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Publié le 4 Mars 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 13

13.

Paradis et paradis

 

« Paradis des enfants » : tel est le nom donné à la crèche. Il est accroché successivement au-dessus de la porte d’entrée de la tour, sur la porte de l’appartement de Karim, et sur le mur principal du salon. L’expression est écrite en lettres vertes sur fond jaune. « La première couleur se réfère à l’herbe printanière, et la seconde, à la lumière solaire », expliqua l’auteur du graphisme, un ami de Karim.

Le terme « paradis » fut proposé par Karim. À première vue, ce mot est simplement beau. Cependant, en le suggérant, Karim avait un autre motif. Il ne le révéla pas à sa sœur et à sa mère, par crainte de choquer leur croyance religieuse. Par contre, il donna une explication à Zahra.

- J’espère, déclara-t-il, que le mot « paradis » puisse porter les enfants à considérer cette idée : que le paradis n’est pas à attendre dans un hypothétique et indémontrable au-delà, mais doit être recherché et trouvé durant la vie sur cette terre.

Zahra fut très satisfaite du commentaire de son époux.

- Plus je te connais, confia-telle, plus je t’aime !

- Moi, aussi ! répondit Karim.

La jeune épouse ajouta :

- J’ai l’impression de vivre dans une merveilleuse fable des Mille et Une nuits !

- Moi, aussi ! répéta l’époux. Le monde est tellement mauvais que n’importe quoi de beau et de bon semble invraisemblable.

Après environ une semaine de travail commun de Zahra, Karim, sa mère et sa sœur, l’appartement est transformé en un très agréable lieu d’accueil pour une quinzaine de petits enfants. Afin de leur offrir le maximum d’espace, les chambres respectives de la mère, de la sœur et de Karim ont été réduites au minimum indispensable. Le reste est doté de convenables petites tables de lecture, de plusieurs jeux. Les murs sont agrémentés de jolis dessins multicolores, joyeux et didactiques. Au centre de chaque mur trône des mots en majuscules et en gras ; comme pour le nom de la crèche, les lettres sont de couleur verte sur fond jaune. On lit respectivement : APPRENDRE EN S’AMUSANT, JOIE, ÉGALITÉ, LIBERTÉ, SOLIDARITÉ. Ces mots sont écrits en plusieurs langues : dziriya, tamazight1, arabe classique, français, anglais, espagnol, italien, allemand, portugais, chinois, russe, swahili, quechua, espéranto. L’idée de cette multiplicité linguistique fut suggérée par Si Lhafidh. « Que les enfants, avait-il expliqué, apprennent à vivre dans leur pays tout en ayant comme horizon la planète entière ; qu’ils pratiquent et aiment, donc, en premier lieu leurs langues maternelles afin d’aimer de manière enrichissante d’autres idiomes ».

L’ami de Karim, passionné et capable en peinture, dessina bénévolement tous ces mots de manière originale et très agréable. Chacun représente une fleur, où chaque pétale contient le terme dans une langue. Au centre de la fleur, un cœur rouge porte les mots en dziriya et en tamazight, écrits en couleur blanche. L’artiste justifia ainsi son choix : « C’est d’abord la langue de notre mère et de notre père qui se présentent à nos oreilles, à notre cœur et à notre esprit d’enfant ! »

Le long des quatre murs est dessinée une ronde d’enfants de toutes les couleurs de peau, se tenant par la main, en dansant, les visages souriants.

Si Lhafidh, venu constater le résultat, est très content. Il se tourne vers les auteurs de ce beau miracle :

- Maintenant, il faut trouver les heureux bénéficiaires de ce paradis !… Pour cela, il me semble que la meilleure solution est de faire du porte-à-porte, autrement dit du bouche à oreille, avec patience, clarté et bonhomie. Pour cette action, chacun de nous est important : Zahra, Karim, la maman et, si elle le désire, Zahia. Et puis, aussi, moi, et nos amis : Akli le boulanger, Rachid le coiffeur, l’imam, Si Hamid le jardinier.

Environ un mois après, la crèche accueille une dizaine d’enfants. Deux parmi eux furent acceptés gratuitement, les parents étant obligés de s’absenter quotidiennement de leur demeure pour aller chercher du travail. Pour les huit autres gamins, les parents paient une modeste cotisation proportionnée à leur faible revenu mensuel. Parmi les enfants se trouvent également un Chinois, enfant du frère de Warda-Li Huà, la masseuse de la mère de Karim. Bien entendu, le petit asiatique est une divertissante attraction pour les autres enfants. Ces derniers en admirent les beaux et brillants yeux en amande, et sont très agréablement surpris de l’entendre parler oranais.

Cependant, le succès de l’entreprise produit rapidement des... mécontents.

D’une part, Omar et ses amis intégristes religieux voient d’un très mauvais œil ce « nid de mécréants athées communistes ». Omar, le marchand de fruits, déclare : « J’ai ma femme pour garder mes enfants. Et la femme, son poste est à la maison !… C’est parce que Satan lui a mis dans la tête qu’il faut aller travailler, comme l’homme, que les enfants n’ont plus de foyer, de famille, et tombent dans le vol, la drogue et le banditisme ! Les crèches, c’est la destruction de la famille !… Et cette crèche-là a même osé se proclamer un « paradis » !… Koufr ! Harâm !2… Cela prouve bien qu’ils sont des mécréants, tous ces gens-là !… Il faut purifier ! Purifier ! Purifier notre pays et notre peuple de cette engeance satanique ! »

D’autre part, Zahra est convoquée au bureau de son ex-chef policier. Cette fois-ci, Karim l’accompagne, en sa qualité de mari.

Quand Zahra entre entre dans le local de la police, elle réprime une violente envie de vomir. « Allons ! s’encourage-t-elle. La lutte ne fait que continuer ! Mais, à présent, je ne suis plus seule. »

Une fois le couple mis en présence de la « bête », comme les deux jeunes époux appellent le policier, celui-ci les invite à s’asseoir face à lui, assis à son bureau. Puis l’homme s’adresse à Karim :

- Zahra, seule, a été convoquée. Puisque tu es venu avec elle, c’est bien. Car le mari est responsable du comportement de son épouse.

- Ce n’est pas, objecte Karim avec flegme, ce motif qui explique ma présence ; c’est uniquement le fait que des époux doivent partager ensemble tout ce qui les concerne.

Le policier lance d’un ton bizarre :

- Ah ! Je comprends ! Alors, félicitations pour votre mariage !

- Merci ! répond Karim.

- Et toi, demande le fonctionnaire en s’adressant à Zahra, tu ne remercies pas ?

- Merci ! dit-elle, d’une voix un peu nouée.

- Bien !

Puis, toisant les deux, il poursuit :

- Alors ? Qu’est-ce que c’est que cette crèche ?… C’est une fabrique de futurs contestataires ?

- C’est simplement, répond Zahia, avec calme, un lieu de service à des enfants, en espérant leur permettre de faire honneur à leur peuple.

- Ha ! Ha ! Quels jolis mots !

Il indique Karim, l’air moqueur :

- C’est lui qui t’a appris à parler ainsi ?

Sans se décontenancer, Zahia réplique de manière pondérée :

- Sur les frontons de nos édifices communaux, il est inscrit : « Par le peuple et pour le peuple ». Est-ce là des mots uniquement jolis ?

Le policier la dévisage, décontenancé, en cherchant à dissimuler sa réaction. Il s’adresse à Karim, du même ton narquois :

- Compliments, cher Karim ! Je constate que tu as bien endoctriné ton épouse !

Karim, gardant le sang froid, ne répond pas, évitant de tomber dans la provocation. Il regarde Zahra, l’invitant ainsi à se défendre elle-même. Celle-ci déclare au policier, avec calme et assurance :

- Si la police craint quoi que ce soit à propos de nos activités dans la crèche, je l’invite à venir la visiter. Toutefois, si je suis maintenant ici, je suppose que c’est parce qu’un agent informateur a déjà fait son rapport sur la crèche. Cependant, il a inutilement alarmé, probablement pour justifier son salaire.

Zahia se consulte très rapidement avec elle-même : « Faut-il le lui dire ou pas ?… Bah ! La vérité est ce qu’il y a de mieux, et sûrement il le sait déjà. » Alors, Zahia dit :

- L’une des petites filles que nous avons accueillie dans la crèche, son père est un agent de la circulation, un policier.

Le policier commente, d’une voix méprisante :

- Oh ! Celui-là !… Les tuyaux d’échappement des voitures lui ont enfumé le cerveau.

Zahia sait le motif de ce jugement. L’agent de la circulation qui a mis sa petite fille dans la crèche s’était confié à Zahia, à propos de son choix. Il déclara être membre de la section syndicale de la police, et voulait que celle-ci soit réellement au service du peuple. Par conséquent, il confia sa gamine précisément à la crèche de Zahia, par estime de l’esprit émancipateur qui préside à sa gestion.

Aussi, Zahia dit à son ex-chef :

- Comme on le constate, la crèche est également au service de membres de la police.

Une chose que Zahra n’avoue pas est celle-ci. Moussa, le policier préposé au bureau de cet ex-chef, était venu une fois à la crèche. Il dit à Zahra, avec une touchante sincérité : « J’ai entendu parler de ta crèche par des parents qui habitent dans ton quartier. Je te félicite pour ton initiative. J’avoue même que je l’admire. Aussi, permets-moi de te dire en toute amitié : je ne suis qu’un simple agent, cependant, si un jour tu as besoin de mon aide, je serais heureux de t’être utile. Voici mon numéro de téléphone. »

Zahra relève les yeux vers son ex-chef. Instinctivement (ou, peut-être, de manière préméditée), ce dernier met l’index et le pouce de la main droite sur le bout de son nez, le frotte lentement, en ayant l’air de réfléchir, puis se caresse la moustache. Enfin, il conclut, s’adressant à Zahra, d’un ton de menace :

- Je te donne ce conseil : veille à ce que la crèche ne cause pas de problèmes.

- Mon unique intention est qu’elle en résout.

Elle se tait, puis ajoute :

- À moins de considérer qu’éduquer à la liberté, à l’égalité et à la solidarité soit un problème, ce que je ne crois pas.

- En tout cas, ajoute le policier, sache, au cas où tu l’ignores, que les islamistes n’apprécient pas le nom donné à la crèche. Ils le considèrent une provocation. Pour eux, il n’y a qu’un seul paradis, et il est dans l’au-delà.

- Je crois, objecte Zahia, qu’un authentique musulman est heureux de savoir qu’outre au paradis promis après la mort, il est possible d’en construire un, humain, sur terre. Et puis, la crèche a le soutien très important d’un voisin, un ex-imam que tous respectent, à l’exception, bien entendu, de ceux qui confondent leur méchanceté de caractère avec les préceptes de l’Islam.

Ces propos semblent avoir impressionné le policier. En outre, il se rappelle une directive de son chef hiérarchique : « Évitons de créer des remous en ce moment. Il y en a déjà trop ! »

En quittant le commissariat, le jeune couple marche sur le trottoir d’une rue, d’un pas lent.

- À quoi penses-tu ? s’enquiert Zahra.

- À ce policier. Il est d’une vulgarité, d’une bassesse, d’une vilenie telles que le mépriser serait comme tirer sur une ambulance. Quelle déchéance dans l’espèce humaine, en sentiment et en intelligence !… Chez cet individu, l’évolution humaine s’est bloquée au stade primitif de la brute… Même son visage est repoussant, avec ses yeux de renard, et sa bouche dont les lèvres font penser au museau d’une vipère... Oh ! Bien entendu, des policiers respectables existent, mais celui qu’on vient de quitter est un petit chef ; partout et toujours, il n’y a rien de pire que des petits chefs : ils sont petits en tout ! Dans leur obséquiosité devant leurs supérieurs, comme dans leur mépris face à leurs subordonnés. Chez ces petits chefs, j’ignore si c’est la fonction qui fait l’être, ou, au contraire, l’être qui fait la fonction.

Zahra commente :

- Chacun s’enivre à sa manière. Mon ex-chef, lui, s’enivre de l’alcool du pouvoir qu’il détient.

- Effectivement, concorde Karim.

Le couple marchent quelques pas encore, puis Karim intervient :

- J’aime toujours, en présence de l’abjection, penser à l’admiration. Aussi, en parlant de ton ex-chef, je me suis rappelé quelqu’un d’autre.

- Qui ?

- Si Lakhdar, notre voisin.

- L’ex-moudjahid, mort suicidé ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- Maintenant, répond Karim, je le comprends mieux. Désormais vieux, solitaire et sans force physique, que pouvait-il faire ?… Son dernier acte fut son ultime combat contre l’injustice. Il est très dur, très cruel d’avoir lutté en compagnie des meilleurs hommes et femmes tombés au combat, pour constater que le peuple s’est trouvé, à la fin, livré à des canailles aussi méprisables que celles qui furent combattues auparavant. Et même plus méprisables : car il n’agit plus d’étrangers, mais d’autochtones… Et voilà qu’il faut recommencer !… Cette fois-ci, non pas Algériens contre colonisateurs étrangers, mais Algériens honnêtes contre Algériens ignobles, obsédés par l’enrichissement au détriment des autres et de la patrie.

Zahra regarde son mari d’un air désolé. Karim éprouve le besoin de lui donner un motif d’espérer.

- Il reste, dit-il, aux personnes comme toi et moi, si nous refusons d’être réduits en esclaves ou de nous résigner à l’humiliant exil, de ne pas craindre les risques qui nous menacent : l’emprisonnement, la torture, la mort. Là est le chantage, la force de nos adversaires : nous faire peur. Car il en faut du courage pour ne pas craindre la prison, la torture et la mort. Je me rappelle une expression lue dans un des livres que m’avait prêté Si Lhafidh : « Pour vivre dignement, il faut ne pas avoir peur de mourir. C’est la peur de la mort qui rend esclave ». Aussi, mieux vaut une brève existence digne qu’une longue durée d’humiliation.

Cette dernière observation cause à Zahra un malaise : « Peut-être que notre bonheur à nous deux, Karim et moi, ne durera pas longtemps… Mais Karim a raison, oui, il a raison. »

à suivre…

1Successivement les deux langues maternelles algériennes : arabophone et amazighophone.

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #NOUVELLE-ROMAN, #EDUCATION-CULTURE, #PEUPLE-DEMOCRATIE, #AUTOGESTION

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Publié le 2 Mars 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 12

12.

