précise la mère, ne le font pas. Ils seront donc offensés de te voir faire ce qu’ils ne font pas.

Karim a un soupir de désolation : « Évidemment, elle a raison », admet-il. Toutefois, il se justifie :

- Sois tranquille, maman, je ne crois pas avoir fait quelque chose qui offense les autres. Et puis, si aider Saïd les offense, eh bien, c’est leur problème !

- Yâ haoujî ! Yâ haoujî !6… se lamente la mère, au comble de l’inquiétude.

Mehdi intervient, s’adressant à Karim avec une extrême contrariété :

- Je ne comprends pas. Tu aidais vraiment ce type à ramasser la m… des autres ?!

- Oui ! répond Karim avec simplicité, sans être surpris de la réaction et du mot vulgaire de son frère.

Karim connaît le total mépris de Mehdi pour tout ce qui est pauvre en argent, mépris dû à son caractère égoïste et stupide, renforcé par la pauvreté passée de la famille, et aggravé par sa certitude de détenir « LA Vérité ». On lui a dit qu’il fait partie de la minorité des « vrais musulmans dans un océan infernal de mécréants se prétendant musulmans ». Voilà pourquoi Mehdi n’apprécie pas son jeune frère Karim, lui reprochant de ne pas accomplir la prière quotidienne, de ne pas se rendre à la mosquée, de ne pas s’habiller de manière conforme à la tradition (pour lui, la saoudienne), enfin de ne jamais employer dans son langage les formules religieuses consacrées.

Un jour, Mehdi, choqué, interpella, scandalisé, Karim :

- Pourquoi n’emploies-tu pas les formules musulmanes correctes, comme « Bismillah7 » avant toute action, et, pour saluer, dis-tu encore l’expression athée « Athalla fi rouhàk ! »8 au lieu de « Allah yahafdhak ! »9 ?

Karim dévisagea son frère, avec une expression affectueuse, en pensant : « Il vaut mieux rester calme, et répliquer sans le choquer, pour éviter qu’il n’explose de manière très désagréable, comme à son habitude. » Aussi, Karim répond :

- J’estime que Dieu n’a pas besoin d’être invoqué à tout instant, pour toute action qu’on doit faire, et que se saluer les uns les autres en souhaitant de prendre soin de soi est raisonnable. Dieu ne dit-il pas : « Aide-toi, le ciel t’aidera » ? Donc, nous avons d’abord à prendre soin de nous.

- Aya10! objecte Mehdi avec une moue de mépris. C’est Satan qui parle par ta bouche !

Pour ne pas noircir totalement le portrait de Mehdi, précisons qu’il éprouve chaque fois un fort mal de tête en écoutant Karim raisonner, surtout sur un terrain aussi glissant, sensible et délicat qu’est la foi religieuse. Elle est le socle où est construite toute la personnalité de Mehdi : toucher à ce socle, même en l’égratignant à peine, c’est jeter Mehdi dans la plus dramatique des situations. Alors, il se défend, telle une bête traquée dans son refuge, et qui se voit obligée de se battre pour ne pas succomber.

Mehdi avait plusieurs fois essayé d’enrôler son jeune frère dans son « Saint Jihâd contre les infidèles ». À chaque tentative, Karim lui avait répondu avec calme :

- Je préfère le grand Jihâd.

- Que veux-tu dire là ?

- Dominer non pas les autres, mais mes propres instincts mauvais, afin d’être compréhensif et bon avec toutes les créatures vivantes de ce monde.

Quittant le terrain religieux, pas suffisamment maîtrisé, le frère aîné revient au premier argument :

- Et ta bonté consiste à aller te salir les mains pour ramasser les ordures des gens, et, cela, sans être payé ?

- C’est un acte de solidarité, pour obtenir une meilleure propreté collective.

- Avec la volaille11 ?!

- Quelle volaille ?

- Ne sais-tu pas que tout ce qu’on appelle le « peuple » n’est rien d’autre que de la volaille, des moutons méprisables, des tubes digestifs et rien d’autre ?

- Toi et moi ne faisons-nous pas partie de ce peuple ?

- Moi, pas ! s’écrie, outré, le commerçant intégriste.

La mère, inquiète, intervient :

- Mehdi, ne t’énerve pas !

Elle se tourne vers Karim :

- Et toi, arrête de lui répondre de manière à l’énerver.

- Je réponds simplement à ses demandes, calmement.

Mehdi hausse avec dédain les sourcils, plisse ses petits yeux de personne qui se croit rusée, et dévisage son cadet de manière ouvertement désobligeante. Sans y prêter attention, Karim met fin à cette désagréable situation en sortant de l’appartement :

- Pardonnez-moi, je dois sortir.

Il a besoin d’air frais pour mieux respirer...

En passant près du Bar des Amis, il aperçoit Si Lhafidh assis à sa table habituelle, sur la terrasse de l’établissement. Il le rejoint.

- Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demande le vieil ami. Ton visage est triste. Assieds-toi, si tu as le temps, et explique-moi.

Karim obtempère. Il avoue :

- Pas facile de vouloir être toujours gai, jovial, plaisantin.

- Cette fois-ci, quel en est le motif ?

 

- Mon frère aîné. Il n’a pas apprécié l’aide que j’ai portée à Saïd. Et la manière qu’a mon frère de parler du peuple me choque et m’attriste. Il est d’un mépris absolument révoltant, tellement stupide, sans se rendre compte que lui, aussi, fait partie du peuple. Pis encore : mon frère est de cette partie du peuple qui, hélas !, est empêtrée dans une ignorance telle qu’elle croit tout savoir parce qu’on lui a fait entendre un prêche à la mosquée. Et ne parlons pas de la manière qu’a mon frère d’interpréter la religion : d’une telle imbécillité que je ne parviens pas à m’expliquer comment un cerveau peut manquer tellement d’un minimum de lucidité. Comment expliquer un tel comportement ?

- Rien de mystérieux, cher Karim. Nous traversons une période historique de reflux. Tous les peuples, sans exception, connaissent des flux libérateurs retentissants, comme notre guerre de libération nationale (sans oublier l’autogestion), et, malheureusement, se voient, ensuite, soumis à des reflux asservissants, où la composante sociale mauvaise reprend le dessus. Partout, cela s’est produit : Russie, Chine, Cuba, Vietnam, France, Italie, Allemagne, etc. Notre peuple ne fait pas exception. Il suffit de voir aujourd’hui le capitalisme triomphant, et toutes les idéologies qui le justifient... Néanmoins, dans la tempête adverse, il faut savoir garder confiance dans le peuple, quelque soit la régression où il tombe, malgré les calomnies dont il est sali. Et tu sais pourquoi cette exigence ?

- Pourquoi ?

- Que dis-tu d’une personne au visage laid, qui, en se voyant dans un miroir, reprocherait à ce dernier sa laideur ?

- Que cette personne manque de raison.

- Eh bien, le peuple est notre miroir. Il reflète notre incapacité à l’éclairer, nous qui avons le privilège de bénéficier des conditions matérielles pour acquérir un savoir. Tout peuple a ses problèmes, ses blessures, ses fractures, ses contradictions ; mais il a, aussi, son envie de vivre, de réaliser ses aspirations. Pour y parvenir, il doit être aidé par ceux qui possèdent des connaissances. Le peuple, malheureusement, est soumis à l’ignorance, comme tu le constates ; elle est la condition de son exploitation économique et de sa domination politique. Si cette ignorance, cette laideur, existent, c’est, également, parce que nous, qui prétendons savoir, nous sommes incapables de la combattre et de l’éliminer en fournissant la connaissance libératrice.

Si Lhafidh remarque un homme d’une quarantaine d’années, venu s’asseoir à une table tout près de la sienne. Le nouveau « client » prend un paquet de cigarettes, en allume une, d’un air apparemment nonchalant. Si Lhafidh le fixe un instant. Karim, s’en rendant compte, jette un coup d’œil à l’intrus. Puis, les regards des deux amis se rencontrent. Si Lhafidh fait discrètement, avec sa main droite et l’index pointé, le déplacement d’un serpent sur le sol. Karim comprend : « Probablement, un hnach12 de la police. Ou des intégristes. »

- J’ai affaire ! déclare Si Lhafidh.

- Moi aussi.

Les deux amis se lèvent et s’éloignent.

 

1« La folle », d’où le terme argotique français « maboul ».

2« Ville Nouvelle ».

3« En Dieu, nous croyons ».

4Les dix années de terrorisme de masse en Algérie.

5Textuellement « les hommes de science » : ainsi sont appelés les clercs musulmans, dépositaires et diffuseurs de la « science religieuse ».

6Équivalent à : « Ah, malheur ! Ah, malheur ! »

7« Au nom de Dieu ».

8« Prends soin de toi ! », expression traditionnelle algérienne.

9« Que Dieu te protège ! », formule importée récemment du Moyen-Orient.

10« Allons, donc ! »

11Le mot algérien employé est « djâ», les poules.

12« Serpent », manière populaire de nommer un mouchard.

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Rédigé par Kadour Naimi

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Publié le 28 Décembre 2021

GRANDE TERRE TOUR A - Partie II Chap 2-3-4

2.

Derrière le rideau

 

En pénétrant dans le long couloir sombre de son immeuble, Karim est embarrassé par l’odeur nauséabonde qui s’y trouve presque toujours, malgré le nettoyage hebdomadaire effectué par une femme payée pour ce service.

Soudain, il entend, venant de sa droite, un léger bruit. Il se tourne vers cette direction, et cherche des yeux. Il remarque un petit rideau de fenêtre, noir, flottant légèrement derrière les barreaux de fer. « Quelqu’un, pense Karim, est derrière cette fenêtre, caché par le rideau ! »

Une instinctive onde de peur envahit Karim. Il s’immobilise et observe plus attentivement le rideau de la fenêtre. Ce dernier continue à bouger, bien que de manière à peine perceptible. « Est-ce simplement un courant d’air ?… » Karim ne peut s’empêcher de croire plutôt à la présence d’une personne, camouflée derrière ce rideau.

Karim connaît la famille qui habite dans cet appartement du rez-de-chaussée. L’homme, nommé Miloud, est soudeur de métier, mais chômeur de longue durée, déchu dans l’alcoolisme. De caractère normalement affable, il devient très violent sous l’effet de la boisson. Sa mauvaise humeur se décharge sur son épouse, Aïcha, laquelle supporte ; elle n’a aucune possibilité d’indépendance économique, étant analphabète et sans métier. Plusieurs fois, après avoir été durement battue, Aïcha s’était réfugiée ensanglantée chez la mère de Karim. Le couple a trois enfant : Zahra, vingt-trois ans, Abdelkader, vingt-et-un ans, et Abderrahmane, dix-sept ans.

Une soudaine pulsion pousse Karim à s’approcher du rideau puis à l’écarter un peu, afin de se rendre compte s’il s’agit de courant d’air ou pas... Il se retient : « Je n’aimerai pas me trouver devant le père ! Peut-être ivre ! »

Mal à l’aise, Karim se dirige vers l’escalier portant vers son appartement, situé au deuxième étage. En chemin, il se dit : « Auparavant, j’avais remarqué ce rideau ; jamais il ne m’a semblé le voir bouger. Étrange ! »

 

3.