Cercle vertueux

 

Quelques minutes plus tard, Saïd, Zahra et Karim sont réunis dans le salon. La mère et

la sœur de ce dernier sont également présentes. Après le dîner, constitué d’un bon couscous garni de viande d’agneau, Zahia met sur la table basse une théière et quatre verres, elle s’astreignant de ce liquide.

Soudain, un tonitruant rot sort de la bouche de Saïd. Karim, sa sœur et sa mère, tout surpris, le regardent. Lui demeure calme, comme si l’inconvenant bruit sonore était la chose du monde la plus naturelle.

La mère de Karim, amusée, rompt le silence, en disant à Saïd :

- Alors, tu es satisfait de ce que tu as mangé, n’est-ce pas ?

L’invité secoue la tête en guise d’assentiment.

Cette réaction positive réveille la curiosité de Karim. Mais, il se demande : « Est-ce que je peux ?… Ne le mettrai-je pas dans l’embarras ? »… Un bref instant de réflexion le décide.

- Saïd ! dit-il. Est-ce que ça te plairait de nous parler de toi, d’où tu viens et comment tu es venu vivre ici ?

L’interrogé observe Karim d’un regard qui semble perdu, sans parler.

- Si tu ne désires pas répondre, le rassure Karim, pas de problème. Je voulais juste mieux te connaître ; c’est ainsi que se construit l’amitié, n’est-ce pas ?

Saïd conserve la même expression. Karim scrute avec une extrême attention, en veillant à ne pas se montrer envahissant, les yeux de son interlocuteur, pour comprendre le motif de son étrange comportement. « Soit il ne comprend pas, estime Karim, soit il ne veut pas ou n’ose pas se confier. » Une autre hypothèse surgit dans le cerveau de Karim : « Ou, peut-être encore, quelque chose de particulièrement douloureux l’a convaincu de l’inutilité de toute parole, que seul demeure le silence devant le mystère du monde et des êtres qui le peuplent. Peut-être ! » Karim en vient à cette dernière éventualité en se rappelant sa propre existence. Parfois, face à un événement trop cruel, trop stupide, il lui arrivait d’estimer inutile d’y réagir ; seul le mutisme total lui paraissait adéquat, tellement l’événement en question était absurde. « Peut-être, alors, reprend Karim, Saïd en a tant vu de choses absurdes qu’il en a perdu la parole... Devant l’absence de réaction vocale de la part de certaines personnes, on est en présence soit de l’idiotie la plus navrante, soit de l’intelligence la plus lucide. Saïd ne donne pas l’impression d’être un idiot ; à sa manière, il semble plutôt, à cause de son regard droit et clair, doté de cette intelligence, acquise à l’université de la vie, qui juge inutile toute énonciation de mots. »

Karim connaît de rares informations au sujet de Saïd. D’après ce que l’on raconte, il était l’enfant unique d’un père de condition très modeste. Donc, comme on dit, reproduction de la même condition socio-économique. Le fils, à peine il sut employer ses mains, alla gagner sa croûte de pain. À vingt ans, il trouva une femme de même condition sociale que lui, se maria.

Hélas ! Le destin frappa encore. L’épouse se révéla d’un caractère particulièrement méchant. Après la naissance d’un petit garçon, elle ne supporta plus le mari, au point d’en divorcer en le chassant de la petite chambre qu’ils louaient ensemble. Saïd, étant d’un doux caractère, s’en alla sans créer de problème. Il retourna dans la maison de son père, marié en secondes noces, après la mort de sa première épouse, mère de Saïd.

Le destin persista à frapper. Le père mourut, et la marâtre chassa Saïd du logis. Il se retrouva dans la rue, finit par trouver où se réfugier pour dormir. Dans un parc où il surveillait les voitures, il passait la nuit à l’intérieur de l’une d’elles.

On ignore pourquoi Saïd perdit ce travail et ce refuge. Il erra… Jusqu’à trouver l’occupation de videur d’ordures ménagères. Pour ce travail, les habitants de la tour A lui offrent le trou où il « vit », comme un rat, en compagnie de rats. Et chaque appartement de la tour lui donne mensuellement 100 dinars algériens. Le total est tout-à-fait dérisoire au vu du minimum nécessaire pour s’alimenter. Hélas ! L’argent gagné va en partie dans l’achat d’alcool, seule manière d’affronter les duretés de l’existence.

Cependant, le sort, en un seul domaine, s’est montré clément. Par un prodigieux miracle, Saïd n’est jamais tombé malade, n’a jamais été mordu par les nombreux rats qui circulent là où il dort.

- Bon ! finit par dire Karim.

Il se résigne à ne pas connaître la vie de Saïd de sa bouche même, en ressentant pour lui davantage de compassion.

Karim ajoute :

_ Je vais te montrer où dormir.

Il l’emmène dans sa petite chambre :

- Voilà, tu dormiras ici, dans mon lit. Moi, j’irai dormir dans la chambre de ma mère.

Saïd semble accepter. En scrutant ses yeux clairs, apparemment calmes, confiants, Karim éprouve une soudaine et nette impression. Il lui semble que Saïd a le caractère d’un agneau, ce symbole parfait d’innocence totale, d’extrême douceur et de touchante naïveté. Karim en ressent une profonde empathie, suivie d’inquiétude : « Ce monde n’est pas fait pour les agneaux », se dit-il.

Cet élan sentimental provient d’un trait fondamental de la personnalité de Karim, déjà signalé : sa tendance à s’identifier avec les personnes malheureuses, ayant besoin d’aide. Ce bel altruisme anime Karim depuis son enfance. Jamais, il n’a vu quelqu’un souffrir, soit par maladie, soit par humiliation, sans éprouver le besoin de lui porter secours. Jamais il n’a accepté d’assister à l’égorgement d’une volaille ni d’un mouton. Le motif de cette attention aux victimes, Karim en est parfaitement conscient. Chaque fois qu’il pâtissait lui-même des aléas biologiques du corps ou de la cruauté humaine, il éprouvait le besoin de trouver une personne pour lui porter secours, alléger sa peine. Dès lors, pour Karim, être sensible à l’infortune des autres consiste simplement à manifester de la reconnaissance envers les personnes qui, auparavant, lui avaient témoigné, à lui, une solidarité au moment du besoin. « Il s’agit d’un cercle, pensa Karim ; dans ce cas, il n’est pas vicieux ; tout au contraire, il vertueux. »

- Alors, frère Saïd, dors bien ! Et si, durant la nuit, tu as besoin de quelque chose, appelle-moi.

Saïd ne répond rien ; son attitude docile et son regard candide répondent affirmativement à Karim. Ce dernier quitte la chambre.

Son esprit demeure néanmoins occupé par les pensées suscitées en lui en présence de Saïd. « La solidarité Hélas ! Tous les malheurs ne sont-ils pas causés par cette carence ?… Maudit celui qui, le premier, déclara : « Moi d’abord ! » Quant à celui qui a délégué à une divinité le soin de soulager les injustices humaines, quelle illusion, sinon imposture ! »

Karim rejoint Zahra. Elle est occupée avec Zahia à nettoyer la vaisselle.

- À partir de demain, dit le mari à son épouse, on s’occupe de la crèche, d’accord ?

- D’accord.

À suivre...

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Rédigé par Kadour Naimi

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Publié le 1 Mars 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V.  Chap. 11

11.

De l’humain et du rat

 

Après le petit déjeuner chez Karim, celui-ci et Zahra vont au « logis » de Saïd, plus exactement le trou censé l’être, au bas de la Tour A.

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V.  Chap. 11

Appeler cet endroit un trou, c’est encore le décrire de façon trop favorable. Trou à rat est la description correcte ; sordide est l’adjectif adéquat. Un simple coup d’œil, de l’extérieur, cause un violent frémissement ou l’envie de vomir. Saleté repoussante, puanteur insupportable, humidité, obscurité, étroitesse. À moins d’être un rat, comment

peut-on y demeurer ?

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V.  Chap. 11

Et, pourtant, depuis plusieurs années, un être humain y habite, y dort. Et il est miraculeusement encore vivant, en apparente normale santé. Et ses yeux, jolis, brillent à la lumière. Et il sourit avec tendresse. C’est Saïd.

Que les habitants de l’immeuble n’aient trouvé rien d’autre à concéder à ce préposé au nettoyage des ordures, ni jamais pensé à rendre son trou à rat moins répugnant, prouve à quel niveau d’inconscience, d’indifférence, de carence de sensibilité, d’absence de compassion sont tombés les femmes et les hommes de cet immeuble, bien entendu « bons musulmans », reflet de la société toute entière. Il leur suffit d’accorder à Saïd quelques sous, pour renouveler son énergie vitale et débarrasser l’immeuble des déchets de nourriture et autres saletés. Pour le reste, « Que Allah lui vienne en aide ! » Hypocrite dédouanement de l’égoïsme face à la détresse humaine.

« Dans le passé, avait dit la mère à Karim, du temps de la colonisation, nous étions solidaires dans l’indigence, nous nous aidions les uns les autres. » À l’appui de son affirmation, elle avait fourni de nombreux exemples de ces actes d’altruisme. « Je ne sais pas pourquoi, reconnaît la mère, maintenant tout a changé de manière si négative. Pourtant, les gens se déclarent plus musulmans qu’auparavant... Je ne comprends pas… Je ne réussis pas à comprendre. »

C’est précisément pour comprendre que Karim se lia d’amitié avec Si Lhafidh, en pensant : « Qui d’autre pourrait m’aider, me consacrer une partie de son temps ?… Désormais, le temps est devenu de l’argent, uniquement pour produire de l’argent !... Quant aux intellectuels, la majorité écrasante se désintéresse de nous, le peuple. Eux, aussi, les soit disant instruits et intelligents, sont obsédés par la carrière, donc l’argent. »

Karim a le pénible sentiment d’avoir le même défaut : « Moi, aussi, jusqu’à présent, je me suis préoccupé d’argent, afin de pouvoir m’acheter un logis. Sans m’intéresser à la situation de Saïd. »

Embarrassé par sa mauvaise bonne conscience, éprouvée jusqu’à maintenant, Karim arrive, en compagnie de Zahra, devant la porte du trou à rat.

- Saïd ! appelle Karim.

L’interpellé apparaît sur le seuil. Zahra et Karim lui sourient. Puis, ce dernier parle :

- Saïd !… Comme je te l’ai dit hier, nous sommes venus t’aider à rendre plus habitable l’endroit où tu vis. Nous allons d’abord, ensemble, le nettoyer. Ensuite, je vais acheter le nécessaire pour peindre les murs, de manière à empêcher l’humidité de pénétrer ; puis, je t’achèterai un petit lit, des draps et des couvertures, ainsi qu’une petite armoire ; enfin, il faudra améliorer l’installation de la lumière électrique.

Saïd a écouté avec attention. De légers dandinements brefs de son corps

semblent indiquer un trouble ; il baisse brusquement la tête et regarde vers le sol.

- Alors, qu’est-ce que tu dis ? demande Karim avec le maximum de délicatesse.

Saïd demeure pensif.

- Saïd !… répète Karim avec douceur. Est-ce que tu m’acceptes comme frère, et Zahra comme ta sœur ?

Soudain, celle-ci touche discrètement de la main la hanche de Karim ; il se tourne vers elle. Des yeux, elle lui indique le sol près des pieds de Saïd. Karim regarde l’endroit : des gouttes de larmes y tombent.

Karim, bouleversé, ne se maîtrise plus : il enlace Saïd et le serre contre sa poitrine, très fort. Saïd se laisse faire, en gardant les bras le long de son corps.

 

Un instant après, Karim, Zahra et Saïd sortent du « logis » tout ce qu’il contient. Puis, ils commencent à nettoyer l’endroit de fond en comble, avec des instruments portés par Karim et Zahra.

- Ah ! Un rat ! crie Zahra, en reculant effrayée.

Tous les trois voient le petit animal courir rapidement au bas du mur, jusqu’à un trou où il disparaît.

Des voisins passent en jetant un coup d’œil à l’activité de nettoyage, les uns avec curiosité appuyée, d’autres avec indifférence.

Assis sur le trottoir près de sa charrette de fruits, Omar observe l’action de nettoyage avec une expression contrariée.

Apparaît Malika, la jeune mystérieuse au bouquet de marguerites. En voyant l’action concernant le « logis » de Saïd, elle s’approche, s’arrête et continue à regarder. Karim et Zahra s’aperçoivent de sa présence. Ils lui sourient ; elle les contemplent avec une expression douce.

Saïd, lui, reste les yeux fixés sur la jeune fille, puis murmure, tout enchanté :

- Yamina !

La jeune fille avance jusqu’à se trouver tout près de Saïd ; avec une tendresse infinie, elle dépose ses lèvres sur celles de Saïd, en un doux et long, très long baiser. Pour la première fois, le visage de Saïd s’épanouit d’une lumineuse expression.

Karim et Zahra, tout surpris d’assister à cette scène, absolument inattendue et incroyable, en restent totalement stupéfaits.

Quand la jeune fille retire ses belles lèvres de celles de Saïd, elle recule lentement d’un pas, tout en continuant à fixer des yeux ceux de Saïd, enchanté.

Se reprenant de sa surprise, Karim demande à Saïd :

- Tu la connais ?!

L’interrogé semble n’avoir pas entendu la demande. Il demeure le regard hypnotisé et rivé sur la jeune fille. Il répète seulement, machinalement :

- Yamina !

Karim s’approche tout près de lui, puis insiste avec tact :

- Saïd ! Tu la connais ?!… Yamina, c’est son nom ?

L’heureux bénéficiaire de l’enivrant baiser demeure sans réaction autre que d’observer avec intensité la jeune fille. De nouveau, elle s’avance et lui tend son bouquet de marguerites. Lui, les mains tremblantes d’émotion, prend le cadeau et le serre contre sa poitrine. Miracle ! Le visage de la jeune fille arbore une espèce de sourire de satisfaction.

- Yamina ! murmure une troisième fois Saïd.

Karim et Zahra, au comble de l’étonnement, ne savent pas quoi penser de tout ce qu’ils ont vu. Toutefois, ils comprennent qu’ils ne peuvent rien en savoir de la part de Saïd. Tout au moins pour le moment.

Zahra, instinctivement, s’adresse à la jeune fille, de sa voix la plus douce :

- S’il te plaît, dis-nous qui es-tu ?

L’autre remue avec une lenteur mélancolique la tête de droite à gauche, puis murmure, d’un ton altéré, typique d’une personne n’ayant pas usé son organe vocal depuis très longtemps :

- Sahra !