Le voile qui dévoile

 

Le lendemain matin, Karim sort de chez lui, descend l’escalier, et s’engage dans le couloir, éclairé par une raie de soleil. Pour une fois, l’endroit ne dégage pas l’habituelle puanteur, la femme de ménage l’ayant lavé à grandes eaux juste le matin tôt.

En passant devant la petite fenêtre de l’appartement du rez-de-chaussée, Karim constate l’immobilité du rideau noir. Tout a l’air normal. Karim s’en tranquillise.

En réalité, par un tout petit trou, un œil est grand ouvert. Il suit le passage de Karim. Quand celui-ci franchit le portail de l’immeuble, une paire d’yeux continue à l’observer, d’une autre fenêtre de l’appartement, également derrière un rideau sombre comportant un petit trou. La fenêtre donne sur la petite place. Karim, ne remarquant rien, s’éloigne de l’immeuble d’un pas calme.

Très peu de temps après, une femme, le corps caché sous un long voile noir, marche derrière Karim, discrètement, à une certaine distance.

Sur la place, Karim passe près du café « Chez les amis ». Il note la présence de Si Lhafidh. Il est assis à une table mise sur le trottoir du bar, devant un verre d’eau. Karim se dirige vers son ami.

Aussitôt, la femme qui le suit s’arrête devant un petit magasin de vêtements féminins, proche du bar. Elle semble intéressée par les objets exposés dans la vitrine.

Karim s’attable près de Si Lhafidh.

De temps à autre, la femme voilée jette un coup d’œil très discret vers les deux hommes. Ces derniers, engagés dans une discussion, ne s’en rendent pas compte.

D’une manière toujours apparemment normale, la femme s’éloigne du magasin, et s’approche d’un autre. Il est tout près de la terrasse où sont attablés les deux hommes. La nouvelle boutique présente une vitrine d’articles divers. La femme voilée les regarde. Mais elle est assez proche des deux hommes, au point d’entendre leur conversation.

- Je suis en train de finir de lire le dernier livre que tu m’as prêté, dit Karim avec une grande satisfaction. Très intéressant !

- J’en suis heureux, répond Si Lhafidh. Dans le livre, qu’est-ce qui te plaît le plus ?

- La sincérité des travailleurs, leur intelligence, leur courage, leur solidarité, leur capacité créatrice. Ils ne se laissent pas embobiner par les soit disant amis, les intellectuels « savants », les bureaucrates bornés et les prétendus « chefs infaillibles ».

Si Lhafidh a un profond soupir de désolation.

- Pourquoi ce soupir ? demande Karim avec délicatesse.

Quelques secondes passent. Ensuite, Si Lhafidh explique :

- Je ne parviens pas à comprendre comment les partisans de l’ordre social le plus authentique n’ont réussi nulle part à maintenir son existence et à la généraliser... Il est vrai qu’il a fallu tant de siècles avant d’abattre l’esclavagisme, puis le féodalisme. Le capitalisme, lui, n’existe que depuis trois siècles environ. Il faut encore du temps et, malheureusement, beaucoup de souffrances et de luttes pour s’en débarrasser, en le remplaçant par quelque chose de mieux pour l’humanité.

Le vieil homme saisit son verre d’eau, en boit quelques gorgées. Alors, ses yeux remarquent par hasard la femme voilée ; elle est encore immobile devant la vitrine de magasin, tout près de la table où sont assis les deux amis.

Aussitôt, Si Lhafidh, très discrètement, pose doucement sa main sur celle de Karim. Ce dernier le regarde, un peu surpris. L’autre esquisse un sourire, puis sort de la poche de sa veste un petit livre. À l’intérieur, entre les pages, se trouve un crayon. Si Lhafidh le prend, ouvre la première page et écrit rapidement : « Ne te retourne pas. Les voiles noirs de femme ont des yeux et des oreilles. »

Karim n’a pas le temps de réagir à cause de la sonnerie de son portable. Il le prend et écoute.

- D’accord, maman, j’arrive !

La communication terminée, il s’adresse à son ami :

- Ma mère a besoin de moi.

- Passe-lui le bonjour de ma part !

- Avec plaisir.

En s’en allant, Karim tourne discrètement le visage : il remarque la femme voilée en noir s’éloigner d’un pas calme. Karim en demeure inquiet.

 

4.

Nettoyage

 

Une fois resté seul sur la terrasse du bar, Si Lhafidh contemple la place. Elle n’a pas de nom. Des gens passent. Certains portent en main des couffins pleins de légumes ou de baguettes de pain. Assises sur le rebord d’un petit terrain de jeu, deux vieilles femmes prennent le soleil en bavardant.

En face de la tour où habite Si Lhafidh, d’autres édifices du même genre se dressent, identiques.

En bas, l’espace libre est malheureusement toujours sale ; les grosses poubelles publiques sont entièrement remplies de sacs d’ordures ; d’autres sacs gisent par terre tout autour ; quelques uns, éventrés, étalent désagréablement leur contenu nauséabond.

À droite de la tour A se trouvent un petit magasin de vêtements féminins, à coté d’un tout petit espace, en guise d’atelier, du réparateur d’appareils électriques divers ; suivent une boulangerie, une épicerie, une pharmacie, un vendeur d’articles divers y compris des journaux, un tout petit local proposant des téléphones portables en fournissant surtout des recharges pour ces appareils, et le « Bar des Amis ». Dans ce lieu de convivialité, hélas !, la moitié du ciel, sa douceur, n’entre pas : les femmes. Cette discrimination est une grosse frustration pour Si Lhafidh ; il était habitué, durant son long séjour dans d’autres pays, à des sociétés où la présence féminine rend l’atmosphère sociale plus agréable.

Face au bar, un marchand propose des légumes et des fruits, avec son gros camion, placé chaque matin au bord de la route goudronnée, mais abîmée par des trous et de bosses. De l’autre coté de la rue se trouve un salon de coiffure. Deux ruelles plus loin, la mosquée et ses stridents haut-parleurs ; deux autres ruelles après, le commissariat de police. Un peu plus loin, une école primaire et un petit bureau de poste.

De l’autre coté de la grande route, sur laquelle débouche la rue du chahid1 Zerrouki Abdelkrim (1939-1958), dans un petit immeuble à trois étages, habite trois familles chinoises, venues travailler en Algérie.

Enfin, de loin, quand le temps est beau, parvient le vent frais de la mer, rappelant d’autres horizons aux candidats à l’exil et à ceux qui en sont retournés.

Si Lhafidh voit apparaître Saïd, avec sa typique démarche dandinante de canard. Chaque fois, sa vue provoque de l’amertume au vieil homme : « Et, pourtant, il s’appelle Saïd : l’heureux ! » Personne ne connaît son âge : trente ? quarante ans ?… Le corps trapu, de taille moyenne, le visage tuméfié, toujours mal vêtu, il occupe une cavité, une espèce de trou à rats, au pied de la tour où habite Si Lhafidh.

Saïd se charge de nettoyer la place, après le passage des employés communaux qui recueillent les déchets des habitants. Il semble légèrement déficient du point de vue psychique. Dans le quartier, les imbéciles le nomment « al mtaktak 2». Pas de famille, pas d’amis. Seul sur cette terre, dans ce quartier.

De temps à autre, des gamins tourmentent Saïd. Ils trouvent un stupide et méchant plaisir à lui lancer des insultes ; s’il n’y répond pas, les garnements lui jettent sur la tête des cartons, des bouteilles de plastique ou autre objet. Saïd ignore ces imbéciles cruautés. De temps à autre, des voisins reprochent aux enfants leur malveillant comportement. Parfois, Saïd, exaspéré, s’éloigne de ses bourreaux ; mais l’un d’entre eux retire la ceinture de son pantalon et en frappe l’infortuné. Celui-ci se précipite vers l’agresseur pour le chasser ; toutefois, agissant de manière très gauche, il ne parvient qu’à provoquer d’autres ricanements de son agresseur et de ses complices.

Encore une fois, Si Lhafidh assiste à l’agression avec la ceinture contre Saïd. Il quitte rapidement sa table, rejoint Saïd et se dresse entre lui et les enfants :

- N’avez-vous pas honte ? leur dit-il avec fermeté, mais sans méchanceté. Et si votre frère ou votre père étaient à sa place, l’auriez-vous ainsi traité ?

Les trois garnements se calment, un peu embarrassés, et s’éloignent sans répliquer.

Un voisin, passant tout près, les interpelle :

- Pourquoi vous comportez-vous ainsi ?

Un des gamins répond :

- Pour nous distraire des tas de saletés qu’on a dans la patate, et il indique son crane.

Saïd se met à ramasser des déchets traînant par terre. Si Lhafidh note qu’il travaille les mains nues.

D’un pas rapide, ce dernier va jusqu’au proche magasin d’ustensiles divers, qui se trouve sur la placette.

Quelques minutes après, il revient près de Saïd, auquel il tend une paire de gants de travail. L’autre le dévisage avec perplexité.

- Ne crains rien, Saïd ! lui déclare Si Lhafidh avec une extrême gentillesse. En travaillant les mains nues, tu risques d’attraper une maladie. J’ai acheté pour toi ces gants, je te prie de les mettre pour travailler.

Saïd, étonné, semble ne pas comprendre. Sur son visage apparaît une impression de peur. Il se met sur ses gardes, s’attendant à une mauvaise action de la part de Si Lhafidh.

- Saïd ! Sois tranquille ! le rassure le vieillard. Je veux simplement t’aider.

.L’autre le fixe encore, indécis… Lentement, Si Lhafidh s’en approche et, de nouveau, lui tend la paire de gants :

- S’il te plaît, prends-les. C’est un cadeau pour toi.

Saïd reste immobile. Avec une précaution infinie, Si Lhafidh parvient à lui faire saisir les gants. Puis, il promène son regard sur le sol : la quantité de déchets et d’immondices est énorme.

Le vieil homme cherche des yeux autour de lui, puis saisit une petite branche d’arbre traînant par terre. Il se met à balayer pour constituer un seul gros amas de déchets. Saïd le regarde, très surpris, sans comprendre.

- Permets-moi de t’aider un peu, d’accord ? propose Si Lhafidh.

Il lui sourit :

- Allez, Saïd ! Mets tes gants et continue ton travail.

Sans attendre sa réaction, Si Lhafidh balaie avec soin, en réunissant ce qui traîne par terre. Saïd le regarde, perplexe.

Karim apparaît. Il est étonné de voir Si Lhafidh occupé à la besogne. Pressé, un couffin en main, Karim continue son chemin jusqu’à s’approcher d’une charrette de fruits, au bord du trottoir. Il s’aperçoit que Omar, le marchand, observe la scène du nettoyage. Choqué, ce dernier lance avec mépris :

- Voilà l’influence satanique de l’Occident !… Le vieil ex-émigré prétend aider au travail ; en réalité, il vise à nous mettre dans la tête des idées étrangères !

Karim préfère ne pas commenter. Le vendeur est connu comme intégriste islamiste, d’un caractère méchant et intolérant. Son expression fermée et farouche n’encourage aucunement la réplique. Karim se contente d’acheter ses produits, en se limitant au minimum de paroles nécessaires.