- Sahra, tu veux dire la région du Sahara ?

- Sahra ! répète l’interrogée.

- Tu veux dire que, pour toi, ici, c’est le désert, que tu n’as personne ?

La jeune fille se contente de fixer sur les yeux de Zahra un regard d’une intensité aussi énigmatique qu’impressionnante. Soudain, elle sursaute, comme ayant entendu une impérieuse voix intérieure, tourne vivement le dos aux autres, et s’éloigne rapidement, à tout petits pas rapides, semblables à une marche de femme japonaise traditionnelle.

 

Tard le soir, le trou à rat est complètement nettoyé. Saïd y place, dans un coin, son précieux bouquet de marguerites.

- Mais, dit Karim à Saïd, pendant quelques nuits, tu ne peux pas dormir ici, à cause de l’odeur de peinture fraîche. Je t’invite à venir dormir chez nous, d’accord ?

La proposition embarrasse fortement Saïd.

- À présent, tu es mon frère !… l’assure Karim. Alors, s’il te plaît, ne te gêne pas. Tu es un nouveau membre de la famille !

Sans répondre, Saïd entre dans son logis, prend son bouquet de fleurs, sort, ferme la porte avec un double cadenas, et rejoint Karim et Zahra.

à suivre...

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #NOUVELLE-ROMAN, #EDUCATION-CULTURE, #PEUPLE-DEMOCRATIE, #AUTOGESTION

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Publié le 1 Mars 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 9-10

 

9.

Miel de lune

 

Tard dans la nuit, enfin, Karim et Zahra sont ensemble, pour la première fois dans l’intimité de leur chambre. Dans l’appartement, la mère et la sœur de Karim dorment depuis longtemps. Le silence est total, apaisant. À travers la fenêtre aux vitres closes filtre un rayon de lune où se mélangent harmonieusement le bleu et le blanc. La chambre en est baignée d’une douce lumière.

Sous les jolis draps frais et parfumés du lit, les deux époux, allongés tout près l’un de l’autre, bavardent à voix basse. Ils se racontent comment ils ont enduré la phase durant laquelle ils avaient découvert leur amour réciproque, sans pourvoir le confesser l’un à l’autre.

Chacun d’eux avait très peur d’être victime d’illusion, d’un faux espoir, de prendre son désir pour la réalité. Les deux amoureux étaient victimes de l’atmosphère délétère dominante parmi les gens : trop de méfiance réciproque, parce que trop de fausseté, trop d’hypocrisie, trop de mensonges, trop de trahisons. Dès lors, comment croire au sourire ou aux bonnes paroles ?… Pour Karim et Zahra, cette première période de leur relation fut très éprouvante.

Zahra avoue :

- Jamais de ma vie, je n’ai connu de personne, homme ou femme, qui ne soit pas méchante, fausse, voulant profiter au détriment de moi. Pour les hommes, je n’étais qu’un objet de consommation sexuelle. Et, pour les femmes, j’incarnais une dangereuse et haïssable concurrente, à cause de mon physique agréable et de ma modestie. Cette dernière était considérée uniquement comme de la fausseté... Je connus seulement l’affection de ma mère. Sans pouvoir lui confier mes souffrances. Comment lui avouer le viol par mon père, alors que j’avais quatorze ans, ensuite, mon effroyable calvaire enduré à Annaba ? Enfin, revenue au logis, comment lui avouer l’origine du salaire pour nourrir la famille ?… Pour moi, exister n’était rien d’autre qu’un combat cruel, où mes ennemis se permettaient tous les coups, sans aucune pitié. Mon unique souci était de survivre.

Elle s’interrompt un bref instant, puis continue :

- Voilà pourquoi, quand je t’ai connu, quand mes yeux ont rencontré les tiens pour la première fois, à la boulangerie, je ne parvenais pas à y croire. J’avais constaté la bonté de ton regard, mais je me disais : « Fais attention, Zahra ! Les hommes ne sont qu’un troupeau de loups affamés ! Ne crois jamais aux anges ! Ils n’existent pas ! Ce sont uniquement des démons masqués ! »… En même temps, je ne parvenais pas à t’oublier... C’était très dur !... Je n’avais jamais affronté une situation aussi difficile, complexe, incertaine… Ah ! Combien de jours j’y ai pensé, et combien de nuits d’insomnie, l’esprit occupé par toi !… « Puis-je le croire ?… Puis-je le croire ?… » Toujours cette question en moi... Heureusement que tu as eu avec moi de la patience, que tu as manifesté un comportement adéquat, exprimé les mots justes. La chienne toujours battue que j’étais, tu es parvenu à la convaincre qu’elle pouvait, finalement, avoir droit à des caresses, de ta part. Finalement, le miracle se réalisa : tu m’as convaincue que l’amour peut exister, tout au moins entre toi et moi.

- Oh ! réplique Karim, très ému par les aveux de Zahra... Moi aussi, après le premier regard échangé entre nous, à la boulangerie, que de tourments j’ai affrontés. Contrairement à toi, j’avais la chance de bénéficier de l’amour de mes parents. En même temps, je constatais chaque jour comment notre société était devenue une jungle. À tout moment, il faut être sur ses gardes pour ne pas être victime d’une méchanceté, et d’abord venant des soit disant amis. Et si, pour l’homme, la femme n’est plus qu’un objet de consommation sexuelle, pour la femme, l’homme est devenu un simple compte en banque. Voilà le marchandage actuel : le corps féminin en échange de fric masculin ! Et, comble de l’imposture, le tout enrobé de déclamations religieuses… Comment, alors, croire à l’amour ?… Enfin, je t’ai connue. Même avec toi, j’ai dû, comme toi, d’une autre façon et pour d’autres motifs, j’ai dû lutter pour me convaincre que toi, tu étais différente des autres, que tu incarnais l’exception à la règle, un ange en enfer, une brebis parmi des louves. En outre, ta beauté me plaisait tout en me causant une désagréable défiance : « Comment, me disais-je, une jeune fille particulièrement jolie, pourrait-elle ne pas utiliser ce don de nature comme hameçon pour embobiner l’imbécile qui mordra à l’appât ? »… Ta pauvreté ajoutait à ma méfiance. N’est-ce pas mon salaire qui est visé, bien que pas énorme ? J’avais déjà entendu une femme déclarer, toute satisfaite d’elle-même : « La valeur d’un homme est dans sa poche ! »… Aussi, j’ai connu les longues nuits blanches, avec toi qui tournoyais dans ma tête, et des jours où tu étais encore présente dans mon esprit. J’avais une affreuse peur de me tromper sur le motif réel de ton intérêt pour moi. J’avais même peur de mes propres sentiments : « Qu’est-ce j’aime en elle ?… Son caractère ou uniquement son corps ? »… Ajoute à cela que, partout où je regardais, de la base au sommet de la hiérarchie sociale, je ne voyais que des gens obsédés par l’attrait des richesses et du sexe. Un marécage de dégoûtante pourriture !... Cependant, je ne me suis jamais résigné : l’exemple des combattants passés animait mon espérance en des temps meilleurs.

Les deux nouveaux époux parlent encore longtemps. Ils se vident de toutes les misères endurées, et se nourrissent du bonheur enfin trouvé. C’est leur façon de s’initier, de jouir de leur prochaine fusion physique.

Un joyeux chant retentit dans le silence.

- C’est le coq de Si Lhafidh ! dit Karim, tout content.

- Il a un coq ? demande Zahra, toute surprise.

- Avec une poule et des poussins, ainsi qu’un petit jardin sur son balcon. Je te les montrerai et, si tu es d’accord, nous imiterons Si Lhafidh.

- Décidément, réplique Zahra avec plaisir, notre Tour A contient non seulement des misères, mais, également, des miracles !

Un deuxième chant du coq résonne.

Alors, les toutes premières lueurs de l’aube apparaissent dans la petite chambre. Alors, les deux âmes se sont totalement l’une à l’autre révélées, livrées, comprises, appréciées et adoptées. Alors, les corps contenant ces deux âmes se fondent en une merveilleuse et enivrante union charnelle, bercée par la fusion ardente de deux cœurs et de deux esprits assoiffés d’amour.

 

10.

Que rire est ce qu’il y a de meilleur

 

Le lendemain matin, Zahra, Karim, la mère de celui-ci et sa sœur prennent le petit déjeuner, en compagnie de la mère de Zahra. Des gâteaux traditionnels ornent la table basse. Ils furent achetés auparavant par Zahia dans un proche magasin.

La mère de Karim s’adresse à son fils :

- Tu as des amis vraiment bons, Karim ! Peu d’amis, cependant vrais et intelligents !

- Pourquoi dis-tu ça, maman ?

- J’ai vu les cadeaux qu’ils t’ont offerts.

- Ah ! réplique Karim, enchanté.

Ce dernier découvrit avec un profond plaisir les dons en question. Si Lhafidh et le vieil imam donnèrent des livres, le premier « La lettre sur le bonheur » d’Épicure, et le second « Incohérence de l’incohérence » d’Averroès. Voici les cadeaux des autres amis. Akli, le boulanger : vingt litres d’huile d’olive pure provenant de sa famille en Kabylie. Si Hamid, le vieux planteur d’arbres sur la place : plusieurs paquets de graines, « pour le petit jardin, dit-il à Karim, que tu projettes d’établir sur ton balcon ». Rachid, le coiffeur : un appareil digital « pour réaliser des photos que toi et ton épouse verrez avec émotion quand vos cheveux auront la couleur de la neige du Djurdjura en hiver ». Fatma, la collègue de Karim à l’hôpital, et camarade au syndicat autonome de l’établissement, fut également invitée au mariage de Karim. Elle offrit un livre : « Dieu et l’État », de Michel Bakounine. « J’y ai appris, déclara-t-elle, ce que je concevais déjà, sans pouvoir l’expliquer de manière convenable : que la liberté n’est pas une affaire individuelle ; c’est une question sociale collective ». Fatma accompagna son cadeau par cette dédicace, joliment écrite à la main :

« Cher frère Karim !

Grâce à toi, je me suis mariée avec... la liberté solidaire. En attendant de trouver un bon compagnon de vie. À toi et à ton épouse, tous mes vœux de bonheur !

Ta sœur Fatma. »

Quand Karim informa Si Lhafidh au sujet de ce cadeau de mariage et la dédicace l’accompagnant, le vieil homme eut le plus franc et le plus éclatant rire, au bout duquel il déclara, tout heureux :

-  Tu vois, cher Karim ! Il suffit de semer la bonne graine, et, si le terrain est fertile, vient la bonne récolte !

Il ajouta :

- Voici une autre très heureuse nouvelle, que tu connais déjà, sans doute : les divers syndicats autonomes ont tenu des réunions en vue de constituer une unique confédération !

Et le vieil homme eut un deuxième éclat de rire heureux.

- Il reste, nota Karim, à résoudre l’inévitable et maudit problème : se débarrasser du cancer du leadership, afin d’œuvrer ensemble d’une manière authentiquement collective.

Si Lhafidh répliqua, d’un ton plaisantin :

- C’est comme dans l’agriculture : veiller à ce que la bonne récolte ne soit pas abîmée par des parasites.

à suivre...

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Publié le 18 Février 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 8

8.

Confessions

 

À la fin du dîner, les invités partent l’un après l’autre, en remerciant chaleureusement Karim, et en lui souhaitant tout le bonheur du monde. Seuls restent lui, le vieil imam et Si Lhafidh. Ils désirent jouir davantage de leur amitié, en cette heureuse occasion.

Karim intervient, avec une jovialité respectueuse :

- Cheikh imam, et toi Si Lhafidh, j’ai toujours souhaité vous entendre discuter sur un thème très particulier. Dans le temps où nous vivons, ce thème est interdit, quand il n’attire pas les pires conséquences sur la personne qui l’évoque.

Les deux vieillards regardent leur jeune ami avec cette délicatesse dont sont capables uniquement des personnes ayant connu de la vie ses heureux et ses affreux aspects, puis en ont tiré les leçons les plus bénéfiques.

- Je veux dire, précise Karim, la foi religieuse. Toi, cheikh imam, tu as exercé cette fonction pendant longtemps, puis je te vois presque tous les jours psalmodier des sourates du Coran. Mais Si Lhafidh ne m’a jamais parlé de religion, et je ne l’ai jamais vu aller à la mosquée. En particulier, je me souviens, du soir où toi, cheikh imam, tu avais parlé du philosophe théologien Ibn Rochd. Ce soir-là, en retournant à la maison, Si Lhafidh m’a dit : « Il est très beau d’entendre un homme employer sa foi au service de la raison et de la justice ! »… Pourquoi je dis tout cela, à présent ?… Eh bien, je l’avoue, étant certain que vous deux me comprenez. Je ne parviens pas à croire à la religion ; je préfère compter uniquement sur ma raison, et me considérer seul responsable de mes actes. Non pas par orgueil, au contraire, par modestie. Je considère insultant de croire que mes mauvais actes seraient dictés par Dieu. Quel motif aurait-il à le décider, lui ? N’est-ce pas insulter la bonté infinie dont il se caractériserait ?... Cependant, j’estime hautement ceux qui professent leur foi de manière généreuse et intelligente, comme cheikh imam.

Les deux vieillards se regardent un instant l’un l’autre, avec une même expression affectueuse. Par respect réciproque, chacun des deux attend que l’autre réagisse à la confession de Karim. Si Lhafidh invite cheikh imam à intervenir :

- S’il te plaît ! lui dit-il.

L’imam tourne les yeux vers Karim et l’observe, avec une telle tendresse que le jeune homme en est touché.

- Ô mon enfant ! commence l'ex-prêtre, de sa caractéristique voix chaude, attentive et modeste. Tu as parfaitement raison de te considérer le responsable de tes actes, et de ne pas accabler Dieu de la responsabilité si tu agis mal... Ne te tourmente pas pour ton manque de foi. Ce que Dieu nous demande, c’est essentiellement de ne pas commettre d’actes mauvais envers soi-même ou les autres, et, dans la mesure du possible, faire du bien à soi-même et aux autres. En agissant ainsi, nous créons nous-mêmes notre paradis sur cette terre. Les prières qu’on adresse à Dieu n’ont pas pour but de lui demander des avantages ; ce serait un comportement vulgaire et opportuniste. Les prières et autres actes de dévotion servent uniquement à se rappeler et à renforcer en soi-même les pensées et les actes conformes à la justice et à la bonté humaines.

Dans les oreilles de Karim, ces paroles sont une musique harmonieuse et apaisante, surtout en cette époque d’obscurantisme violent quand pas sanglant. Toutefois, Karim n’est pas étonné par ces propos, les sachant prononcés par un homme qui parlait si bien du philosophe andalou Ibn Rochd.

L’imam se tourne vers Si Lhafidh, l’invitant du regard à prendre la parole. Celui-ci intervient, à l’adresse de Karim :

- Cheikh imam a dit ce que je t’aurais dit. Je peux ajouter ceci. Dans mon enfance, j’étais un croyant fervent. J’apprenais le Coran ; j’aimais le psalmodier même quand je ne comprenais pas les mots ; je les trouvais jolis, musicaux. Et j’étais tout heureux d’accomplir mes prières ; je les considérais comme un merveilleuse rencontre avec mon Créateur. Je songeais même à devenir imam !

Il sourit, amusé et attendri.

- Eh, oui ! ajoute-t-il. Puis, vers l’âge de vingt ans, ce fut la crise. Les interrogations qui m’avaient assailli, déjà, dans mon enfance, et que j’avais par la suite écartées, revinrent avec une intensité impérieuse. Pourquoi la souffrance physique ? Pourquoi les maladies graves et douloureuses ? Pourquoi les tremblements de terre, détruisant des êtres humains et même des édifices dédiés à Dieu ? Pourquoi l’existence du mal ? Pourquoi l’injustice ? Pourquoi des riches débordant de richesses, et des pauvres n’ayant pas même de quoi manger ? Pourquoi priver ces derniers de tout dans leur vie sur terre, pour ne l’accorder que dans un au-delà ? Pourquoi l’existence de dominateurs cruellement arrogants et de dominés obligés à se résigner ou à résister au prix d’être torturés puis assassinés ?... Tant de pourquoi !… Ne trouvant pas de réponse satisfaisante, ma foi a disparu. Ce fut très pénible, très très pénible. J’en souffrais profondément. J’avais perdu une boussole, un confident et un appui : Dieu !… Ensuite, progressivement, en m’appuyant sur la raison, j’ai cherché et trouvé une conception de la vie acceptable, où la foi ne m’était pas nécessaire. Cette découverte fut possible parce que je n’ai jamais perdu l’amour de la vie, de la mienne, de celle des personnes que j’aime, et de tous les êtres humains en général. J’ai même appris à aimer et respecter les animaux et les végétaux.

Il s’interrompt un instant, pour s’assurer de l’effet de ses paroles sur son ami imam. Ce dernier contemple Si Lhafidh avec une touchante expression de compréhension. Si Lhafidh reprend, en se tournant de nouveau vers son jeune voisin :

- Comme toi, aujourd’hui, Karim, un jour j’ai posé la question et je me suis entretenu avec cheikh imam. Voici quelle fut sa réponse : « Même si tu ne crois pas au Paradis dans l’au-delà, si, toutefois, il existe, - et telle est ma croyance -, tu y entreras avant tous ceux qui utilisent Dieu uniquement pour se servir de lui de manière vulgairement intéressée. Car toi, tes actions sont animées uniquement par la bonté, sans besoin d’une récompense divine. »

Il s’adresse à l’ex-prêtre :

- Tu te rappelles le soir où tu me l’as dit ?

- Oui, confirme l’autre.

Si Lhafidh revient à nouveau vers son jeune ami :

- Dès lors, Karim, tant que tu es bon avec toi-même et avec tout ce qui existe, tu es dans le juste chemin.

Karim se tourne vers l’autre vieillard :

- Cheikh imam, je voudrais te poser une question particulière, si tu le permets.

- Toutes les questions que tu veux, mon enfant !

- J’ai entendu Omar, le marchand de fruits, dire que tu ne vas jamais à la prière du vendredi, et Omar déclare qu’ainsi tu démontres que tu n’es pas un vrai musulman. Que réponds-tu à ça ?

Le vieux prêtre réagit par un léger sourire de compassion, puis dit avec déception :

- Dans le passé, j’aimais bien y aller. Malheureusement, depuis que cette cérémonie est devenue une prêche pour justifier soit une politique gouvernementale anti-populaire, soit un obscurantisme également politique, je préfère me retrouver seul avec mon Créateur, et, en esprit, avec tous les Musulmans honnêtes du monde.

- À présent, une question personnelle, reprend Karim : la très grande mosquée qui se construit à Alger, qu’en penses-tu ?

- À mon modeste avis, Dieu n’a pas besoin d’ostentation : sa mosquée est la terre entière, et plus le lieu est simple et modeste, plus il a d’âme. Quant à la meilleure façon de rendre hommage à Dieu, elle consiste à soulager les maux sociaux dont souffrent ses créatures… Comme toi, je constate les rues désertes, le vendredi au moment de la prière collective. Toutefois, cette situation ne me trompe pas. L’Islam est devenu une excuse commode, un travestissement pour masquer les méchancetés de ceux qui se réunissent à la mosquée. Sinon comment expliquer l’invitation aux Musulmans de recourir aux ablutions pour être propres, tandis que leurs rues sont jonchées de détritus dégoûtants ? Comment expliquer que le secteur du commerce d’alimentation et d’autres produits est quasi totalement accaparé par des personnes qui se croient musulmanes parce qu’elles arborent une barbe hirsute et des accoutrements d’Arabie saoudite, mais où la triche est couramment appliquée au détriment des clients, eux aussi musulmans ?… Pour la majorité des prétendus musulmans, l’Islam n’est pas un moyen de communier ensemble, de manière pacifique et fraternelle, mais un instrument pour tromper les autres, tricher à leur détriment, et cela du dirigeant politique au citoyen le plus ordinaire.

Karim n’en revient pas de tout ce qu’il entend :

- Ah ! Si l’Algérie en particulier, et le monde musulman en général, avaient beaucoup de imam et de Si Lhafidh comme vous, quel paradis ce serait !

Les deux vieillards le contemplent avec une expression où leur jeune ami voit un mélange de satisfaction et de mélancolie.

Le vieil imam ajoute, alors :

- Puisque nous sommes entre de vrais amis, voici ce qu’il me semble utile de t’avouer, cher Karim... Moi, aussi, dans ma jeunesse, j’ai eu des doutes. Effectivement, regarder des personnes souffrir de maladies, savoir que des femmes sont mortes en accouchant, voir des enfants nés physiquement handicapés, apprendre que des tremblements de terre ont détruit des mosquées et tué des fidèles à l’intérieur, quel cœur sensible et quel esprit normal n’en seraient pas ébranlés ?… Cependant, il y a cette mystérieuse capacité humaine nommée la foi. Personnellement, je m’y suis accroché, sinon je me serai suicidé. Heureusement, par ce que j’ai appelé la grâce de Dieu, mes douloureuses interrogations ont eu comme résultat de renforcer ma foi au point de choisir la fonction d’imam. Je l’ai exercée librement et bénévolement. Je ne l’ai quittée qu’au moment où l’État, d’une part, et, d’autre part, les intégristes ont voulu me transformer en perroquet, moyennant un salaire.

Karim et Si Lhafidh contemplent leur honnête ami avec une expression pleine de respect et d’admiration. Ce dernier ajoute, avec une pointe de nostalgie :

- Mais je constate, mon cher Karim, que tu ne vis pas dans une époque propice à la religion et à Dieu, tels que je les conçois. Ils sont devenus les justifications de la plus affreuse des haines et du plus odieux versement du sang, partout dans le monde. Intégristes dans les pays musulmans, évangélistes dans les pays chrétiens, traditionalistes dans le monde juif... Et pourquoi ?… Pour détenir un pouvoir permettant de disposer des ressources naturelles. L’argent ! Le Veau d’Or, encore et toujours !

L’ex-prêtre s’interrompt un instant, réfléchit puis continue :

- Chez nous, en Algérie, sous prétexte d’échapper aux mauvaises mœurs étrangères, et de retrouver nos bonnes coutumes du passé, les décideurs ont rempli notre pays de mosquées, de programmes télévisés religieux, de prêcheurs, d’ouvrages écrits et sonores, avec la prétention d’islamiser correctement le peuple. Les conséquences de ce phénomène se constatent facilement, dans les vêtements, la fréquentation des mosquées, les voyages multiples à la Mecque, le code de la famille, etc. Le paysage visuel en est tout transformé… La logique supposerait, alors, que le peuple et ses « élites » sont devenus plus vertueux… Cependant, la réalité contredit la logique. Plus le pays s’est soit disant islamisé, plus se sont aggravés les phénomènes que cet emploi de la religion prétendait combattre et abolir : la corruption du sommet à la base de la pyramide sociale, la violence sous toutes ses formes et dans tous les domaines de la vie sociale, les injustices sociales, la répression, la saleté dans les rues, la hogra1 partout, et la harga2 des jeunes, préférant mourir dans la mer que survivre dans le pays… Quant à la période sacrée du ramadan, de mois de pénitence, d’abstinence salutaire pour le corps et de méditations pour l’esprit, il est devenu celui de la bombance pour les consommateurs, de l’augmentation des prix pour les marchands, et d’une solidarité citoyenne se limitant à offrir à manger aux pauvres, comme si, pendant les autres onze mois, ceux qui manquent de nourriture peuvent crever. Et tout ce monde, du sommet à la base, se proclame musulman !… Mais combien se sont interrogés : de quel Islam est-il question ?... Combien ont noté qu’auparavant, quand nous avions infiniment moins de mosquées et pas de prêches télévisés, il y avait nettement plus de respect et de solidarité collectives ?... Comment expliquer cela, sinon par le fait que l’islamisation dont on parle n’est rien d’autre qu’une immense et ignoble supercherie pour endormir le peuple, et lui faire accepter toutes les infamies commises par les auteurs de cette prétendue islamisation ? Elle légitime les actions des personnes les plus rapaces, cruelles et malfaisantes. Même dans les mosquées, les rares imams honnêtes, qui parlent de justice humaine réelle, sont brimés, quand pas éliminés, soit par les responsables étatiques, soit par les intégristes prétendument islamistes. Ces responsables étatiques et ces intégristes veulent seulement des perroquets légitimant leur domination sur le peuple... Alors, moi, comme imam et comme musulman, comment puis-je ne pas vous comprendre, cher Karim et cher Si Lhafidh ?… Vous ne vous souciez qu’à faire le bien, sans rien demander en retour, pas même une belle place au Paradis. Pour moi, c’est vous qui incarnez la meilleure qualité que devrait avoir le musulman : la bonté.

À la fin de cette discussion et des aveux sincères l’ayant distinguée, Karim est heureux de penser : « Voici deux hommes qui se différencient par la croyance : l’une religieuse, et l’autre matérialiste ; cependant, ils sont proches et unis par un même cœur généreux et une même haute intelligence. Il est donc normal qu’ils se comprennent et qu’ils soient amis, dans le sens le plus authentique du terme… Chacun d’eux trouve un plaisir à me considérer comme son propre enfant, encore plus précieux parce que le lien n’est pas de sang mais de choix ; et chacun d’eux m’instruit, selon ses propres goûts : l’un par sa spiritualité, l’autre par sa conception sociale… Toutefois, j’estime que Si Lhafidh a sur l’imam une supériorité morale : ses actions n’espèrent aucune récompense future, dans un au-delà ; elles se manifestent uniquement comme devoir humain envers la communauté humaine, et trouvent leur récompense dans le seul fait d’accomplir ce devoir... Cependant, par respect de la vérité, qui est justice, je dois être complet dans mon jugement : le vieux imam a une bonté si naturelle qu’il n’a pas besoin de récompense pour faire le bien autour de lui... Ah ! Karim ! Quelle chance tu as de bénéficier de l’amitié de ces deux vieillards !… Dommage que nous ne soyons pas beaucoup à l’avoir, cette chance !»

1Terme précédemment expliqué : humiliation de la part du fort contre le faible, notamment les membres de l’oligarchie étatique contre le peuple.

2Mot également expliqué auparavant : l’émigration clandestine.

*

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Publié le 16 Février 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 7

7.

You you !

 

Les deux futurs époux optent pour la cérémonie de mariage la plus simple.

- Nous n’avons besoin d’aucun étalage, propose Zahra, d’aucun spectacle à donner, n’est-ce pas ? Le strict minimum nous suffit.

- Exactement, dit Karim, satisfait.

Arrive le jour de la fête matrimoniale.

Dans l’appartement de Karim, pour l’occasion enjolivé mais sans exagération, se réunissent quelques femmes, autour d’un bon couscous : la mère et la sœur de Karim, Zahra et sa mère, trois autres voisines, ainsi que leurs enfants, enfin Warda-Li Huà. Pour l’occasion, elle est habillée d’un très joli qi pao1, une robe traditionnelle chinoise, de tonalité rouge avec des fleurs de tournesol jaunes. Toutes les femmes, très étonnées, admirent le fait que Warda parle assez bien l’oranais, avec un amusant accent chinois.

Zahra est vêtue d’une belle robe blanche, élégante quoique sans aucune ostentation. Pas de maquillage sur le visage, sa naturelle beauté n’en a pas besoin. Au fond d’elle-même, Zahra éprouve un vague embarras pour ce cadeau offert à son apparence physique par le hasard biologique. Depuis son enfance, chaque fois qu’elle entendait le compliment « Comme tu es belle ! », elle éprouvait un pincement au cœur ; elle aurait préféré : « Comme tu es intelligente ! » Seul, Karim lui a donné le sentiment d’apprécier d’abord son esprit.

Au moment où les femmes sont réunies de leur coté, au plus haut de la tour A, dans le salon de Si Lhafidh, sont assemblés les hommes, autour d’un couscous identique. Sont présents l’hôte, Karim, son frère Mehdi, le père de Zahra, Akli le boulanger, Saïd, Rachid le coiffeur, Si Hamid, le retraité planteur de fleurs et d’arbres, le vieil imam et deux autres voisins.

Karim s’adresse à l’imam :

- Cheikh2 imam !... Permets-moi de te remercier d’un très beau cadeau, que tu m’as fait involontairement !

- Quel cadeau, mon enfant ?

Karim indique Si Lhafidh :

- J’ai fais sa connaissance grâce à toi… Une fin d’après-midi, tu parlais à un petit groupe de voisin, là où tu t’assois toujours, sous l’arbre, près de l’épicerie de ton fils. Je passais par là, et je me suis mis avec les autres, pour écouter tes propos. Si Lhafidh était parmi les auditeurs. À la fin de la réunion, en retournant vers la Tour où j’habite, j’ai vu que Si Lhafidh allait dans la même direction. Alors, nous avons parlé de ce que tu avais dit. C’était, je me le rappelle très bien, au sujet du philosophe théologien Ibn Rouchd3. Si Lhafidh a tellement bien apprécié ton discours qu’il m’en a parlé avec éloge. Dès lors, j’ai pensé qu’établir une amitié avec Si Lhafidh m’aurait été bénéfique. Elle s’est concrétisée, et, depuis, je dispose de deux sagesses : la tienne et celle de Si Lhafidh.