Pour le peu qu’il connaît de cet homme, Karim le juge moins à blâmer qu’à plaindre. Sa famille, très pauvre, a échoué en ville, chassée du douar par la faim. L’homme a grandi sans instruction, sans aucun métier, sans rien de ce qui nourrit positivement un cerveau. Heureusement, Omar s’est trouvé cette activité marchande. Elle lui permet de faire survivre sa vieille mère, son épouse et leur quatre petits enfants. Son père est mort sans savoir de quelle maladie, par manque d’argent pour consulter un médecin.

Chez ce marchand, la révolte contre la misère et l’indignation contre l’injustice n’ont trouvé de salut que dans un Islam, connu dans une version haineuse et totalitaire, par l’intermédiaire de deux militants intégristes. Durant un cours d’alphabétisation en arabe, organisé par eux, Omar a appris un peu cette langue, afin de lire le Coran. On lui affirma à plusieurs reprises une litanie, dont il finit par être convaincu : « Dans notre Saint Coran, tu trouveras toutes les solutions à tes problèmes, non seulement ici-bas, sur terre, mais encore dans ta vie éternelle !… Pour le reste, nous sommes ici pour t’instruire et t’aider. Car, sache-le, nous sommes tous des frères musulmans d’une même famille ! Et, surtout, fais attention à nos ennemis : ils sont partout et se masquent de toutes les manières, pour nous tromper et nous dominer ! Et, d’abord, en prétendant être des musulmans, alors qu’ils sont des mounafiguîne3 ! » Le nouvel adepte, souffrant de sa misère matérielle et spirituelle, avait un besoin vital de croire à un salut. Tel un naufragé s’accrochant à une planche, le malheureux Omar crut donc au premier venu qui sut le « travailler » convenablement.

Considérant ce parcours existentiel, Karim conclut : « Ai-je le droit de critiquer ce malchanceux ?… Ne devrais-je pas, plutôt, en vouloir à ceux qui, moi compris, n’ont pas su lui offrir une autre solution pour sortir de sa pitoyable situation ? »… Tel est Karim : toujours à considérer s’il n’est pas responsable du malheur d’autrui. Karim ne considère pas ce trait de caractère comme un défaut de son psychisme : simplement, dans son enfance, il constatait souvent que ses malheurs, à lui, avaient des responsables, directs ou indirects, mais ces derniers niaient toujours cette responsabilité, en se drapant dans l’habituelle excuse : « Ce qui lui arrive est de sa faute ! Ou de ses parents ! Ils n’avaient qu’à ne pas le mettre au monde ! » Les plus hypocrites se contentaient de la sentence convenue : « Tout vient d’Allah ! Et Lui sait ce qu’il fait ! »

Une fois achetées des bananes, des oranges et des pommes, Karim se précipite chez lui.

Tout de suite après, il ressort et rejoint Si Lhafidh sur la petite place. Là, il saisit un morceau de carton et collabore au ramassage d’immondices. Si Lhafidh lui sourit avec affection ; Saïd, lui, jette un coup d’œil au nouveau venu, puis se remet à son travail, sans prêter attention aux deux hommes.

1Martyr de la guerre de libération nationale.

2Algérianisation du mot français « toqué ».

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Rédigé par Kadour Naimi

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Publié le 27 Décembre 2021

GRANDE TERRE TOUR A - Partie II. Chap. 1
GRANDE TERRE TOUR A - Partie II. Chap. 1

 

1.

La perfection n’est pas de ce monde

 

Le lendemain matin, Karim éprouve le besoin de « s’éclaircir les idées ». Après le petit-déjeuner, il téléphone à son « Ange » pour le rencontrer. Par chance, il est chez lui et disponible.

Un instant après, Karim est au « Paradis ».

- Alors, demande Si Lhafidh, comment ça va en Enfer ?

Karim sait à quoi ce dernier terme fait allusion : la société en général. Il a également observé qu’avec son vieil ami, il partage la même philosophie dans certains cas. Face à tout désagrément, la meilleure défense est sourire ou rire. Pleurer serait se laisser abattre ; se mettre en colère impliquerait de s’abaisser à singer l’adversaire. Dans les deux cas, on est perdant. Mais sourire ou rire, c’est considérer l’inconvénient ce qu’il est : un simple contretemps à surmonter, semblable à un sombre nuage cachant l’éclat du soleil. Voilà pourquoi, à la demande du vieux sage, son jeune ami répond :

- L’enfer ne me fait pas perdre le sourire.

Il ajoute :

- Le sourire ou le rire n’auraient-ils pas sauvé notre vieux moudjahid du suicide ?

Si Lhafidh a un léger haussement d’épaules, suivi d’un autre des sourcils, puis réplique d’un ton amical :

- Cher jeune homme, toi qui es au printemps de ta vie !... Avec l’âge que vient-il ?

- Beaucoup de choses, réplique l’interrogé.

- Mais d’abord et surtout ?

Karim réfléchit durant quelques secondes. Puis il avoue :

- À toi de me le dire.

- Madame la fatigue ! déclare le vieillard. Oui, la fatigue ! Surtout après une permanente et longue résistance contre l’imposture, l’infamie et la calomnie. Plus grave encore, quand cette résistance est menée, à la fin, presque en solitaire. Ajoute à cela la perte de l’épouse bien-aimée, avec laquelle on a partagé toute sa vie, où, alors, trouver la force de sourire ou de rire ?

- Cependant, toi !… objecte Karim, avec un regard admiratif.

- Oh ! Ne pense surtout pas que je suis un « héros ». La perfection n’est pas de ce monde. Contrairement à mon souhait, j’ai contribué au renforcement du capitalisme par l’enfant que j’ai mis au monde, avec mon ex-épouse italienne.

- Comment cela ?

- Il « s’active », comme il dit, dans une ONG allemande, en fumant des cigares et en arborant une barbe, à la manière de Che Guevarra, qu’il dit admirer. L’ONG opère au Soudan sud, pour soit disant aider les paysans à mieux gérer leur agriculture. Bien entendu, leur conseiller envoyé d’Allemagne, mon fils, reçoit un très confortable salaire, pour leur faire croire à l’efficacité de l’« aide humanitaire » occidentale. En réalité, son action sert à implanter une multinationale spécialisée dans la fabrication de produits OGM. Cela entraîne la faillite de l’agriculture paysanne traditionnelle, donc la famine pour ces gens. D’une part, ils ne disposent pas d’argent pour acheter les produits de la multinationale, et, d’autre part, ces produits épuisent rapidement la terre. Cependant, cette criminelle exploitation fournira des profits aux actionnaires de la multinationale. Et mon fils se considère un « bienfaiteur des pauvres » !… J’ai tenté à plusieurs reprises de lui faire prendre conscience de sa situation d’opportuniste privilégié. Il m’a traité d’« idéaliste dépourvu de réalisme ». Depuis lors, plus de nouvelles de lui. Et ma dignité m’empêche d’en demander, car ma raison m’a persuadé de l’impossibilité d’un dialogue avec une personne aveuglée par ses privilèges et confortée par sa fausse « bonne » conscience.

Si Lhafidh s’interrompt, l’air peiné.

- Quant à moi, poursuit-il, qu’ai-je fait pour améliorer tant soit peu ce monde ?… Oui, je n’ai jamais été dans le camp des exploiteurs ; tout au plus je m’étais résigné, parfois, à être exploité comme les autres. Mais je suis parvenu individuellement à m’affranchir de l’exploitation, sans toutefois pouvoir aider d’autres victimes à s’en libérer. Et tant qu’un être humain vit au détriment de la sueur d’un autre, puis-je me sentir heureux ?

- Tu ne crois pas que tu noircis trop le tableau ? objecte Karim.

- À peine. Certes, j’ai aidé quelques personnes, par-ci, par-là, à prendre conscience pour améliorer leur dignité. Ainsi, j’ai simplement agi comme d’autres, auparavant, l’avaient fait envers moi : transmettre des connaissances utiles… Cependant, j’aurais souhaité participer à un mouvement social capable d’éliminer toute forme d’injustice sur cette planète, ou tout au moins dans un pays… J’ai cru y réussir, à la fin des années 1968, quand j’habitais en Italie. Alors, on disait : « le fond de l’air est rouge ». Effectivement, le monde était en ébullition, animé par le plus bel idéal : la révolution populaire, à l’époque on disait « prolétarienne ». Hélas ! L’apparent bœuf se révéla n’être qu’une grenouille : les démons ont été plus forts que les anges.

Il se lève d’un bond :

- Ah, quel étourdi !… J’ai oublié de te demander si tu veux boire du thé à la menthe.

- Oh, ne te dérange pas ! s’empresse de dire Karim, en levant un bras pour le dissuader.

- Cela ne me dérange pas du tout. Le corps a besoin de matière afin que le cerveau carbure mieux… Une minute, et je reviens.

Il va dans la cuisine. Karim en profite pour observer de nouveau l’appartement. « J’aimerai bien avoir un logis comme celui-ci, se dit-il. Malheureusement, avec mon salaire, il faudrait un miracle comme ceux des Mille et Une Nuits ! »

L’heureux habitant du « Paradis » revient avec un plateau de cuivre, surmonté de la théière et de deux verres. Il pose le tout sur la table basse. Les deux amis prennent chacun son verre, et en boivent des gorgées.

Quand le vieil homme regarde de nouveau son jeune invité, il plisse légèrement les yeux, avec son familier léger et chaleureux sourire.

- J’ai l’impression, dit-il, de voir dans ton regard une question. Allez, vas-y !

Karim sourit à son tour, un peu gêné.

- Je ne sais pas si je peux.

- Avec moi pas de secret. Je me suis arrangé dans la vie à suivre une règle : afin de ne pas avoir honte de mes secrets, je m’arrange pour ne pas en avoir. Donc, je suis enchanté de satisfaire ta curiosité, qualité que j’aime, tant qu’elle sert la vérité. Allez, je t’en prie, pose ta question !

- Je voudrais savoir comment se fait-il que tu vis seul.

Le vieillard part d’un franc rire, se frotte un peu le bout du nez, et s’explique, avec une touchante sincérité :

- Je n’ai jamais su trouver la compagne juste, et si je l’ai rencontrée, je fus incapable de la reconnaître ou de la conserver. Là, échec et mat ! Kaputt !

Encouragé par ce début de confession, Karim veut savoir encore :

- Et avec ton enfant, quelle relation as-tu ?

- Ah, là, tu touches un point douloureux, mais pas de problème pour t’en parler. Je t’ai déjà dit auparavant le travail qu’il fait. En réalité, j’ai mis au monde également une fille. Mais, elle ne fut pas désirée par moi. J’avais à peine vingt cinq ans. J’étais lié par une simple amitié sentimentale à une Algérienne, avec laquelle je travaillais. Elle se laissa mettre enceinte. Pourtant, avant de commencer ma relation avec elle, je l’avais avertie de prendre ses précautions ; je lui avais déclaré que je ne voulais pas d’enfant, ni de mariage, parce que j’étais déjà décidé à quitter le pays, et tout seul, n’ayant ni les moyens économiques ni le désir d’emmener avec moi une autre personne. La dictature militaire m’étouffait trop. Ainsi, j’ai tenté de convaincre ma compagne d’avorter, avec l’aide d’une amie médecin accoucheuse. Refus catégorique de ma compagne. Le bébé, une fille, vint au monde. Je m’en suis occupée pendant un an, puis je suis parti en exil. La femme changea d’adresse ; je n’avais plus de contact avec elle. Puis, en Italie, j’ai eu le garçon dont je t’ai parlé.