- Oh ! répond le vieil imam, content. On dit que chacun finit par trouver ce qu’il cherche. Quant à Si Lhafidh et moi, à notre tour, nous sommes le résultat de ce que nous avons cherché.

Dans les deux maisons, celle des hommes et celle des femmes, on savoure les mets servis, on bavarde, on plaisante, on rit. De temps à autre, résonnent les magnifiques « you you ! » des femmes, célébrant la joie de l’union entre Zahra et Karim.

Cependant, le plaisir de ces derniers est terni par certains faits.

Durant le repas, Zahra se lève. Elle entre aux toilettes. Là, elle s’assoit sur la cuvette fermée, puis, le corps tout droit, les yeux hagards devant elle, elle reste figée. Elle pense à la perte de ses deux frères, l’aîné destiné à être tué en terre étrangère, s’il ne l’a pas pas déjà été, dans une guerre absurde, et le cadet déjà noyé en mer. Pour une fois, la sœur veut pleurer de tristesse, mais elle n’en a pas l’habitude. Encore à cette occasion, elle estime que, dans les moments difficiles, douloureux, il faut éviter de pleurer, pour ne pas risquer de succomber. Au contraire, il faut tenir ferme, courageusement, considérer le malheur survenu avec le plus de sang-froid possible. Seulement ainsi, il peut être affronté et surmonté… Alors, elle s’efforce de se souvenir des rares moments où les visages de ses chers frères avaient souri. « Peut-être vous avez eu raison de préférer la mort à une existence d’humiliation, pense-t-elle. Mais, toi, grand frère, tu as tort d’aller assassiner d’autres, innocents ou révoltés, parce qu’ici on a assassiné ta dignité. Victime de monstres, tu es devenu un monstre. Erroné, horrible choix…. Quant à toi, petit frère, les auteurs de ta mort atroce, ne faut-il pas qu’arrive le jour béni où ils devront répondre de leur crime? »

Des you you interrompent les réflexions de Zahra. Rapidement, elle se recompose et rejoint les autres femmes.

Karim, pour sa part, pense à sa sœur électronicienne, Jamila. Elle a refusé d’assister au mariage. Elle s’est déclarée contraire à l’union de son frère avec ce qu’elle dénigra comme « fille d’un alcoolique, une quasi illettrée qui a abandonné sa famille pour aller on ne sait où, et qui, revenue, a fini comme femme de chambre d’hôtel, où, certainement, elle se prostitue. C’est que mon frère a le défaut de s’intéresser aux déchets, au sens propre et figuré ! ».

Karim ne fut pas étonné du comportement déplorable de sa sœur de quatre ans plus âgée que lui, donc vingt-neuf ans. Auparavant, il avait constaté l’aggravation de son caractère. Depuis l’enfance, son comportement était taciturne, comme si elle se méfiait de tout, peut-être par timidité excessive. Une fois parvenue à la situation de professeur universitaire, elle a oublié son origine populaire, et s’est mise à regarder avec mépris toute personne n’ayant pas su s’affranchir de sa condition démunie. En plus, cette sœur n’étant physiquement pas agréable à voir, elle éprouve une jalousie maladive envers toute femme dotée généreusement par la nature. Cet handicap a porté l’ infortunée sœur à n’ouvrir la bouche que pour proférer des méchancetés, en ayant l’impression d’être la victime et la risée de tout le monde. Sans être un fin psychologue, il est évident qu’une certaine laideur physique est l’un des facteurs dans la cause de cette paranoïa. Quand la nature a été si ingrate envers une personne, comment cette dernière peut-elle croire à la gratitude humaine, à moins de bénéficier d’une bonté de cœur et d’une généreuse intelligence ?… Ajoutons une très amère ironie du sort : les parents affublèrent leur fille, à sa naissance, de ce nom : Jamila4.

En outre, depuis que les occasions de « nager dans le bonheur », selon son expression, autrement dit les rares fois qu’elle eut des relations sexuelles avec un homme, Jamila était tourmentée par une horrible angoisse, lui causant souvent l’insomnie : que l’homme finisse par l’abandonner après quelques séances de gymnastique érotique. Ce qui, en effet, arrivait. D’où, pour la malheureuse, le recours aux calmants pour s’endormir, mais ils avaient l’inconvénient de la faire grossir et enlaidir davantage. Cette dépression a aggravé la relation entre elle et son enfant unique, conçu à l’insu de l’homme du moment. Rapidement, cet enfant de l’inconscience, à peine doté de raison, comprit la cause du comportement étrangement agressif de sa mère, même contre lui, même sans motif : « Tu es folle ! Vas te soigner ! » lui a-t-il lancé à maintes reprises. « C’est toi qui es fou ! » hurlait la mère, les prunelles sortant presque des orbitres. Enfant et mère sont encore à ce stade de rapport familial.

Malgré cela, Jamila joue à la mère bonne et exemplaire... L’apparence ! Elle seule compte. Quant à la réalité vraie, Jamila s’efforce de la cacher autant que possible. Mais il suffit d’observer attentivement ses lèvres serrées ainsi que ses yeux méfiants et fuyants pour comprendre l’horrible misère psychique derrière le ridicule maquillage du visage, et les habits à prétention de richesse et d’élégance. Chez Jamila, l’acuité du ressentiment se manifeste violemment dans sa haine injustifiée des autres, tous les autres sans aucune exception ; cette haine est le reflet du mépris qu’elle éprouve contre elle-même.

Face à ce lamentable gâchis de Jamila, Karim s’efforce néanmoins de ne pas le laisser entamer sa bonne humeur. Son moyen : éviter systématiquement toute relation avec cette sœur, bien qu’il regrette d’y recourir. Sa règle de conduite est : « Quand une personne patauge dans un marécage, c’est un devoir de lui tendre la main pour l’en sortir, mais si cette personne saisit cette main secourable uniquement pour faire tomber celui qui la présente dans le marécage, il est stupide de se laisser entraîner, mieux vaut retirer la main. »

Karim est tiré de ses amères réflexions par une intervention du sympathique coiffeur. Après avoir savouré une rasade de lait caillé, il déclare :

- Félicitations, mon cher Karim !… Je n’ai jamais assisté à un mariage d’une telle simplicité et sobriété. Très beau !… Quand je pense à l’argent que dépensent les autres, jusqu’à s’endetter, pour organiser les mariages les plus luxueux, les plus tape-à-l’œil, afin, comme ils disent, de « remplir les yeux des envieux »… Quel désolant orgueil ! Quelle pitoyable pauvreté d’âme ! Parader pour les autres, croyant ainsi montrer sa propre valeur. « Ô toi qui est enjolivé en dehors, quelle est ta situation au-dedans5? »

- Et toi, Saïd, lui demande Si Lhafidh, qu’en penses-tu ?

L’interpellé le regarde de l’air de n’avoir pas compris ou de ne pas savoir quoi répondre.

- Tu aimes ce mariage ? relance le vieil homme.

- J’aime Karim ! déclare Saïd, soudainement ému.

- Donc, conclut Si Lhafidh, tu aimes son mariage.

- Oui ! Oui !

- Écoute, Saïd ! lui dit Karim, du ton le plus amical. Es-tu d’accord qu’on t’aide à améliorer l’endroit où tu vis et dors. J’ai remarqué qu’il est humide et sombre. Je t’aiderai avec plaisir à le rendre sec et un peu lumineux. Alors, tu y seras mieux.

Saïd baisse la tête, sans que l’on sache si par embarras ou autre sentiment.

- Alors, insiste gentiment Karim, qu’est-ce que tu en dis ?

Saïd relève les yeux et déclare, apparemment ému :

- Comme tu veux !

- Non ! objecte Karim. Comme tu veux, toi ! C’est à toi de décider.

- D’accord !

Akli intervient, à l’adresse de Saïd :

- Et pour le pain, tu sais que chaque fois que tu en as besoin, viens chez moi. Je t’en donnerai avec plaisir.

- Merci ! répond Saïd, avec une très touchante modestie.

Il semble un peu troublé. Karim l’observe avec une sympathie infinie. « Et dire qu’il vit seul, sans famille, sans amis, à part nous ; sans salaire, à l’exception de la misère concédée par les habitants de l’immeuble. »

Karim se rappelle la rencontre qui eut lieu juste le jour précédent, en fin d’après-midi. Il retournait à la maison, quand il vit, dirigé vers lui, Saïd. Il titubait. Quand il parvint au niveau de Karim, il pleura, ou, plutôt, pleurnicha, et le prit par le bras : « Viens, supplia-t-il, avec moi au commissariat, viens ! »

- Pourquoi ? Que s’est-il passé ? demanda Karim.

- On m’a versé une bouteille d’urine sur la tête.

- Qui et pourquoi ?

- Je ne sais pas. Ils sont méchants !

Saïd se remit à pleurnicher. Karim nota la bave qui sortait de sa bouche : signe de son ivresse. Saïd se lamenta :

- Mon père et ma mère sont morts ! Je n’ai que ta mère et toi pour me secourir.

- Certainement, tu peux compter sur nous, répliqua Karim… Tu veux que je vienne avec toi au commissariat ?

- Oui !

Karim l’accompagna jusqu’au local.

Là, une policière les accueillit. Karim lui expliqua, en indiquant Saïd :

- Il a été agressé, on lui a jeté une bouteille d’urine sur la tête.

La femme, reconnaissant Saïd, esquissa un léger sourire désolé en regardant Saïd, puis invita Karim, avec gentillesse :

- Tu peux t’en aller, vas ! On s’occupera de lui.

Visiblement, Saïd était connu au commissariat.

En retournant chez lui, Karim raconte l’événement.

- Oh, tu sais, explique la mère. Quand il est sous l’effet de l’alcool, Saïd insulte les gens. Alors, il ne faut pas s’étonner si ces derniers réagissent de mauvaise manière. Tous n’ont pas l’intelligence de comprendre que Saïd recourt à l’alcool en croyant se libérer de sa situation, et en se vengeant des mauvais traitements par des propos désobligeants contre des personnes rencontrées.

 

À suivre...

1 Prononcer tsi pao.

2 Terme témoignant du respect à l’âge et à la sagesse de l’interpellé.

3 Connu, en Europe, sous le nom Averroës.

4 « Belle ».

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Rédigé par Kadour Naimi

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Publié le 10 Février 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 5-6

5.

Dette, encore

 

Le lendemain, à dix heures précises, Zahra arrive à la porte de l’hôpital, où l’attend Karim qui lui avait donné rendez-vous.

- Je dois, lui dit-il, te parler de quelque chose de très urgent. Comme je suis normalement de service, j’ai demandé à une collègue de me remplacer un moment pour venir te rencontrer. Allons à ce banc ; c’est un endroit tranquille pour parler.

Ils s’y dirigent et s’assoient, à l’ombre d’un joli arbre aux feuilles touffues.

Karim expose le projet de crèche. Immédiatement, les yeux de Zahra se mouillent de larmes.

- Excuse-moi de pleurer, dit-elle. Auparavant, les malheurs ne provoquaient pas mes larmes ; au contraire, ils m’endurcissaient. Je serrais les dents. Je me sentais un boxeur sur un ring ; il me fallait donc savoir recevoir les coups, même les plus violents, sans me lamenter, puis me relever, et continuer à combattre. Cependant, depuis que je te connais, je pleure souvent, mais ce sont des larmes de joie ! Tellement tu me rends heureuse, moi qui n’y croyais jamais… Cette proposition de crèche, aussi, est une très belle nouvelle, car j’adore les enfants !… Comment cette idée est venue à ton esprit ?

- Oh ! Ce n’est pas moi, c’est Si Lhafidh qui en est l’auteur. Et tu veux savoir comment ?

- Oui.

- Voici ce qu’il m’a dit. « L’espèce humaine est une continuité, les générations se suivent l’une après l’autre ; la suivante dépend toujours du soin que la précédente lui a manifestée. Ainsi, chaque génération a une dette envers celle qui existait auparavant, puisque la précédente s’est efforcée de donner à la suivante de meilleures conditions pour vivre. Ma génération, par exemple, a une dette envers celle qui lui a offert l’indépendance nationale. Et cette génération de patriotes, à son tour, a une dette envers les générations qui avaient résisté au colonialisme, d’une manière ou d’une autre, et, ainsi, semé les grains afin de poursuivre la lutte. En remontant les générations, nous arrivons aux révoltes des esclaves... C’est ainsi que l’idée de crèche s’est présentée. N’est-elle pas l’une des manières, peut-être la plus belle et la plus importante, de fournir à la génération montante ce que les générations précédentes ont gagné ?… La crèche est donc une très noble manière d’honorer la dette que nous devons à nos prédécesseurs de la planète entière. Ils nous ont donnés quelque chose d’utile, de bon et de beau. À notre tour de le transmettre aux enfants. »

Zahra reste pensive, en s’efforçant à bien comprendre cette explication ; elle n’est pas habituée à ce genre de raisonnement. Karim le devine :

- Est-ce clair ce que j’ai dit ?

- Je crois que j’ai compris. La dette ! Oui, la dette !… Moi, aussi, je l’avais et je l’ai encore envers mes parents. Si on l’oublie, il ne reste plus rien.

- Certainement, affirme Karim... À propos de crèche, Si Lhafidh m’a dit encore une chose qu’il te plaira t’entendre. Il déclara : « La société est décidément mal faite, et voici pourquoi. Les personnes qui s’occupent de crèche, ainsi que les enseignants des écoles primaires sont les moins payés parmi les gens qui travaillent dans le secteur de l’éducation. N’est-ce pas là une grave erreur ?… En effet, l’avenir d’un enfant, sa situation d’adulte ne dépendent-ils pas, d’abord et principalement, de la toute première éducation qu’il reçoit ? N’est-ce pas celle-ci qui permet de produire des citoyens bons ou mauvais à eux-mêmes et à leur collectivité ? N’est-ce pas, donc, la justification légitime pour accorder aux éducateurs de la toute première enfance le plus haut salaire, en reconnaissance de l’importance fondamentale de leur travail ? »

Soudain, le visage de Zahra s’assombrit légèrement :

- À propos de la crèche, et si la police révèle mon passé ?

- J’y ai pensé. Nous devons la prendre de vitesse. Nous marier le plus tôt possible et, tout de suite après, annoncer l’existence de la crèche. Si les parents se rendent compte qu’elle marche bien, ils ne croiront pas à ce que dirait la police. Et même s’ils y croient, il y aura bien parmi eux certains assez intelligentes et sensibles pour apprécier davantage une femme qui a renoncé aux avantages de la vente de son corps, et aux privilèges d’être une moucharde de la police, pour s’occuper d’un si noble travail : éduquer des enfants. Ajoute à cela la situation catastrophique de la soit disant « éducation » nationale. La crèche sera donc une bénédiction. D’autant plus que, à propos de l’accès, j’ai pensé à un plan. La crèche pratiquera des prix abordables pour les familles de travailleurs ; en outre, elle acceptera un quota d’enfants dont les parents, trop pauvres, ne peuvent pas payer une cotisation. Ainsi, j’ai calculé : une quinzaine de petits enfants. En plus, pas de loyer à payer : la crèche sera dans l’appartement de ma mère ; ni de collaborateurs à payer : tu auras le concours gratuit de ma mère et de ma sœur.

- Ta sœur ? s’inquiète Zahra, qui connaît son problème de santé mentale.

- Tant qu’elle prend ses médicaments, tout va bien. En plus, je surveillerai, ou plutôt toi et moi ensemble (puisque, une fois mariés, nous vivrons dans la maison de ma mère), nous surveillerons son comportement. Qu’en dis-tu ?

- D’accord ! répond Zahra, extrêmement émue.

Karim remarque en lui-même : « Elle n’a pas ajouté la traditionnelle formule : « Inchallah ! »1 C’est bon signe. Car tout dépend de nous, uniquement de nous. »

- Comment avoir des petits enfants pour la crèche ? interroge Zahra.

- Toi et moi, répond Karim, nous parlerons aux voisins du quartier.

Une idée surgit dans son esprit. Il hésite à la formuler, par crainte d’embarrasser Zahra. « Non, il faut !... se ravise-t-il. Si je veux construire une bonne relation avec elle, je ne dois rien lui cacher. » Alors, il lui demande, d’un ton prévenant :

- Aimerais-tu lire un livre que j’ai lu et aimé ?

Elle le regarde, très étonnée et un peu gênée :

- Lire un livre ?!… Depuis que j’ai quitté l’école primaire, je n’ai jamais pris un livre dans mes mains.

- Moi, aussi, j’ai passé une partie de ma vie à ne pas m’intéresser aux livres, les croyant inutiles. Puis, j’ai découvert l’existence de quelques uns, très précieux pour savoir comment vivre le mieux possible.

Il sourit, puis ajoute :

- Tu sais, c’est aussi grâce à certains livres que je me suis intéressé à toi.

- Je ne sais pas si je suis capable de lire, avoue Zahra.

- Je t’aiderai.

- Alors, d’accord.

- Oh ! Il ne s’agit pas, précise Karim, de lire pour se pavaner en faisant croire qu’on est cultivé. Non ! Pas du tout ! Il s’agit de lire pour savoir comment bien vivre. Le livre auquel je pense concerne directement la création et la gestion de la crèche.

- Ah, c’est bien !

 

Deux jours après, le soir après dîner, dans le salon de son appartement, Karim est assis sur le divan, en compagnie de Zahra. L’ordinateur allumé de Karim est posé sur ses genoux. Il présente le texte « L’école moderne » de Francisco Ferrer, déchargé du disque externe de Si Lhafidh.

- Chaque fois, dit Karim à Zahra, qu’un mot ne t’est pas clair, arrête-moi et demande-moi. Pardonne-moi si j’insiste. Ne laisse pas un seul mot sans explication, sinon le reste te devient difficile. Je te dis cela sur la base de mon expérience. Au début, c’est un peu pénible de s’arrêter à trop de mots ; cependant, par la suite, après l’acquisition d’un certain vocabulaire, la lecture devient plus facile. D’accord ?

- D’accord.

Lentement et distinctement, Karim commence sa lecture. Soudain, il s’interrompt :

- Autre chose encore !... Chaque fois que tu en as besoin, je te traduirai le texte dans notre langue maternelle.

- Alors, propose Zahra, au lieu de lire en français, est-ce que tu peux lire toi-même, puis me traduire directement dans notre langue ?… Pour moi, ce serait plus facile.

- D’accord ! J’espère y réussir.

Karim, pour la première fois de sa vie, traduit en langage oranais un texte français. La procédure se révèle pas très facile, mais elle est efficace : le contenu, exprimé en langue parlée, est mieux accessible à Zahra.

Sortant de sa petite chambre à coucher, la mère de Karim apparaît ; elle s’assoit près de son fils.

- Moi, aussi, je veux entendre ce que tu dis, déclare-t-elle, d’un air intéressé. Puisque je dois aider Zahra pour la crèche.

De la cuisine arrive Zahia, avec sa démarche très discrète, sans bruit. Elle s’assoit avec les autres, et se met à l’écoute.

En présence de ces trois femmes aimées, attentives à sa lecture, Karim a la nette impression de rêver les yeux ouverts, d’assister à un incroyable miracle.

 

6.

Ah ! La vache !

 

Vient enfin le matin où Karim se rend chez la mère de Zahra pour lui demander officiellement d’épouser sa fille. Selon la coutume, l’aspirant époux est accompagné de sa propre mère. À cette occasion, ils ont porté avec eux une très belle et grande tarte, offerte à la future belle-mère. De son coté, cette dernière a préparé un couscous avec du poulet.

Une fois tous assis autour de la table basse, Karim et sa mère, ainsi que Zahra et la sienne demeurent un instant silencieux. Ils ne savent pas comment démarrer la « négociation » au sujet de la dot de mariage.

En outre, Karim est embarrassé : il n’aime pas la sauce où de la viande a été cuite. Cependant, il ne peut pas décliner l’invitation à manger : ce refus serait interprété comme une grave offense. Quant à sa mère, au courant de son choix végétarien, elle ne sait pas quoi dire. Karim raisonne, exerce sur lui-même le maximum effort et parvient à accomplir honorablement son rôle d’invité. Il réussit à manger du couscous et des légumes, sans toucher à la viande. Devant la gentille insistance de la mère de Zahra pour la consommer, il invente un pieux mensonge, ne pouvant pas confesser son orientation alimentaire :

- Ces jours-ci, déclare-t-il, je ne peux pas manger de la viande, à cause d’un petit problème de santé.

L’argument convainc la généreuse hôtesse. La mère de Karim, pour sa part, ne réagit pas ; en elle-même, elle apprécie la manière courtoise employée par son fils afin de ne pas mettre dans l’embarras la mère de Zahra.

Après le repas, les estomacs satisfaits permettent une certaine détente, empreinte de bonne humeur. C’est le moment propice pour le traditionnel marchandage.

La mère de Karim demande à celle de Zahra :

- Chère voisine, voici le moment de te demander la somme d’argent que tu désires pour accorder ta fille comme épouse à mon fils.

L’interpellée, gênée et intimidée, ne sait pas quoi répondre et se tourne vers Zahra.

- Maman, déclare cette dernière avec délicatesse, laissons la tradition et ses règles... Oui ! Naturellement ! Toi et papa, vous avez dépensé de l’argent pour me faire vivre jusqu’à parvenir à l’âge du mariage. Mais Karim, lui aussi, ses parents ont dépensé de l’argent pour en faire un homme. Par conséquent, ta fille n’est pas une vache, elle n’est donc pas à vendre… La seule chose qui doit te préoccuper, maman, est de savoir si le mari qui me demande comme épouse est bon, honnête, loyal et travailleur. Je pense connaître désormais assez Karim pour dire que oui.

Connaissant la règle de la bienséance traditionnelle, Zahra n’a pas évoqué la qualité la plus importante à ses yeux, concernant le mariage : l’amour !… Cependant, elle compte sur le contenu tacite de ses propos afin que sa mère, celle de Karim et ce dernier intègrent cet élément sentimental primordial dans la description d’une heureuse union matrimoniale.

- C’est à toi de décider, mon enfant ! concède la mère de Zahra, d’un ton sincère. Ceci dit, je pense que tu as raison. En effet, quelle valeur peut avoir un être humain qu’on achète avec de l’argent ?

Elle se tourne vers la mère de Karim :

- N’est-ce pas ?

L’interrogée répond :

- Les paroles que je viens d’entendre sont très sages, et j’en suis très heureuse. Oui ! Il est temps de comprendre que ce n’est pas l’argent mais le sentiment qui doit présider aux relations humaines, et d’abord entre époux et épouse. Ce dont Zahra et Karim ont besoin, c’est de se vouloir réciproquement du bien sincèrement, dans toutes les circonstances de la vie. C’est la base du respect et de la solidarité dans le couple.

Bien entendu, tous ont compris le contenu implicite de l’expression « se vouloir réciproquement du « bien » : la traditionnelle pudeur interdit de prononcer : amour. À ce propos, une pensée surgit chez Karim : « Le jour où l’on parlera d’amour de manière normale, sans gêne, un immense progrès sera réalisé dans les relations humaines. La pudeur devrait prohiber uniquement les mots vulgaires ou méchants, et pas le mot le plus beau dont dispose l’humanité. »

La mère de Zahra conclut, en s’adressant à Karim de la voix la plus tendre, et avec beaucoup d’émotion contenue :

- Que puis-je te dire, ô mon enfant ?… Zahra est à toi, et j’en suis heureuse ! Je te connais depuis longtemps, et je suis convaincue que tu rendras ma fille heureuse. De tout mon cœur de maman, je t’en suis reconnaissante !

- Moi, aussi, chère mère, répond Karim du même ton, je te suis reconnaissant et m’efforcerai de mériter ta confiance et celle de Zahra.

La mère de Karim intervient, très émue :

- Pour ma part, voici la « dot » que je vous offre : dorénavant,…

Elle s’adresse à la mère de Zahra :

- ... tu n’es plus uniquement une voisine, tu es ma sœur.

Elle se tourne vers Zahra :

- Et toi, tu es ma fille.

Regardant la mère et Zahra ensemble :

- Vous êtes des membres à part entière de notre famille, ou, plus exactement, nous sommes désormais une seule et même famille !

à suivre...

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Rédigé par Kadour Naimi

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Publié le 2 Février 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 3-4

3.

Ouverture de porte

 

À seize heures de l’après-midi, Karim va au « Paradis ». Son ami l’accueille avec l’habituelle chaleur, et le fait entrer.

- Du thé à la menthe ? propose Si Lhafidh.

- Oui, merci !… Il faudra qu’un jour je te fasse cadeau de deux sacs : l’un de thé et l’autre de menthe !

- Ah ! Ah !… rit le vieillard. Pas la peine. Pour le thé, il ne coûte pas cher. Un voisin, Hmida, me le porte du Sahara où il travaille dans le pétrole. Quand à la menthe, je la prends gratuitement de mon jardin.

Il indique le petit balcon ensoleillé.

- Regarde !

Il se dirige vers son « jardin », suivi par Karim. Là se trouve aménagé un coin assez large, constitué de terre. Une partie est occupée par de la menthe. À coté, une poule, un coq et quelques poussins picorent, en se dandinant. Le vieil homme les indique :

- C’est mon magasin d’œufs. Et cette autre…

Il montre une jolie chèvre, au poil blond, au délicat museau, aux grands yeux noirs brillants.

- … c’est ma laiterie… Le modeste montant de ma retraite m’a donné de belles idées, comme tu vois, et même le luxe, puisque je m’alimente de produits biologiques !

Karim secoue la tête, en signe d’assentiment admiratif.

- J’essaierai, dit-il, de convaincre ma mère de t’imiter. Comme tu le sais, nous aussi, on ne roule pas sur l’or, mais on dispose d’un balcon, même plus grand que le tien.

- Allez ! Assieds-toi, invite Si Lhafidh. Le thé est dans le thermos. Il suffit d’ajouter la menthe fraîche dans les verres.

Pendant que le vieillard va dans la cuisine, Karim s’assoit et attend. Il en profite pour observer encore une fois le salon. Il aime sa belle simplicité, les étagères de livres. Sous l’effet de la belle lumière extérieure venant des larges fenêtres, la couleur blanche des murs crée une atmosphère douce et sereine. « Il a bien su se construire son « Paradis » ! se dit Karim… J’aimerai bien en avoir un semblable. J’espère que Zahra aimera. »

L’heureux bénéficiaire de ce lieu, modeste bien que très agréable, revient. Il pose la théière, deux verres et de la menthe sur la table. Puis, il s’assoit.

- Pour bien parler, déclare-t-il, il est utile d’irriguer nos méninges. Le thé à la menthe est une bonne médecine.

D’un geste lent et harmonieux, il remplit le verre de Karim, puis le sien. Ensuite, il lève son verre, Karim en fait de même ; les deux amis les entrechoquent doucement, et boivent quelques gorgées. Ils reposent les verres.

- Tu sais, Karim, que tu as de la chance ? lance Si Lhafidh avec une pointe d’humour.

- Ah ! réagit l’interpellé du même ton. Il faut bien que, de temps en temps, la chance atténue la rudesse de la vie. De quoi s’agit-il, cette fois ?

- Eh bien, pour parler encore de portes, l’une vient de s’ouvrir. Figure-toi qu’hier soir, je pensais à toi et au travail pour Zahra. Et, comme cela m’arrive parfois, quand je cherche une solution, j’ai promené mon regard sur mes livres, puis j’ai regardé la liste de ceux que j’ai conservés sur des disques durs, séparés de l’ordinateur. Et c’est justement parmi ces derniers que j’ai fini par lire un titre. Francisco Ferrer, tu connais ?

- Non.

- C’est le fondateur d’une école, la plus libre, la plus intelligente, la plus solidaire, bref la meilleure que je connaisse… Eh bien, quand j’ai lu le titre de son livre principal, « L’école moderne », une idée m’est venue. La voici : que dis-tu d’aider Zahra à créer une crèche pour enfants, dans l’esprit de l’école de Francisco Ferrer ?

Après un bref instant de surprise, Karim demande :

- Comment ?

- Je crois que tu as noté, comme moi, que notre quartier est rempli de petits enfants, les uns traînant dans la rue de manière dangereuse pour eux, d’autres se plaignant de rester à la maison seuls, parce que le père et la mère travaillent.