- Pourquoi l’Italie, s’empresse de savoir Karim, et pas la France, comme la majorité des Algériens ?

- Pour une question de principe : chasser les colonialistes pour aller ensuite habiter parmi eux, je ne trouvais pas cela logique, pour ne pas dire digne. J’ai préféré aller dans un pays où je devais apprendre la langue, mais qui n’avait pas de relation colonisatrice avec moi et le peuple dont je provenais. En plus, j’étais très curieux de comprendre comment le peuple italien combattit l’occupation nazie, et pourquoi y existait un parti communiste très fort et très implanté dans le peuple. Auparavant, je fus tenté par l’Allemagne ; je voulais savoir comment un peuple très cultivé avait sombré dans la folie nazie. Mais le climat froid du pays me dissuada ; je préférais le soleil et la mer que l’Algérie et l’Italie ont en commun.

- Ah, je comprends… Donc, tu parlais de ton fils quand je t’ai interrompu.

- J’ai tenté plusieurs fois de l’aider à prendre conscience de son rôle doublement infâme : jouir d’un très confortable salaire, en participant à l’aggravation de l’exploitation des paysans soudanais. Résultat ?... Il arriva à me déclarer, avec arrogance : « Tu tires trop sur la corde !… Ce n’est pas parce que tu n’as pas réussi économiquement dans ta vie que je dois t’imiter. »… J’ai donc fini par mettre un terme à la relation avec lui, en précisant ceci : « Je te souhaite de consulter un psychologue compétent. Peut-être qu’ainsi, comme personne neutre, il t’aiderait à mieux évaluer le rôle que tu joues sur cette planète. Alors, je renouerai avec joie notre relation sur une base saine ». Depuis lors, comme je te l’ai déjà dit, pas de nouvelles. Bien entendu, j’assume la responsabilité de cette faillite comme père.

Un profond soupir commente cette confession.

- Et… la fille ? hasarde Karim.

- Oh ! Nous eûmes une ou deux occasions de nous voir. Je l’ai invitée à rester en contact ; elle le promit, mais, depuis lors, rien.

Prévenant une demande ultérieure de Karim, le vieillard précise :

- Oh ! Elle se porte bien, je le sais par des voix secondaires. Mais son père n’est pas un sujet de préoccupation pour elle.

Il conclut, la voix peinée :

- Ainsi, tu constates : je n’ai rien d’un homme qui a réussi sa vie, comme on dit, ni comme époux, ni comme père. Et je ne possède ni villa, ni grosse voiture. Mon seul titre de dignité est de n’avoir jamais vendu ma cervelle à personne. Je fus uniquement contraint, en arrivant en Allemagne, à vendre durant de très courts laps de temps ma force de travail manuel, d’abord à un patron de restaurant italien, puis à celui d’une usine de bière, pour subvenir à mes nécessités de vie matérielle.

Après ces propos, Karim s’efforce de ne pas montrer sa tristesse. Il n’exprime pas sa conclusion : « Très dur de parvenir à cet âge, et de se trouver seul, dans une condition financière limitée. »

Comme si le vieil homme eut deviné la pensée de son interlocuteur, il précise :

- Oh ! Ma situation actuelle n’est pas mon plus gros problème, mais cette planète : elle est soumise à la rapacité la plus vile d’une minorité de requins affamés d’argent… Toutefois, j’espère que toi, tu auras une meilleure chance, comme père et comme époux.

Il ajoute :

- Et aussi comme citoyen… Pour ce qui est de la dignité, je ne crains rien pour toi ; tu es composé de la bonne graine humaine.

- Ah ! s’exclame Karim, surpris et tout heureux. Tu viens d’employer la même expression que mon grand-père, paysan. Il me disait dans mon enfance : « Karim, Karim ! Je ferais tout pour que tu sois composé de la bonne graine humaine ! »

- Eh bien, conclut Si Lhafidh, j’estime qu’il a accompli sa mission, ce brave grand-père !

- Cependant, objecte Karim avec une pointe d’amertume, dans la société actuelle, il est difficile de réaliser les désirs les plus dignes.

- Pourquoi ?

- Tu viens de le dire : l’argent ! Le Dieu Argent !… Comme tu le sais, derrière le Dieu qu’on proclame adorer, en réalité, le vrai Dieu est l’argent. Il a pollué tout ! Même les sentiments entre enfants et parents, entre frères et sœurs. Alors, l’amour ?!… Voici une discussion que j’eus, à l’hôpital, avec une collègue médecin, nommé Zoubida :

« Moi : J’ai entendu dire que tu aurais finalement trouvé l’homme à épouser. Est-ce vrai ?

Zoubida : Hélas !

Docteur : Comment ça, hélas ?

Zoubida : La valeur de l’homme est dans sa poche ! Et celui qui me désirait, sa poche contenait trop peu !

- Ah, je comprends. »

À ce récit, Si Lhafidh hausse plusieurs fois la tête, en signe de compréhension, mais avec tristesse. Karim reprend :

- À cette collègue, je n’ai pas répondu, pour ne pas risquer de la choquer, ce qui m’est venu à l’esprit : « En ce qui me concerne, moi, ce qui contient peu, c’est ma tête ».

- Comment ça ? s’enquiert Si Lhafidh.

- Tout ce que je sais est tellement peu par rapport à ce que je devrais savoir. La preuve est dans les deux livres que tu m’as prêtés... Dans l’obscurité de l’ignorance, comment vivre correctement ?

- Explique-moi davantage.

- Bien que la situation leur était très défavorable, les combattants de la guerre de libération nationale ont su nous offrir ce cadeau inestimable : l’indépendance. Mais nous, qu’offrons-nous à notre peuple et à nous-mêmes ?... Ils me font pitié, pour ne pas dire enrager, ceux qui prennent prétexte des difficultés actuelles pour déclarer qu’il n’y a rien à faire ou, pis encore, qu’ils se sont trompé de peuple ou veulent en changer. Pourtant, ils sont bardés de diplômes universitaires. À quoi leur servent-ils, sinon à jouir de privilèges, tout en s’offrant l’odieux luxe de mépriser le peuple, en oubliant que ce dernier est exclu de l’accès à la connaissance ?

Il se tait, attendant un éclaircissement de son vieil ami. Celui-ci se contente de réfléchir. Karim ajoute :

- Je lis un journal en ligne, où un auteur algérien parle souvent d’autogestion. Cela me paraît un but irréalisable. Qu’en penses-tu ?

- L’autogestion !… murmure le vieux Si Lhadidh, avec une infinie tendresse, comme au souvenir d’un être très chéri.

Il raconte :

- Quand j’avais ton âge, je travaillais dans une petite cimenterie, comme comptable. Elle se trouvait sur la corniche longeant la mer. À l’indépendance, le patron et le technicien, tous les deux « pieds-noirs » ont quitté précipitamment l’Algérie. Que faire, alors ?… Comment survivre ?… On forma un comité d’autogestion de travailleurs, et nous avons réussi le miracle : non seulement continuer la production ; mieux encore, la réaliser avec de meilleurs résultats !... Normal : désormais, nous travaillions pour nous-mêmes ; les bénéfices, on les utilisait à rendre meilleures nos conditions de travail, à nous rétribuer de manière plus juste, sans oublier d’épargner une partie de l’argent pour des investissements futurs afin d’améliorer la productivité de l’entreprise.

Si Lhafidh s’interrompt un moment, pour jouir du souvenir de ce merveilleux temps passé. Il prend une gorgée de thé, ensuite pose le verre.

Il continue :

- Malheureusement, un an après, les détenteurs du nouvel État prirent le contrôle de cette autogestion par des décrets, dit de mars 1963. Dès lors, le gouvernement, soit disant socialiste, nous imposa un directeur, nommé par lui. Son comportement envers nous était pire que celui du patron privé colonial. Dans tous les autres comités d’autogestion, les travailleurs se virent imposer ce même genre de directeur étatique. Son comportement dictatorial et les privilèges dont il jouissait révoltèrent les travailleurs. L’État répondit par la répression. Les travailleurs, qui tenaient à l’autogestion libre, protestèrent. Certains furent licenciés, d’autres emprisonnés et torturés. Je fus l’un d’eux, car j’étais parmi les membres dirigeants du comité d’autogestion de notre cimenterie. D’autres camarades disparurent, c’est-à-dire furent à notre avis assassinés. Ainsi fut éliminée l’autogestion.

Si Lhafidh se rend compte de l’expression d’étonnement fort et désagréable de son jeune ami :

- Eh, oui ! confirme l’ex-autogestionnaire. Ce que je dis est, hélas !, l’amère vérité.

Il ajoute :

- Libéré de prison quelques mois après, j’ai rencontré par hasard un camarade de ma cimenterie. Il était le secrétaire de notre comité d’autogestion. Il marchait en boitant. Son handicap fut causé par les tortures à l’électricité qu’il avait subies : la gégène aux testicules, celle que pratiquait les colonialistes sur les combattants de la guerre de libération. Ses tortionnaires riaient en lui lançant : « Tu veux l’autogestion ?… Alors, essaie d’auto-gérer l’électricité !… Ha ! Ha ! Ha ! »

Si Lhafidh s’interrompt pendant quelques secondes, fort gêné de devoir relater ce genre de méfait. Il reprend :

- Quant à moi, je ne trouvais plus d’emploi dans le secteur étatique. Dans le privé, non plus, les portes m’étaient fermées. Le hasard fit que j’avais un ami d’enfance qui travaillait dans la police politique. Il me signifia le motif de mes déboires : j’étais fiché par la police politique comme « élément gauchiste, subversif et dangereux ». Et celle-ci veillait à le faire savoir partout où j’allais chercher du travail.

Il s’interrompt et passe la paume de la main droite sur son front, comme pour effacer ce très amer souvenir.

Il poursuit :

- Oh, ce n’est pas parce que l’expérience autogestionnaire fut éliminée qu’elle était utopique. Il faut simplement trouver les moyens de la pratiquer en lui évitant d’être vaincue par ses adversaires.

Lentement, il se lève et se dirige vers sa bibliothèque. Il prend un livre, revient vers Karim et le lui présente.

- Je te le prête, dit-il. Je pense que sa lecture t’aidera à savoir ce que fut l’autogestion algérienne. C’est une manière de poursuivre notre discussion, toi et moi.

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Rédigé par Kadour Naimi

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Publié le 25 Décembre 2021

GRANDE-TERRE TOUR A - Partie I Chap. 7-8

7.

Chant solaire

En retournant chez lui, sur la route menant aux tours, Karim regarde au loin devant lui. Non pas pour voir son appartement mais celui de son cher vieil ami. Tout en marchant, Karim lève les yeux et regarde le haut de la tour A.