- Oui.

- Eh bien, comme disent les économistes, nous avons là une demande qui nécessite une offre : et c’est une crèche.

Karim réfléchit quelques secondes. Puis :

- Où la mettre, je veux dire le local ?

- J’y ai pensé, répond Si Lhafidh. Il faut appliquer deux principes, caractéristiques de la guerre populaire : compter sur ses propres forces, et transformer sa faiblesse en force.

- Comment ?

- La faiblesse de Zahra, explique le vieillard, est de manquer d’argent pour louer une lieu à utiliser comme crèche. Zahra ne peut pas, non plus, recourir à l’appartement de ses parents. Il reste le mien. Durant la journée, je peux mettre à disposition mon salon, et me cantonner, pour écrire, dans mon petit « jardin ».

Extrêmement touché, Karim réplique :

- Je te remercie infiniment pour cette proposition, mais je crois qu’il vaut mieux utiliser notre appartement, je veux dire celle de ma mère. D’une part, il est plus grand ; d’autre part, maman et ma sœur Zahia pourraient aider Zahra dans son travail.

- À toi, concède Si Lhafidh, de bien examiner ces deux solutions, puis de décider, bien entendu en consultant ta mère, ta sœur et Zahra.

 

4.

Joie

 

En retournant chez lui, Karim trouve sa mère et sa sœur occupées à savourer du café au lait, avec un gâteau confectionné par la mère. L’atmosphère est détendue. Zahia, en particulier, n’a pas son ordinaire visage tendu et inquiet.

Karim s’assoit près d’elles et engage la discussion, avec un sourire pour les rassurer.

- Maman ! Ma sœur Zahia !… J’ai une proposition à vous faire. Êtes-vous prêtes à l’entendre ?

Elles le dévisagent avec une gentille curiosité.

- Parle ! l’invite la mère.

Après leur avoir exposé l’idée de la crèche, il conclut :

- Cela nous portera de la joie, à vous deux donnera l’occasion de remplir les moments libres de votre journée, et si l’activité le permet, vous aurez, comme cerise sur le gâteau, un peu d’argent pour améliorer la vie.

« Aïe !… s’alarme Karim. J’espère que l’expression « moments libres » ne choquera pas Zahia ; elle les consacre entièrement à la prière ou à la lecture du Coran. »

La mère rit, puis déclare :

- Oh ! Pour la cerise, il me suffit que ton épouse fasse un bon travail, qui lui permet de gagner un peu d’argent.

- Je suis d’accord avec maman, déclare Zahia d’un ton sincère.

La mère ajoute, toute amusée :

-Alors, à mon âge, tu veux me faire jouer le rôle de maman ?

- Eh oui ! Tu as toujours été une adorable maman. Je sais que tu aimes tellement les enfants. Et toi, Zahia ?

Karim et sa mère tournent le regard vers elle.

- Moi, aussi, j’aime les enfants, dit-elle d’un ton sincère. J’aurais bien désiré en avoir, mais Dieu ne l’a pas écrit.

La réponse soulage, bien qu’elle soulève une inquiétude chez le frère : « Zahia est mentalement malade. Oui, tant qu’elle prend ses médicaments, son comportement est très doux, très collaboratif. Mais si, un jour, elle cesse de les prendre ? »

En effet, plusieurs fois, Zahia a cessé de se soigner, dans l’espoir de maintenir un comportement normal sans les pilules prescrites. Son intention était louable : « Je ne veux pas devenir dépendante, déclarait-t-elle ; j’essaie donc de voir si je peux me passer de médicaments. » Hélas ! À chaque tentative, après un ou deux mois environ, elle manifestait une agressivité très violente, sans motif apparent et crédible. On comprenait, alors, la cause : l’abstention de médicaments. Très pénible moment. « Je ne suis pas malade ! hurlait-elle, les yeux injectés de sang. C’est vous tous qui êtes malades, et le psychiatre le premier !… J’ai compris qui il est ! Ma voix me le dit : c’est Chaïtane1 ! Et vous tous, vous êtes des kouffârs2 ! Voilà pourquoi vous m’accusez d’être malade ! »

Dans cette situation, il ne restait malheureusement plus que le recours à la force : saisir l’infortunée et l’emmener à l’hôpital psychiatrique. Mais là, elle se trouvait jetée avec les pires malades mentaux, dans une salle commune, où les femmes criaient, bavaient, hurlaient, menaçaient, vomissaient, déjectaient, s’agressaient, jour et nuit.

Ne supportant plus ce cauchemar, Zahia nous suppliait, le visage inondé de larmes, de la faire sortir, et promettait de prendre régulièrement ses médicaments. Elle retournait au logis, jusqu’à une autre crise.

Cependant, depuis une année environ, Zahia se comporte de manière paisible et affectueuse, signe qu’elle respecte la prescription médicale. Karim connaît le caractère réel de sa sœur, avant de devenir la proie de la funeste maladie : Zahia fut toujours une jeune fille d’une sérénité et d’une bonté remarquables. Aussi, le frère estime, animé par son optimisme : « Il est possible que la présence et les soins donnés à de petits enfants aideront Zahia à mieux se comporter, notamment à se délivrer de la dangereuse obsession perpétuelle : les excessives prières et lectures coraniques. »

Karim veut s’en assurer.

- Tu es donc d’accord, demande-t-il avec délicatesse à sa sœur, de réaliser ce projet ici, chez nous, dans notre appartement ?

- Oui ! répond-elle, d’un ton convaincu et ému. Quand cela débutera et comment ?

- Eh bien, le plus tôt possible. Car Zahra a perdu son travail ; il lui faut donc un autre pour nourrir ce qui lui reste de sa pauvre famille : son père, sa mère et elle-même.

- Alors, intervient la mère de Karim contente, vous avez décidé de vous marier ?

- Oui, maman, le plus tôt possible.

- Ah ! J’en suis très heureuse ! Finalement, tu auras une épouse ; moi, j’aurais des petits-enfants, et ta sœur, des petites nièces et des petits neveux. Les enfants sont la joie de la maison !… Jusque-là, j’avais tellement peur de te voir quitter le pays, toi aussi, comme ton autre sœur et tant d’autres.

Karim tourne le regard vers Zahia. Elle le contemple avec une discrète satisfaction, qui redonne à son visage un peu de sa charmante beauté passée.

- Merci d’accepter ! lui dit-il.

- Merci à toi, répond Zahia, de nous apporter de la joie dans la famille.

- Merci à toi aussi, maman ! ajoute Karim.

- Moi, aussi, je dois te remercier, réplique cette dernière. Tu vas me faire rajeunir ! Et vois cela !

Elle lui indique le gâteau posé sur la table :

- Dieu a bien organisé les choses : sans connaître ta bonne nouvelle, il m’a inspiré à préparer cette tarte. Elle fêtera le projet.

- As-tu déjà parlé du projet de crèche à Zahra ? s’inquiète la mère en s’adressant à son fils.

- Pas encore. Je voulais d’abord entendre votre avis.

- Elle a l’air d’être une brave fille, intervient Zahia, d’une voix douce. Et intelligente. En plus, Dieu l’a honorée d’une appréciable beauté. Quand je la rencontre dans le couloir ou dans un magasin, elle me salue toujours avec une très belle politesse. J’espère qu’elle sera d’accord pour le projet. Prions Dieu pour le voir réalisé !

1Satan.

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Rédigé par Kadour Naimi

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Publié le 1 Février 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 1-2
PARTIE V.
GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 1-2

1.

Question de portes

 

« Oui, certes ! Je dois faire bien travailler mes méninges !… Et si leur activité peut être stimulée par un recours extérieur, non pour les asservir, mais afin de me rendre plus lucide, alors, bienvenue cette aide ! » Ainsi, Karim décide d’aller consulter l’habitant du « Paradis ».

Après un coup de téléphone pour connaître sa disponibilité, les deux amis sont dans le logement du vieillard, assis devant la même table, garnie des mêmes verres de thé à la menthe.

- Alors, quelles nouvelles ? demande Si Lhafidh.

Karim l’informe sur la collaboration de Zahra avec la police, puis des scellés sur le local syndical.

- Eh !... Les événements se précipitent ! commente le vieillard. Nous sommes en présence d’un problème de portes.

- De portes ? interroge Karim.

- Oui !… « Une porte s’ouvre quand une autre se ferme1 ». la porte qui se ferme est celle du local syndical, et la porte qui s’ouvre libère Zahra de la police.

- Pour la fermeture du local, répond Karim, nous avons déjà trouvé une solution : nous nous réunissons dans une maison privée ou au cours d’une pause durant le travail, en attendant de convaincre un nombre suffisant de travailleurs pour former et imposer notre existence syndicale selon le diktat des autorités. Par contre, concernant Zahra, j’ai longuement pensé, sans voir de solution.

- Tu n’as pas d’hypothèses ? demande Si Lhafidh.

- Si nous nous marions, Zahra et moi, répond Karim, la révélation par la police de son passé à Annaba aura un effet négligeable, pour ne pas dire nul. Car les gens savent que la police ment, quand cela sert ses intérêts.

- Il reste, objecte Si Lhafidh, la menace de la police de révéler que Zahra était une moucharde. Cependant, est-ce dans l’intérêt de la police d’agir ainsi ? Et même dans ce cas, qui croirait à ce que dirait la police ?

- Il me semble, répond Karim, que l’important, le décisif est le comportement présent et futur de Zahra, d’autant plus qu’elle sera mon épouse.

- Ajoute, précise Si Lhafidh, que, dans le quartier, tout le monde apprécie ton comportement et ta sagesse.

Le vieillard prend son verre, et boit quelques gorgées de thé. Puis, il suggère :

- Une fois mariés toi et Zahra, vu que ton salaire est limité, vous habiterez dans l’appartement de ta mère, je suppose.

- Oui.

- Cependant, continue Si Lhafidh, ne faut-il pas trouver un travail à Zahra, afin d’aider sa mère et son père, pour leur éviter la déchéance dans la misère totale ?

- Pour le travail, c’est plutôt difficile, comme tu le sais. Avec tout le chômage dans le pays, et le fait que Zahra a peu d’atouts.

- C’est vrai… Donnons-nous la nuit pour réfléchir, puis retrouvons-nous demain soir, si tu es libre.

- Demain soir, je suis de garde de nuit à l’hôpital. Le matin ou l’après-midi, tu peux ?

- D’accord. À seize heures, ça va ?

- Oui.

 

2.

Le prix du bonheur

 

En retournant chez lui, Karim envoie immédiatement un message au portable de Zahra. Il demande de la voir et à quel endroit, en proposant le matin, si possible.

Les deux amoureux se rencontrent à dix heures, à l’arrêt de l’autobus du centre-ville où ils s’étaient vus la première fois. Selon l’habitude désormais adoptée, Karim est venu dans sa voiture. Il invite Zahra à y entrer.

Une fois qu’elle est à l’intérieur, il propose d’aller dans un lieu tranquille et discret.

- Oui, acquiesce-t-elle.

- Alors, à toi de choisir, réplique Karim : le jardin de la Promenade de Létang, près d’ici, ou, plus loin, à Kristel, au bord de la mer ?

- Là où tu veux. Désormais, je suis libre.

Karim a envie de proposer Kristel, mais il se souvient opportunément que là on voit la mer. « Non ! Cela pourrait rappeler à Zahra la mort de son petit frère… La promenade de Létang, non plus. Par la rampe, on voit la mer ! »

- Allons au jardin municipal, propose-t-il. À cette heure, il ne doit pas y avoir beaucoup de monde.

Durant le parcours, Karim ne livre pas ses méditations à son aimée. « La mer !… se dit-il. La mer que j’aime contempler et dans laquelle j’aime nager !… Désormais, comment la regarder sans penser au petit Abderrahmane et à tous les malheureux qui y sont ensevelis ? »

 

Une fois arrivés au parc, les deux fiancés s’engagent sur un sentier. Ils cherchent où s’asseoir.

- Il nous faut, déclare Karim, un endroit discret sans être trop isolé.

- Oui, tu as raison.

Les deux amoureux savent combien, malheureusement, la misère s’est répandue, entraînant un désespoir avec son cortège de comportements agressifs, notamment pour détrousser les promeneurs de leur argent. Le dernier fait-divers eut lieu précisément dans ce jardin, quelques jours auparavant. Un vieux retraité, ex-immigré retourné au pays, faisait sa course matinale, vêtu d’un habit de sport, joli et de marque fameuse. Malheureusement, au moment de sa course, le parc était quasi désert. Trois jeunes gens l’encerclèrent et, le menaçant avec des couteaux, le dépouillèrent de son bel accoutrement, puis l’abandonnèrent couvert uniquement de son slip. Quand il alla déposer une plainte au commissariat, il eut droit à des rires et à la phrase : « Ignores-tu quelle est la situation du pays ? »

En se promenant, Zahra et Karim découvrent un banc inoccupé, sous un palmier, sur une toute petite place où des enfants jouent, sous la surveillance de leurs parents.

- On se met ici ? propose Karim.

- Oui.

Une fois tous les deux assis, Zahra contemple avec attendrissement le jeu des enfants. Elle est sensible à leurs joyeuses exclamations d’innocente allégresse. Karim remarque l’insistance avec laquelle son amie prête l’attention aux gamins. Zahra finit par le noter. Elle se ressaisit, en pensant vivement : « Non !… Je ne dois pas attrister Karim par le souvenir d’Abderrahmane . » Veillant à ne montrer aucune peine sur son visage, elle se tourne vers son fiancé, et tente d’esquisser un sourire.

Karim devine ce qui trouble Zahra : « Son petit frère !... » Puis, il se dit : « En ce moment, nous devons penser à autre chose. Ce sera notre manière d’honorer la mémoire d’Abderrahmane. »

Karim commence par informer Zahra du contenu de sa discussion avec Si Lhafidh, et des solutions envisagées. À la proposition de mariage, le visage de Zahra se contracte et pâlit.

- Tu n’es pas d’accord ? interroge Karim, inquiet.

Très embarrassée, Zahra réplique :

- Ce n’est pas ça, au contraire ! Je suis très honorée par ta proposition, et je t’en remercie de tout mon cœur !… Mais y as-tu bien pensé ? As-tu oublié mon passé ?

- Non, je n’ai pas oublié.

- Alors, as-tu considéré ce que les gens, les voisins diront de toi ?