GRANDE-TERRE TOUR A - Partie I Chap. 7-8

Le logement est là, du coté droit, tout près du ciel. « Ah ! Si j’habitais au même niveau, dans l’appartement de gauche. Ainsi, j’aurais été, moi aussi, le plus au contact du ciel, tout en étant le plus proche de mon ami ! »

La seule contemplation de l’appartement et du ciel au-dessus procure à Karim une sensation d’exaltation douce, un appel délicieux vers un infini régénérateur.

 

En entrant chez lui, Karim trouve sa mère sur le petit balcon de l’appartement, embelli par une étincelante lumière solaire. Assise sur une peau de mouton, elle roule du couscous sur une « gas1sĕa », en se livrant à sa joyeuse habitude : chantonner. Cette fois-ci, le « programme du concert », comme le nomme Karim, présente une chanson déjà entendue plusieurs fois, mais toujours agréable à écouter. Le répertoire de la mère comprend trois thèmes principaux : l’amour, l’exil, la révolte contre les injustices.

Depuis quelques temps, actualité oblige, le thème de l’exil s’est « enrichi », pour ainsi dire, d’un sous-thème. C’est celui que chantonne actuellement la vieille femme.

Karim s’assoit près de sa mère. Elle interrompt sa chanson.

- Non, maman ! S’il te plaît, chante-la encore une fois, pour moi.

- Tu aimes cette chanson ?

- Disons que j’aime t’entendre chanter.

Elle hésite.

- Allez ! relance le fils, s’il te plaît, encore une fois !

- À toi je ne peux rien refuser, finit-elle par admettre, de son plus affectueux sourire.

Elle se remet à rouler le couscous dans le large ustensile, et reprend à chantonner :

Yal2 haggàras3 ! Yal haggàras !

Sangsues, vous nourrissant du sang du peuple,

défendus par vos larbins,

justifiés par vos mandarins...

Viendra, oui ! il viendra le jour béni

où le peuple, opprimé mais digne, se réveillera

et de votre immonde présence se débarrassera.

De nos cœurs monte la voix des êtres libres,

nous appelant à la liberté et à la solidarité.

Karim apprécie, en particulier, les deux derniers vers. Ils sont une transformation des paroles du fameux hymne du temps de la guerre de libération nationale. Il disait : « De nos montagnes monte la voix des hommes libres, nous appelant à l’indépendance ». Et voilà : cette nouvelle chanson correspond à la seconde étape que vit le pays : désormais, l’appel vient des cœurs, et, cette fois-ci, pour la liberté et la solidarité dans la patrie indépendante.

Ce qui procure un plaisir particulier à Karim est l’identité de l’auteur de ce texte et de sa mise en chanson : sa mère elle-même. Ce don artistique lui vient de ses parents. Paysans pauvres des Hauts-Plateaux, ils avaient l’habitude, le soir, de chantonner spontanément des textes composés par eux. Ce genre de création était stimulé et facilité par leur écoute d’autres voisins. « Et j’ai lu, pensa un jour Karim, avec dégoût, des articles où des intellectuels prétendent que le peuple n’a pas de culture ! Et que sa langue parlée n’est qu’un charabia vulgaire ! »

La mère tire son fils de ses réflexions :

- Où étais-tu ?... Je t’ai attendu longtemps, et tu ne m’as pas téléphoné pour m’avertir de ton retard.

- Tu as raison, mouymâ4, excuse-moi. Je n’ai pas eu le temps de t’avertir.

Il lui raconte le drame de la malheureuse vieille femme rencontrée dans la

rue, puis accompagnée chez elle. À la fin du récit, la mère de Karim ne peut empêcher des larmes de briller dans ses yeux.

- Ah ! Que je suis idiot de t’avoir raconté cette histoire, se reproche son fils.

Il s’est rappelé, soudain, une partie de la vie de sa propre mère. Elle est née dans un bled perdu, un douar des environs de Tiaret. La misère de sa famille était si cruelle que la fille, âgée de sept ans, fut concédée à une tante. Celle-ci habitait à Oran, et disposait de moyens pour nourrir sa nièce. C’est ainsi que la mère de Karim a grandi loin de ses parents naturels ; elle en souffrait beaucoup, malgré l’extrême bonté témoignée envers elle par sa tante. La mère de Karim eut, ensuite, l’horrible douleur de perdre cette autre source d’affection, et d’une manière atroce : alors qu’elle avait à peine dix-sept ans, c’est dans ses bras que mourut sa mère adoptive, après lui avoir murmuré, d’une très faible voix, sa dernière phrase : « Bnaïtî5 ! Ne l’oublie pas ! Tu es la datte6 de mon cœur ! »

Cette émouvante et très belle expression, à son tour, la mère de Karim la répète à tous ses enfants. Tous en éprouvent une très profonde sensation de tendresse maternelle.

Cependant, à Karim, outre sa mère, la « datte » de son cœur, ce sont toutes les personnes qui souffrent d’iniquité sociale ou naturelle. Cette dernière, ce sont les maladies physiologiques diverses, et la première, ce sont les actes qui réduisent l’être humain à un objet ou à un animal pour en tirer un profit financier illégitime, auquel s’ajoutent le mépris et l’humiliation. Tel est Karim : refus de toute forme d’injustice, qu’elle soit causée par l’être humain ou par la nature. Sa mère n’en est pas étonnée : « Tu as toujours été ainsi, lui répéta-t-elle souvent. Depuis que tu es tout petit enfant. Et je ne sais pas d’où cela provient. » Lui, aussi, l’ignore. Il a cherché plus d’une fois à éclaircir cette énigme, sans y parvenir. Un seul fait lui est clair : dans son enfance, marquée par la pauvreté prolétarienne, il souffrait beaucoup non pas de la faim, mais du mépris des autres petits enfants qui étaient un tant soit peu mieux nantis que lui. Et il était terrorisé de voir sa mère, suite à un accouchement, en mourir. Nature et société : toutes les deux injustes ! Voilà les deux empreintes qui marquèrent douloureusement la première phase d’existence de Karim ; elles restent deux blessures encore ouvertes, qu’il tente de soigner de toutes ses forces de jeune homme, celles de l’infirmier et celles du militant syndical.

 

8.

Le passé du futur

Tard, le soir, la mère et la sœur de Karim dorment paisiblement. De temps à autre, provient de la rue le ronronnement de moteur d’un véhicule passant à toute vitesse, ou les miaulements de chats, en quête de nourriture ou d’accouplement.

Enfoui dans son lit, éclairé par une lampe de chevet, Karim prend en main le second ouvrage que lui a prêté son « Ange du Bien ». Il regarde la couverture : Gaston Leval : « Espagne libertaire (1936-1939) ».

Karim n’a jamais entendu parler de cet auteur, ni, auparavant, de Voline, l’auteur de « La révolution inconnue », ni lu quelque part ce mot « libertaire ». « Grande ! Grande est mon ignorance ! » s’avoue-t-il avec embarras et reproche. Il se rappelle sa fréquentation de l’école primaire, puis secondaire. « Hélas ! Quelle catastrophe !... Au lieu d’enseignants, des instructeurs prêcheurs, des caporaux de caserne. Pour eux, nous étions des singes ou des perroquets à dresser. Des animaux de cirque, rien d’autre. Il est vrai que ces soit disant maîtres étaient eux-mêmes des singes et des perroquets. Ni science, ni conscience. Cercle vicieux, sans issue de secours. »

Sur la couverture du second livre, l’adjectif « libertaire » excite au plus point la curiosité du jeune infirmier. Il se rappelle qu’avec le premier ouvrage lu, le mot qui l’avait impressionné était « inconnue », concernant la révolution. Cet adjectif est compréhensible : il suggère la découverte de ce qu’on ignore. Par contre, le terme « libertaire » apparaît totalement bizarre : « Que signifie-t-il ?… Liberté ?… Alors, pourquoi ce « aire » final ? » Par un mystérieux mécanisme associatif du cerveau, dans la tête de Karim surgissent les sons « aire... errî », puis l’expression : « Errî, yal hmâr !7 »

Karim en rit sous cape, puis lève la tête vers le plafond, et chuchote avec reconnaissance : « Merci, Si Lhafidh !... Même si je suis un âne !… L’important est de le savoir, ce qui est déjà une stimulation pour s’en affranchir. »

Auparavant, Karim s’était informé sur internet à propos des deux auteurs : Voline et Gaston Leval. Chacun des deux avait participé personnellement à une tentative de changement social radical, au sens strict du terme. Malheureusement, les deux échouèrent et de manière sanglante. Cependant, chacun des deux auteurs, par la suite, employa la partie la plus importante de son temps à écrire, pour témoigner et informer sur l’expérience vécue et les leçons à en tirer dans le futur. « Comme dirait mon grand-père paysan, conclut Karim : ces deux hommes ont été les meilleurs laboureurs. Ils ont semé, bien que n’étant pas certains de récolter. »

Ému par le souvenir de son cher grand-père, Karim dirige les yeux vers le livre : « Alors, grand-père ! Avec ce bon laboureur, je voyagerai dans le passé, pour affronter le futur ! » Il se lance dans la lecture.

Quelques minutes après, on frappe doucement à la porte de la chambre :

- Karim ! murmure la voix préoccupée, pourquoi ne dors-tu pas ?… Il est deux heures trente !

Le fils est embarrassé d’avoir causé de l’inquiétude à sa mère. Il se rappelle l’habitude de cette dernière : se réveiller en pleine nuit pour aller aux toilettes.

- Je peux rentrer ? demande-t-elle.

- Oui, bien sûr, viens !

Une fois dans la chambre, elle regarde son fils avec anxiété.

- Pourquoi tu ne dors pas ? Des soucis ?

Il la tranquillise :

- Non, maman, simplement je lis.

- Tu dois, d’abord, te reposer. La nuit, c’est fait pour dormir !

- Oui, je sais. Mais je ne suis pas fatigué. Et l’habitude de veiller à l’hôpital, durant les nuits, fait que, de temps à autre, je n’ai pas sommeil quand je ne suis pas de service.

- Et que lis-tu ?

- Oh, une histoire amusante ! (« Il vaut mieux, pense-t-il, mentir à maman pour ne pas provoquer en elle une appréhension outre mesure. »)

- Une histoire amusante ?! répète la mère, pas totalement convaincue… Ne te fatigue pas les yeux, et dors le plus tôt possible.

- Oui, maman !… Allez, vas dormir !

Une fois de nouveau seul, Karim reste songeur, à cause de la priorité absolue accordée au mot « travailleurs » dans le livre entre ses mains : « C’est pour des gens comme maman, papa et moi que cet auteur écrit… Cela me fait du bien de le lire, dans le hideux marécage de désespoir, d’égoïsme et de pessimisme où je vis. Et quel immense dommage que ce texte ne soit pas lu par ma mère ni par d’autres travailleurs. »

Karim est brusquement submergé par une profonde vague de mélancolie : « Il a été bien malheureux, papa !… Et tous ceux de sa condition. »

Ex-ouvrier métallurgiste, vingt sept années de très dur, exténuant labeur. À force de ramasser chaque jour de très lourds morceaux de métal, la colonne vertébrale s’était abîmée. En guise de remerciement, le consciencieux travailleur fut licencié, jeté dehors comme une vulgaire machine détraquée. Malgré les certificats médicaux, la direction prétexta une fausse maladie. Malheureusement, le père n’était pas syndiqué (« mais que pouvait faire un syndicat, asservi aux autorités ? » estima Karim) et ne disposait pas d’argent pour payer un avocat afin de plaider sa cause (« Et même un avocat, quelle aurait été son utilité, dans un régime dictatorial ? »). Rapidement, la maladie empira, causant d’atroces souffrances. Hospitalisé, le malade fut scandaleusement mal soigné, parce que pauvre et sans « soutien dans la houkouma8 ». Cet événement décida Karim à la carrière d’infirmier : soigner les personnes réduites à la situation de son père.

Certains médecins s’offusquaient du zèle de leur « subordonné », Karim ; ils voyaient dans son comportement une manière de les « narguer ». Quand il devint syndicalise de base, ces « disciples d’Hippocrate » le signalèrent à la direction de l’hôpital comme… « dangereux agitateur politique » !… Pour se défendre d’un licenciement abusif, il en parla avec des collègues dont il connaissait l’honnêteté déontologique. Ils lui manifestèrent leur solidarité. Un vieil infirmier, ex-émigré en France, plaisanta ainsi : « Même la corporation des médecins n’échappe pas à la lutte des classes ! »

 

1 Traditionnel très large plat en bois.

2Équivalent du français « Oh ! Vous... »

3Les oppresseurs. Le mot est relatif à la « hogra », fameux mot populaire pour désigner toute forme de domination dans ce qu’elle a de plus humiliant et de plus injuste.

4Équivalent au français « ma petite maman », avec un contenu infiniment tendre et affectueux.

5Terme pour dire « ma fille », avec un maximum d’affection.

6Métaphore exprimant un amour infini.

7Équivalent au français « Avance, bourricot ! »

8L’État en général, l’administration bureaucratique en particulier.

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Publié le 23 Décembre 2021

Grande-Terre Tour A : Partie I Chapitre 2

2.

L’œil de Azrîne1

Le soir, au dîner, une discussion s’engage, concernant le suicide du vieux combattant. Elle réunit trois personnes d’une même famille.

Karim, vingt-cinq ans d’âge, un corps de sportif, joli ou pas selon les goûts et la sympathie qu’il inspire, de grands yeux d’un noir brillant de charme quand il sourit, ce qui lui est habituel, vu son caractère très équilibré et bienfaisant.

Khaïra, sa mère, les cinquante cinq années bien portées, malgré le travail domestique et les divers accouchements. « Maigre comme une sardine », selon son amusante expression, son physique est néanmoins agréable, sa taille élancée. Quand elle couvre la tête avec l’un de ses beaux foulards (signe de goût pour les belles choses, quoique peu coûteuses), elle a l’air d’une romantique gitane ; le visage d’un belle forme ovale est agrémenté par un regard vif et intelligent, de splendides sourcils noirs en forme d’arc ; la chevelure, longue et frisée, est un mélange de noir et de gris.

Une troisième personne est présente : Zahia, la sœur de Karim. Âgée de vingt trois ans, le visage fermé et triste, les yeux baissés vers son plat, elle mange en silence. Karim ignore si elle écoute la discussion. En tout cas, il le souhaite, en évitant de solliciter la sœur, pour ne pas la heurter.

- Tout vient d’Allah, affirme la mère, il est le Tout Puissant.

- Alors, observe Karim, le suicide de Si Lakhdar vient, aussi, de Dieu.

- Arrête de blasphémer ! réplique la mère, choquée.

- En quoi ai-je blasphémé ?… J’ai simplement tiré de ton affirmation la conclusion logique.

- Le suicide est interdit dans notre religion, affirme-t-elle.

- Alors, insiste Karim, comment concilies-tu cette interdiction et l’affirmation que tout vient de Dieu ?

- Ah ! Toi, tu poses trop de questions, tu veux trop comprendre. Tu m’inquiètes !

- Pourquoi donc ?

- Tu ne penses pas à ce qui t’attend après la mort ?

Ce n’est pas la première fois que la mère exprime cette effrayante intimidation. Le menacé sourit gentiment ; telle est son réaction face aux questions absurdes.

- Ah, oui ! dit-il, d’un ton plaisantin. Azrîne !

- Exactement. Oublies-tu qu’il a l’œil sur nous, durant toute notre vie ? Qu’il surveille tous nos actes, et connaît toutes nos pensées ?… N’as-tu pas peur de lui, la nuit où tu seras enseveli dans le tombeau ?

« Aïe !… se dit Karim. Je dois éviter cet argument, sinon maman se fâchera, et ma sœur s’offusquera. »

La mère conclut, avec amertume :

- À cause de toi, je ne parviens plus à dormir.

Karim recourt aux mots adéquats pour tranquilliser :

- Écoute, maman, dit-il de sa voix la plus suave, je te prie de ne pas t’inquiéter pour moi. Je sais ce que je fais. L’important est que je me conduise correctement : ne jamais penser ni faire de mal à personne, et, autant que possible, faire le bien.

- Il faut, cependant, insiste la mère, obéir à Rabbî2 dans tout ce qu’il nous prescrit !

Ce que j’ai dit ne devrait-il pas lui suffire ?

- Non ! rétorque-t-elle, totalement convaincue.

Le fils, désolé, ne sait plus quoi ajouter. Il baisse tristement la tête et s’entretient avec lui-même au sujet de sa mère. Quand il était enfant, elle fut pour lui une précieuse et chaleureuse source d’éveil. Elle lui fit aimer l’utilité de la connaissance, le plaisir d’apprendre, la lecture des livres. Elle lui rappelait souvent le précepte du Prophète de l’Islam : « Cherche la science, même si tu dois aller en Chine ! » Elle était une religieuse sachant utiliser sa raison. Malheureusement, depuis la déferlante cléricale intégriste sur le pays, la mère de Karim adopta progressivement une mentalité rétrograde, superficielle, puérile et peureuse. Elle se mit à faire régulièrement la prière, en demandant systématiquement à Dieu la résolution de tous ses problèmes. Elle renonça à sa précédente et saine capacité de les affronter de manière rationnelle, courageuse, en comptant sur sa propre intelligence.

Karim s’apercevait avec regret et désolation de cette régression de sa mère. Il tentait de la faire revenir à l’époque où primait sa lucidité. Hélas !… Une sorte de terreur aveugle s’était emparé de sa mère, terreur distillée par l’obsédante vision des prêches télévisées et l’incessante écoute des cassettes audio des intégristes religieux. Leur leitmotiv consistait en la même menace, répétée de manière obsessionnelle : « Crains Allah ! Car il est Terrible dans le châtiment !… Pense à ta première nuit dans le tombeau, et à ce que tu subiras de la part de Azrîne pour toutes les actions impies que tu as commises dans ta mauvaise vie !... »

Karim constatait l’angoisse affreuse qui tourmentait sa mère, et le renoncement à tout ce qu’elle possédait de saine raison. Il eut beau expliquer et répéter, avec patience :

- Mais, maman ! Tu n’as quand même pas commis de graves fautes dans ta vie ! Tu n’as pas tué, tu n’as pas volé ! Comme nous tous, il t’est arrivé de mentir parfois, d’éprouver des sentiments de haine, peut-être de commettre une mauvaise action. Est-ce que ce genre de choses te condamne à la torture après ta mort ?!… Rabbî3 ne dit-il pas qu’il est Miséricordieux ?… N’est-ce pas une absurdité, cette histoire de Azrîne qui, durant ta première nuit dans le tombeau, viendrait te torturer ?… Auparavant, dans mon enfance et mon adolescence, tu me faisais l’éloge de la religion comme bonté ! Comment peut-tu croire, maintenant, à une version religieuse qui ne parle que d’horribles tortures ? Et, comble de tout, la nuit même de ton décès, sans attendre ce qui est affirmé dans le Coran : « youm al guiyâma4 » ?

Malheureusement, ce sage discours ne parvenait pas à l’entendement de la mère, désormais trop conditionnée idéologiquement. Elle était envahi par une crainte insensée de terribles châtiments la nuit même de son décès.

Les rares fois où, dans un éclair de bon sens, elle demandait à sa fille Zahia : « Pourquoi Azrîne me torturerait si je n’ai rien fait qui mérite vraiment ce traitement ? », Zahia, plus conditionnée que sa mère, répondait avec la plus grande des convictions : « Toi, tu ne le sais pas, mais Allah le sait !… Quant à formuler cette demande, c’est oser remettre en question la Volonté d’Allah, c’est donc blasphémer !… L’être humain n’est rien, Allah est Tout ! »

Karim, désespéré, constatait : « Je n’ai aucun moyen pour remédier à cette déchéance intellectuelle ». Certes, il voyait beaucoup de gens tombés dans cet affreux obscurantisme, toutefois sa mère semblait jusque-là dotée d’un minimum de raison pour ne pas en être victime.

Karim essaie l’humour libérateur.

- Écoute, maman ! dit-il. Eh bien, je prends cet engagement. Le jour de ton décès, que je souhaite le plus tard possible, je mettrai dans ta tombe la plus belle des roses que je trouverai. Ainsi, dans le cas où Azrîne arrive, tu lui offres cette fleur avec ton plus beau sourire. Si ce diable est sensible à la beauté, il sera content et vous deviendrez amis. Si, au contraire, comme tout tortionnaire, il reste imperturbable à ton geste, alors, appelle-moi au secours, car, la nuit, je resterai tout près de ta tombe, et, à ton appel au secours, je l’ouvrirai et affronterai ce démon, avec un bâton que j’aurai avec moi.

Imitant un combat furieux d’une manière comique, Karim crie :

- Pam ! Boum ! Crac ! Pam ! Pam ! Pam ! Boum ! Boum ! Crac !... Et je le mets hors de combat !

La mère, amusée, éclate de rire… Tout de suite après, son angoisse la reprend.

- Tu as tort de me faire rire ! Azrîne est un ange puissant ! Il te vaincra !

Néanmoins, le fils ne renonce pas à libérer sa mère du dangereux tunnel dans laquelle son esprit est relégué. Avec le tact indispensable, il compte sur ce qui reste à cette dernière de discernement pour lui redonner sa salutaire clairvoyance. Aussi, conclut-il :

- Maman !… C’est à toi que je dois mon intelligence et ma joie de vivre et mon insouciance de la mort. Aussi, je désirerai tant te voir, toi, aussi, retrouver ton intelligence, ta joie de vivre et ton insouciance de la mort. La religion ne devrait pas être un terrorisme, mais une saine pratique en faveur d’une existence sereine et équilibrée. Sinon, quelles seraient son utilité et sa bienfaisance ?

1L’ange de Dieu, chargé de surveiller et de punir, une fois décédés, les êtres humains ayant commis des actes contraires aux prescriptions divines.

2Autre nom de Dieu, signifiant Mon Maître, Mon Seigneur.

3Voir note précédente.

4Littéralement, « le jour de la levée », autrement dit celui du Jugement dernier.

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Rédigé par Kadour Naimi

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Publié le 22 Décembre 2021

GRANDE-TERRE TOUR A - PARTIE I - Chap. 1

PARTIE I

 

1.

Fatigue du « héros »

Les haut-parleurs des trois mosquées environnantes lancent les assourdissants et désagréablement entremêlés appels à la prière. Brusquement, ils sont accompagnés d’un bref et sec bruit métallique, mais personne ne l’entend.

Trois jours après, une odeur très nauséabonde se répand dans les couloirs de l’immeuble. Édifié quelques décennies auparavant, il comprend dix étages. Un voisin renifle avec dégoût, trouve la direction d’où provient la puanteur, la suit jusqu’à arriver à une porte. « Mais c’est celle du vieux moudjahid1 ! » constate l’homme, extrêmement étonné.

Quelques instants après, la police, sollicitée par ce voisin, enfonce la porte. Au milieu du petit salon gît un corps sur le parquet, dans une flaque de sang séché. Tout près, se trouve un pistolet.

L’enquête établit que l’arme était possédée par le défunt lors de son engagement durant la guerre de libération nationale.

La tragédie est connue très rapidement d’abord dans l’immeuble Tour A, ensuite dans les autres tours du même genre du conglomérat d’habitat, enfin dans tout le quartier, nommé Grande-Terre. Personne ne tire de fierté de cette prestigieuse appellation, dont tous ignorent le motif. La zone est également nommée « Zitoun »2.

Concernant le suicidé, une phrase circule, prononcée et interprétée de manière différente : « Le héros s’est fatigué ! » Les uns formulent la sentence avec une profonde admiration, mélangée de révolte ; d’autres l’expriment avec une ironie frisant l’irrespect quand pas la calomnie. Toutefois, la stupeur est générale dans les logis comme dans les magasins, sans parler du bar de la zone.

Toutes les bouches posent la même question : « Pourquoi ? ». Voici les réponses entendues, les plus significatives.

Omar, trente cinq ans, dont la barbe noire hirsute, la robe et les sandales montrent son adhésion salafiste3, est un marchand de fruits présentés dans une charrette, sur la petite place. Il décrète, totalement indigné : « Comment a-t-il osé mettre fin à sa vie, alors que la mort doit résulter de la seule volonté de Dieu ?!... Cet homme est mort kâfar4  !… Droit à Jahànnamâ5 ! »

Akli, le boulanger kabyle, environ vingt-cinq ans, au corps mince et au visage bien dessiné, se contente d’un commentaire non verbal : une profonde tristesse.

L’épicier estime : « À l’âge où il est parvenu, il aurait pu attendre quand même un peu, et Allah se serait chargé de le faire rappeler chez lui ! »

Le coiffeur Rachid, la cinquantaine d’années, au physique bedonnant, à la chevelure ondulée bien soignée, d’une permanente bonne humeur souriante, déclare : « Ce que l’armée coloniale n’a pas réussi, ni les gens qui nous gouvernent depuis l’indépendance, le vieux Si6 Lakhdar l’a accompli de lui-même. »

Ce dernier commentaire fait allusion à un comportement connu par tous.

Juste après la proclamation de l’indépendance, l’armée de l’extérieur des frontières envahit le pays, pour conquérir le pouvoir. Des combattants de l’intérieur, en défense de la démocratie, s’opposèrent à cette forfaiture. Si Lakhdar fut parmi eux. L’armée des frontières massacra sans état d’âme les contestataires. Si Lakhdar fut blessé, mais demeura en vie. Toutefois, la blessure de son âme, elle, resta indélébile.

Les dirigeants de l’armée des frontières s’emparèrent du pouvoir, puis exercèrent une dictature militaire impitoyable, sous couvert de « socialisme ».

Si Lakhdar ne s’est jamais résigné à cette domination. Il milita dans le parti clandestin du Front des Forces Socialistes. Il le quitta au moment où ce dernier fut accaparé par Hocine Aït Ahmed, en excluant Abdelhafid Yaha ; cet autre dirigeant avait le « tort » de vouloir maintenir le parti pur de toute compromission avec le nouveau régime7.

Ensuite, quand un soulèvement populaire, en octobre 1988, obligea l’oligarchie régnante à accorder une certaine liberté, en instaurant une sorte de démocratie contrôlée, Si Lakhdar continua sa résistance, de manière pacifique, contre ceux qui demeuraient, selon son affirmation, des « usurpateurs du pouvoir, des rentiers prédateurs au détriment du peuple ».

Si Lakhdar résista, également, d’une autre manière. Dès l’indépendance, il refusa l’allocation d’ancien moudjahid, en déclarant : « La recevoir de ces imposteurs, c’est les légitimer. Je préfère gagner ma vie en travaillant. » Il trouva un emploi comme simple ouvrier manuel dans une usine dépendante de l’État.

Là, encore, des ennuis se sont présentés. Élu secrétaire de la section syndicale de base, après une année, il en fut exclu par la hiérarchie, courroie de transmission de l’État. L’accusation fut : « agitation contre-révolutionnaire ». En réalité, ce militant sincère et dévoué aux travailleurs refusa d’accepter des privilèges en échange d’une soumission à la volonté des autorités étatiques. Il préféra assumer correctement son mandat : « Ces travailleurs, déclara-t-il, m’ont témoigné leur confiance en me choisissant comme leur représentant. Et, comme je n’ai pas été un harki du colonialisme, je ne le serai pas de la dictature, même si elle a l’imposture de se proclamer « populaire ». »

Malgré son exclusion arbitraire du syndicat, lui, têtu, continua à pratiquer, parmi ses compagnons de travail, la résistance au despotisme. Résultat : le directeur de l’usine le licencia, sans même lui donner un motif.

Ce comportement augmenta l’amertume et la révolte de Si Lakhdar. En effet, le directeur de l’entreprise se proclamait haut et fort « progressiste » et « socialiste ». Il faisait partie de la mouvance pratiquant ce qu’elle appelait le « soutien critique » au régime en place. Cependant, Si Lakhdar s’était facilement rendu compte que ce « soutien » fournissait à ses adeptes de confortables strapontins dans l’administration, avec les privilèges correspondants. Aussi, l’ex-moudjahid affirmait : « Ce n’est pas là un compromis, mais une compromission. » Il ajoutait : « Les pires ennemis du peuple sont, parfois, ceux qui se déclarent ses « amis » et ses « défenseurs ». »

Ces propos eurent la conséquence d’isoler encore davantage ce résistant aux injustices sociales. Le directeur de l’usine, avec la hiérarchie syndicale étatique, stigmatisèrent Si Lakhadar d’étiquettes infamantes : « gauchiste », « irresponsable », « contre-révolutionnaire ». C’était le désigner à « Sport et Musique », appellation populaire ironique désignant la « Sécurité Militaire », c’est-à-dire la police politique. On connaissait les traitements qu’elle réservait aux opposants : aussi cruels, sinon plus que ceux pratiqués auparavant par les colonialistes, et les tortionnaires autochtones proclamaient leur fierté de faire souffrir davantage leurs victimes que les bourreaux colonialistes.

Néanmoins, Si Lakhdar persista à dénoncer, autour de lui, « la caste dominatrice et ses valets, les « souteneurs » (il employait à dessein ce terme, indiquant plutôt les proxénètes) critiques, ayant avili le socialisme, le transformant en moyen d’acquérir des privilèges. »

Un jour, un homme, heurté par cette dernière observation, lui répliqua : « Ces gens du « soutien critique », tu n’as pas le droit de les traiter ainsi. Ils ont connu la prison et la torture ! »

« Oui ! répliqua Si Lakhdar. Mais dès que les détenteurs de l’État, mis en difficulté dans leur gestion du pays, eurent besoin de renfort, ces souteneurs critiques acceptèrent des emplois étatiques, avec leurs privilèges, pour calmer les révoltes populaires, sous prétexte de lutte contre la réaction interne et l’impérialisme externe. »

Avec de tels propos, Si Lakhdar eut, néanmoins, la chance de ne pas « disparaître », suite à l’habituel « accident mystérieux ». Le motif était facile à deviner : cet authentique résistant à l’injustice sociale était trop isolé, et ses déclarations n’avaient aucune incidence sérieuse ; donc pas besoin de s’en débarrasser.

Si Lakhadar avait une épouse, femme au foyer, et deux enfants en bas âge. Quelques amis, constatant ses difficultés matérielles, voulurent lui porter secours financièrement. Il remercia avec reconnaissance, puis déclina l’offre : « Il y a des gens plus besogneux que moi. En ce qui me concerne, je trouverai une solution. »

Un ami lui trouva un emploi comme gardien d’école.

Vint, alors, la « décennie sanglante8 ». Elle ne surprit pas outre mesure Si Lakhdar. Il n’était pas un « expert » en matière sociale. Il possédait mieux : d’une part, l’intelligence des comportements humains, de leurs causes et de leurs conséquences, et, d’autre part, le contact étroit et permanent avec les réalités sociales. Il avait remarqué le jeu pervers pratiqué par les dirigeants du pays avec la religion : elle ne constituait rien d’autre qu’un moyen pour assurer leur domination.

Le temps arriva où les Islamistes totalitaires voulurent leur part de la rente pétrolière. Et ce fut l’affrontement, pacifique par les élections, ensuite violent avec les attentats.

Si Lakhdar se trouva devant le pire dilemme de sa vie : comment contribuer à sauver le peuple de la tragédie, en combattant les fascistes islamistes, sans renforcer la domination de la caste au pouvoir ?… Il décida rapidement : le fascisme clérical est pire que l’oligarchie étatique. Le premier justifie ses crimes par une prétendue « Volonté Divine », alors que la seconde se contente de se légitimer par sa participation à la guerre de libération nationale.

Si Lakhdar s’engagea comme « patriote » dans un groupe de milice populaire. De nouveau les armes en main, il combattit les groupes terroristes. À l’avènement de la « concorde civile », il ne demanda aucune indemnisation, ni reconnaissance. « Je n’ai fait que mon devoir de citoyen », déclara-t-il.

Comme gardien d’école, il est resté jusqu’à sa retraite. Néanmoins, partout où l’occasion se présentait, il continuait à dénoncer ce qu’il appelait « les quatre fléaux du peuple. Le premier : les détenteurs du pouvoir ; ils sont des ambitieux égoïstes qui nous ont vaincu par la ruse, la trahison et la supériorité militaire matérielle, constituée alors que nous, combattants de l’intérieur, manquions d’armement pour affronter l’armada coloniale. Second fléau : la masse des nouveaux enrichis par la corruption ; ils soutiennent le régime ayant permis leurs forfaits. Troisième fléau : l’obscurantisme clérical ; il n’a pas renoncé à jouir de la rente pétrolière ; pour le moment, il se contente de sa main-mise sur le commerce informel ou l’import-export, et utilise sa propagande religieuse pour obtenir par le consensus citoyen idéologique ce qu’il n’a pas obtenu par les armes. Quatrième fléau : les intellectuels opportunistes ; ils ont transformé l’idéal démocratique en un moyen leur procurant des privilèges de mandarins ».

 

Cependant, même les durs à cuir, c’est-à-dire à corrompre en échange d’avantages matériels, peuvent avoir leur moment pénible à affronter. Un soir, Si Lakhdar, très abattu, alla trouver son ami Si Lhafidh. Celui-ci un vieillard à son « soixante-quinzième printemps de vie », selon sa formule. De taille moyenne, le corps plutôt mince mais athlétique, les cheveux courts d’un blanc brillant, le visage aux joues bien rasées, avec une expression franche et chaleureuse. En particulier, de ses yeux d’un marron clair émane un regard intense, curieux et bienveillant. Il est simplement habillé d’un pantalon bleu et d’une chemise blanche, modestes mais bien harmonisés, signe d’une élégance discrète.

- Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il, très inquiet, à Si Lakhdar.

Celui-ci le regarda un long moment sans répondre. Visiblement, il éprouvait une grande difficulté à parler. Son hôte attendit avec patience. Enfin, Si Lakhdar réussit à ouvrir la bouche. Il murmura du ton le plus triste :

- Je viens de lire l’article d’un jeune oranais, publié dans un journal appartenant à des membres du gangster mondial : le New York Times. Son texte réduit notre guerre de libération nationale à une farce risible de faux moudjahidines, vantards, imposteurs et profiteurs après l’indépendance.

Si Lhafidh avait déjà connaissance de cet article, aussi ne fut-il pas surpris de la nouvelle ; toutefois, la réaction de son voisin l’étonna. Le premier déclara avec le maximum de prévenance :

- Si Lakhdar ! La sagesse populaire a déjà constaté : « Il ne reste dans la rivière que ses cailloux »… La mentalité harkie ne s’est pas éteinte avec l’indépendance, elle a pris une forme nouvelle… Avec tous les méfaits commis par les tigres assoiffés de pouvoir, qui se sont emparés de l’État par les armes, après l’indépendance, doit-on s’étonner de voir apparaître, à leur suite, des hyènes et des corbeaux ?… Vue la nature de la société humaine, les Algériens, qui en font partie, sont divisés par leurs intérêts : les uns, comme toi Si Lakhdar, sont animés par l’exigence de dignité personnelle et collective, au point de consentir à y sacrifier leur vie ; d’autres, au contraire, sont obsédés par le pouvoir, la gloire et l’argent. Pour y parvenir, le moyen justifie la fin : la force militaire chez les uns, l’écrit calomniateur chez d’autres.

Si Lakhdar garda le silence un long moment. Enfin, il déclara :

- Oublier tous les sacrifices consentis par le peuple algérien, au point qu’un journaliste de ce même peuple se permette de caricaturer ce combat, en insultant la mémoire de tous les morts et de tous les rescapés de cette guerre de libération… Ce n’est pas seulement assassiner une deuxième fois les morts ; c’est, en plus, cracher sur eux, et sur les survivants.

Le visage ridé et tendu du vieux résistant, survécu à la guerre anti-coloniale et à la résistance à la dictature indigène, se baignèrent de larmes. Jusque-là brillant dans ses yeux, elles coulèrent soudain en grosses gouttes. Si Lhafidh en fut douloureusement remué.

Si Lakhdar baissa la tête, puis ajouta :

- Les tortures que l’armée française m’a fait subir m’ont fait moins mal que l’article de ce journaliste… Cependant, ce n’est pas à lui que j’en veux, mais aux détenteurs de l’État ; par leurs odieux méfaits, ils ont permis qu’un jeune algérien en arrive à réduire le combat d’un peuple à une rente de vantards imposteurs et ridicules… Je ne m’y attendais pas, je ne l’avais pas prévu.

Un autre événement surprit Si Lakhdar.

À l’école où il travaillait comme surveillant, un instituteur, se vantant d’être « écrivain, critique littéraire et enseignant », envoya un texte à un journal local qui le publia. Si Lakhdar y fut accusé d’être un « dangereux agitateur extrémiste, athée, certainement lié avec des forces étrangères hostiles au pays ».

Par chance, le directeur de l’école ne tint aucun compte de cette vile et inconsistante diffamation.

Quant à Si Lakhdar, il envoya un « droit de réponse » au même journal. Il affirma, entre autre : « Quand l’imposture se travestit en patriotisme, le combat pour la vérité n’est que plus nécessaire. »

Pour finir, le destin n’épargna rien à cet homme, citoyen intègre et courageux. Son épouse fut atteinte d’un cancer foudroyant. Elle en souffrit atrocement durant plusieurs mois, au bout desquels elle expira. Concernant ce tragique malheur, Si Lakhdar déclara publiquement ne pas admettre « cet inacceptable défaut de nature, quelque soit son auteur. » Par cette phrase, le veuf était conscient de heurter les convictions de beaucoup de ses interlocuteurs. Toutefois, le caractère de Si Lakhdar était ainsi : une totale franchise, sans tenir compte du risque encouru.

Depuis lors, il est resté seul dans son appartement. Ses deux enfants, déjà mariés, vivaient dans leurs maisons réciproques, l’un à Alger, l’autre à Tlemcen. Le père ne leur racontait rien de ses heurs et malheurs, pour ne pas leur causer d’ennuis : « C’est à moi seul d’assumer mes responsabilités ».

 

1Combattant de la guerre de libération nationale algérienne.

2« Olive », probablement à cause de la présence d’arbres de ce type.

3Partisan d’une idéologie religieuse totalitaire d’inspiration islamiste, de tendance saoudienne wahhabite.

4Mécréant.

5La géhenne, l’enfer.

6Monsieur.

7Voir Abdelhafid Yaha, « FFS CONTRE DICTATURE : De la résistance armée à l’opposition politique », tome II : 1962 – 1990, Koukou Editions, Alger, 2014.

8De 1990 à l’an 2000 environ, l’Algérie connut une période de violences sur fond politico-idéologique ; le nombre des morts, en majorité civiles, est évalué entre 150.000 à 200.000, sans compter les blessés.

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #NOUVELLE-ROMAN

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Publié le 22 Décembre 2021

GRANDE-TERRE TOUR A : roman

"Oran, Algérie, dans le quartier et l’immeuble qui servent de titre au roman. Un kaléidoscope de personnages représentatifs de la société actuelle : conflits, luttes, solidarités, désillusions et espérances, annonçant le soulèvement populaire déclenché le 22 février 2019."

La Tribune Diplomatique Internationale

publie ce roman quotidiennement en chapitres

à partir du 21 décembre 2021.

https://tribune-diplomatique-internationale.com/grande_terre-tour_anaimi/

Table des matières

Avant-propos

PARTIE I.

NUAGES DANS LE CIEL BLEU

I. Fatigue du « héros » - 2. L’œil de Azrîne - 3. Comment une étoile s’éteint - 4. Au Paradis - 5. Odyssée dans l’inconnu - 6. L'animal est meilleur – 7. Chant solaire - 8. Le passé du futur.

PARTIE II.

ÉTRANGES VOISINS

 1. La perfection n’est pas de ce monde - 2. Derrière le rideau - 3. Le voile qui dévoile - 4. Nettoyage - 5. Al mahboula - 6. Le Divin argentier - 7. La Azrîne de Grande-Terre - 8. La Voix du Paradis - 9. Fruits divers - 10. Solution impossible - 11. Importance de la poche -12. Le « dernier » des humains - 13. De l’autre coté de la planète - 14. Oasis dans le désert - 15. Le loup dans la bergerie.

PARTIE III.

SEULES LES MONTAGNES NE SE RENCONTRENT PAS

1. Salâ! - 2. Où l’animal est meilleur que l’être humain - 3. Lumière obscure - 4. Les yeux du cœur - 5. La hogra - 6. Chant de sirènes - 7. Servir ou se servir - 8. Utilité du couscous - 9. À propos de marmite - 10. Questions fondamentales - 11. Le « nectar » des Dieux - 12. Eaux Glaciales - 13. La nuit de l’infamie - 14. Cercle infernal -15. Courant de fond - 16. Méditations cardio-spirituelles - 17. Malika - 18. Le salaire de la honte - 19. Bel Horizon - 20. Une perdrix humaine - 21. Paradis artificiels - 22. Imbécillité – 23. Dette - 24. Sombre et blanc - 25. L’état de l’État – 26. Tempêtes - 27. L’envol du pigeon.

PARTIE IV.

GRANDEUR ET MISÈRE

 1. Le miroir - 2. Enfants de la patrie - 3. La patrie des cœurs - 4. Les yeux et les oreilles de Azrîne - 5. Le passé présent - 6. Au bord du gouffre - 7. L’âme du corps - 8. Bain de vapeur - 9. Renard - 10. Brebis galeuses - 11. Le « meilleur parti » - 12. Secret – 13. L’importance des deux mains - 14. Que c’est vivre, quelque soit l’âge - 15. Où le mektoub n’a rien à faire – 16. Des Karim et des Zahra - 17. Trou et pluie - 18. La valise ou le cercueil - 19. Quelque chose de meilleur - 20. L’intelligence - 21. Soliloque marin.

PARTIE V.

AU VENT L’ÉTENDARD FLOTTE

1. Question de portes - 2. Le prix du bonheur - 3. Ouverture de porte - 4. Joie - 5. Dette, encore - 6. Ah ! La vache ! - 7. You you ! – 8. Confessions - 9. Miel de lune - 10. Que rire est ce qu’il y a de meilleur - 11. De l’humain et du rat - 12. Cercle vertueux - 13. Paradis et paradis - 14. Noire étincelle - 15. Cadeau et mission- 16. À suivre.

 

Avant-propos

« Il se trouvera des hommes forts qui ne voudront pas monter ; qui, nés peuple, voudront rester peuple. »

Jules Michelet,

Le Peuple.

 

Ce roman a été rédigé avant l’intifadha (soulèvement) populaire en Algérie, déclenchée le 22 février 20191. L’histoire narrée donne des éclaircissements sur la genèse de la révolte citoyenne.

Du point de vue linguistique, cet écrit emploie certains termes spécifiques à l’idiome original des personnages, y compris argotique. Ce procédé ne vise aucunement à « orientalisme » de pacotille, folklorisation démagogique ou exotisme mercantile, ni à « algérianiser » la langue française, qui n’en a nul besoin. Cet emploi langagier se justifie uniquement par la nécessité de rendre compte le plus fidèlement possible du parler original des personnages, dans sa richesse sémantique, en racontant leur histoire à travers une langue qui n’est pas la leur : dans ce cas le français. C’est une manière d’être fidèle à la relation entre réalité et littérature.

Dans leur vie quotidienne, les personnages emploient le dialecte maternel, l’arabe algérien, plus précisément oranais. Des notes clarifient les termes originaux employés par rapport aux mots français.

L’insertion de photos n’a pas seulement un but de réalisme. C’est une manière d’enrichir le texte par des illustrations. Ce procédé s’inspire de la peinture chinoise traditionnelle : les images sont accompagnées d’écrits poétiques, se correspondant et se complétant mutuellement.

1Un autre roman pourrait concerner le soulèvement populaire algérien lui-même. Deux recueils d’articles sociologiques de presse sont disponibles : « Vers l’intifadha populaire en Algérie 2019 » et « Sur l’intifadha populaire en Algérie 2019 ».

 

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE, #AUTOGESTION, #NOUVELLE-ROMAN, #PEUPLE-DEMOCRATIE

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