- Oui !… Ceux dont l’esprit et le cœur sont bons estimeront notre union ; ceux dont l’esprit manque d’intelligence, et le cœur de bonté, nous les ignorerons. Pour ces derniers, espérons que notre comportement, toi et moi, finira par leur ouvrir les yeux et adoucir leur jugement.

- Les gens, objecte Zahra avec affliction, sont tellement méchants ! Et de plus en plus ! Comment peux-tu espérer qu’ils changeront en mieux ?

- Accepter la réalité telle qu’elle est ne fait que l’empirer. Alors, essayons de l’améliorer. Même si la réussite n’est pas garantie, il faut néanmoins essayer.

Zahra reste sceptique.

- Tu es trop bon, et ton excès de bonté te fait croire à celle des autres. On dirait que tu n’es pas de ce pays, que tu n’y vis pas.

- Dans notre pays, aussi, il y a des gens comme moi, et meilleurs que moi, même s’ils sont minoritaires.

- J’ai peur pour toi ! avoue Zahra.

- Pourquoi ? De quoi ?

- De la réaction des voisins, surtout de mon ex-chef dans la police. Il est tellement cruel !

« Dois-je dire toute la vérité ? » se demande Zahra… Quelques secondes d’hésitation, puis elle avoue :

- Surtout maintenant que je ne travaille plus pour lui, il risque de vouloir se venger d’une chose particulière.

- Laquelle ?

- Plusieurs fois, révèle Zahra, il a essayé de me convaincre d’aller avec lui au restaurant, soit disant pour « faire amitié », selon son expression. J’ai toujours décliné son invitation. Il a fini, un jour, par me dire : « N’as-tu pas peur de regretter ton refus ? » Son ton et son regard étaient très menaçants. Alors, j’ai préféré ne rien répondre. Mais chaque fois que j’allais dans son bureau, j’étais très inquiète. Je craignais d’être violée par lui. À notre dernière rencontre, quand je lui ai annoncé ma décision de me marier avec toi, il a encore relancé : « Eh bien ! Pour fêter cet heureux événement, je t’invite au restaurant, ou, mieux encore, à passer un week-end ensemble dans l’hôtel le plus chic du Sahara ! » Je lui ai simplement répondu : « Que penserais-tu d’une femme qui voudrait t’épouser mais, auparavant, accepterait l’invitation de son employeur en te manquant de fidélité ? » Il me toisa d’une expression si méchante que je me suis dite : « Sa frustration le conduirait-elle à se venger, d’une manière ou d’une autre ? »

- Je comprends ton inquiétude, répond Karim. Mais, y a-t-il un bonheur sans risque, sans lutte ?... L’amour que j’ai pour toi, le mariage que je te propose, ce sont d’abord le fruit de ta, - je dis bien : ta -, résistance à l’humiliation, de ton sens de ta dignité, malgré les situations affreuses où tu as été jetée, contre ta volonté. Tu ne fais donc que recueillir le résultat de ton combat.

Zahra dévisage celui qu’elle aime, et ses traits se détendent un peu :

- Tu parles bien, Karim ! J’aurais voulu en être capable comme toi.

- Tu as été capable de mieux : sortir du plus hideux des puits, connaître un garçon honnête qui t’aime et veut t’épouser. N’est-ce pas merveilleux ?

- Si tu continues à parler, avoue-t-elle, très émue, tu vas me faire pleurer !

- Si tu pleures de joie, alors, bienvenues les larmes !

1Proverbe.

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Publié le 1 Février 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie IV. Chap. 21

21.

Soliloque marin

 

« Que la vie est si pénible dans ce pays !… Trop de requins ! Vautours ! Hyènes ! Serpents ! Caméléons ! Perroquets ! Singes ! Faux prophètes ! Prétendues icônes laïques ! Faux démocrates ! Faux progressistes !… Tellement de faussetés, à commencer par le nom officiel de la nation : « démocratique et populaire », et par le slogan sur les édifices communaux : « Par le peuple et pour le peuple » !… Le mensonge partout ! L’imposture partout !… Dès lors, pourquoi s’étonner de trop de sang, de larmes, de saletés ?… »

Sur la plage de Coralès, face à la mer, Karim, solitaire, est assis sur le sable. Pour lui, c’est l’endroit idéal de méditation sur les questions fondamentales qu’il se pose, et la recherche des solutions adéquates.

Tout près de la mer, les poumons respirent l’air oxygéné du large, les yeux contemplent le paysage le plus ample, le cerveau est stimulé par l’immensité et la beauté de l’espace. Tout invite, non pas à la stupide évasion touristique, comme un esprit médiocre et conventionnel le croit, mais, au contraire, à la pensée la plus profonde, la plus libre, la plus hardie. Karim a toujours associé la mer à la liberté authentique. Les harragas1 le lui rappellent, le dernier étant le petit Abderrahmane.

« Cette fois-ci, mon cher « vieux sage » et ma chère Zahra, j’ai besoin de solitude. J’ai besoin de m’entretenir avec moi-même, pour trouver comment non seulement résister, mais vaincre !... Les imposteurs oppresseurs nous veulent dominés, tristes, désespérés, tout au plus réduits à baver de haine contre eux, à bouillir du nauséabond ressentiment, à nous dégrader par une colère hideuse et stérile… N’ayant comme solution rien d’autre que le servilisme complice, sinon la résignation par la mosquée, l’alcool ou l’exil, en abandonnant le pays aux ignobles méfaits de salopards parvenus au pouvoir et à la richesse par la violence, la ruse et le mépris de tout ce qui a trait à la dignité humaine… Cependant, à l’hôpital, doit-on se résigner ou manifester du ressentiment et de la haine face aux microbes ?… Inutile. Ce qu’il faut, c’est en comprendre sereinement les causes qui les produisent, puis les éliminer de manière adéquate. Et le médecin, l’infirmier, le chirurgien sont conscients du risque de leur métier : attraper la maladie, et même en mourir... Il en est de même des microbes à visage humain. Les déceler puis les supprimer, sans se laisser contaminer. Ces opérations nécessitent maîtrise émotionnelle, donc sang-froid, pour disposer de lucidité. »

Le temps est à la douceur, pas de vent. Le regard de Karim se porte sur les vagues. Toutes petites, elles se chevauchent joyeusement, puis arrivent calmement, l’une après l’autre, jusqu’au rivage où, lentement, elles s’étalent, délivrant leur mousse blanche, et, enfin, disparaissent dans le sable.

Pendant un long, très long moment, Karim contemple ce mouvement régulier et continue de l’eau. Il finit par suggérer à Karim des comparaisons. « Ces vagues sont l’image de la vie. Elles naissent, se lèvent le plus haut qu’elles peuvent, les unes s’agitent en provoquant de la mousse blanchâtre, d’autres se meuvent calmement sans aucun effet, puis les premières s’abattent avec éclat, les autres doucement, et toutes finissent par arriver sur le rivage où elles disparaissent dans le sable… Ainsi est la vie humaine. Agitée chez les uns, calme chez les autres, et toutes finissent par disparaître dans la terre. »

Cette dernière image rappelle au philosophe improvisé une autre.

Un matin, il était debout à la fenêtre de son appartement. Soudain, il aperçut sa mère marchant lentement sur la place pour retourner au domicile.

Une pensée lui revint, née en lui depuis quelque temps. « Eh, oui !… Le temps passe !… Maman vieillit. Elle mourra à plus ou moins longue échéance. » Cette perspective est une très douloureuse épine au plus intime de Karim. C’est qu’il est attaché à cette mère de toutes les fibres de son âme. Il pressent nettement qu’à la disparition de celle qui lui a donné la vie, l’enfant sentira cette vie manquer cruellement de sa principale source de bonté et d’amour. Le raisonnement de l’infirmier Karim admet facilement les lois biologiques concernant la fatalité de mourir. Toutefois, sa mère… Quelque chose en lui se révolte et se noue à la pensée de sa disparition physique.

Alors, ce matin là, il s’attarda à fixer son regard sur la personne cristallisant son affection la plus profonde. Elle marchait plus lentement qu’auparavant, en se dandinant un peu, ayant perdu sa belle démarche habituelle de gazelle. Signe précurseur de fatalité… Malgré le serrement de cœur, le fils suivit la marche de celle qu’il aime par-dessus tout, jusqu’à ce qu’elle disparaisse de sa vue. « Ah ! Si je pouvais mourir avant elle !… Mais non ! Sa douleur serait trop violente. Je préfère ma souffrance suite à sa mort que la sienne après ma mort. »

Cette idée d’extinction rappelle à Karim une précédente.

« Ah ! Mon cher papa !… Tu prenais ta mobylette pétaradante, me portais derrière toi, moi tout petit enfant, et nous venions ensemble ici, sur cette plage. Toi et moi, nous aimions beaucoup la mer, courir nous jeter dans les flots, nager dans son eau fraîche et caressante, en sortir pour chauffer notre corps au doux soleil !… Alors, tu achetais du poisson tout frais, à peine débarqué par les pécheurs, tu le cuisais au feu de bois sur le sable, puis nous le savourions ensemble, avec des oignons et des olives, que tu avais apportés de la maison. « Quelle chance, nous avons ! » me disais-tu souvent. « Une mer si belle ! Un soleil si bon ! Tout près de chez nous ! Gratuitement ! Et du poisson à un prix abordable ! » … Heureux souvenirs, toujours vivants !… Oh ! Papa ! Mon si cher et précieux papa !… Tu me manques ! Oui, tu me manques physiquement !… Me manquent ton tendre regard, ton doux sourire, tes douces caresses, ta voix affectueuse, tes rires joyeux !… Je regrette de ne pas t’avoir donné la joie de me voir marié, et de te faire grand-père.

« Et toi, Zahra !... Comment te condamner ?… N’es-tu pas, d’abord, une victime d’un système abject, transformant tout être humain en un vile esclave ?… Zahra !… Malgré les vilenies commises, tu as, pourtant, conservé quelque chose de sain en toi. Jetée dans les immondices, tu n’en as pas été submergée, tu es parvenue à t’en sortir… Mais, en comparaison de toi, combien de femmes et d’hommes ne se prostituent pas, ne sont pas des mouchards de leurs maîtres, jusqu’au plus haut de la hiérarchie sociale ?… Il faut être un imbécile consumé pour s’aveugler sur la valeur des êtres humains parvenus à un haut niveau de la hiérarchie sociale. N’y sont-ils pas arrivés par leur ignoble comportement de prostitué et de mouchard !… Zahra ! Toi, au moins, tu n’avais pas volontairement choisi cette ignominieuse servitude, et tu en avais conscience et honte… »

Promenant son regard vers le large, Karim voit apparaître un bateau à l’horizon. Il le reconnaît à son aspect : un pétrolier.

« Même le contenu des veines de notre terre, son pétrole et son gaz, est volé par une minorité de mafieux, au détriment de notre peuple, qui patauge encore dans la misère, depuis l’indépendance !… Et ces imposteurs veulent, en plus, nous priver de locaux pour nous réunir, nous empêcher de réclamer nos droits ! Comme au temps du colonialisme ! »

Sur la plage déserte, Karim demeure assis sur le sable, jusqu’à voir la boule ronde du soleil, devenu d’un orange éclatant, descendre très lentement derrière l’horizon. Le mélange de bleu foncé du ciel, et de rougeur des quelques rares petits cumulus est d’une beauté enchanteresse. Le spectacle est agréablement accompagné par le doux bruissement des petites vagues, venant s’éteindre lentement sur le rivage. Quelques mouettes blanches apparaissent, volant en groupe, s’interpellant avec allégresse les unes les autres.

Karim prend une poignée de sable, encore tiède, dans sa main droite, le contemple un moment, puis, tout en le regardant, laisse glisser lentement les grains en un filet continu vers le bas.

« Un jour, je l’espère, Zahra, je ne serai plus seul à soliloquer avec la mer. Nous serons ici tous les deux pour jouir de cette splendeur ! »

Soudain, Karim sent en lui surgir un impérieux désir. Il se lève, sort de sa poche son portable, y attache le fil blanc des deux écouteurs, puis les met à ses oreilles. De la liste enregistrée, il choisit une chanson qu’il affectionne particulièrement.

Une musique oranaise se fait entendre. Elle est du genre raï, inspirée de la chanson populaire traditionnelle. Le style est simple, lent, rythmé par un tambour au son profond, soutenant les notes d’un banjo et d’un violon.

Karim jette un regard autour de lui : il est seul sur la plage. Le soleil a déjà disparu derrière l’horizon ; cependant, ses lointains rayons invisibles colorent encore de rouge une partie du ciel et les quelques nuages entre ciel et mer.

Avec une lenteur majestueuse, Karim commence à se déhancher et à mouvoir la tête de droite à gauche, à danser, les bras levés, en écoutant les paroles de la chanson. Les mots sont d’une musicalité et d’une saveur très touchantes, formant une délicate poésie. Sa traduction de la la langue arable algérienne populaire en français est loin d’en rendre compte, comme pour toute traduction poétique. Cependant, voici une version approximative de la chanson. Elle et exécutée par une voix de jeune homme, fraîche et douce. Il commence par un très long soupir nostalgique, puis continue :

Ce temps… Ce temps est déroutant.

Ce temps… Ce temps égare.

Mouimtî2, ne pleure pas.

Ton enfant saura affronter sa vie.

Au souvenir de sa propre mère, de son inéluctable disparition, des larmes montent aux yeux de Karim. Ils les laissent se répandre, tout en continuant à danser et à écouter la chanson :

Le présent est devenu sombre ;

la société est désormais une jungle.

L’homme gît affamé et nu sur le trottoir

sans que personne ne lui jette un regard.

 

(Refrain)

Ce temps...

 

Le jeune demande à comprendre,

mais il ne reçoit que des mensonges.

La femme, désespérée, veut jouir du soleil,

mais on l’enferme dans le noir du voile.

 

(Refrain)

Ce temps…

 

Le charlatan se proclame savant,

le voleur se flatte d’être un homme d’affaire,

l’imposteur se vante d’être patriote,

le médiocre et le mercenaire sont à l’honneur.

 

(Refrain)

Ce temps…

 

L’honnêteté est calomniée,

l’intelligence, méprisée,

la bonté, moquée

et la beauté, salie.

 

(Refrain)

Ce temps…

 

Ô vent ! Ô vent bienfaisant !

Lève-toi et nettoie, purifie l’air !

Afin que nos poitrines respirent

et que nos visages s’illuminent de rires !

 

(Refrain)

Ce temps…

Au terme de la chanson, Karim la fait répéter, tout en continuant à danser… Et il continue l’opération d’innombrables fois… Afin d’apaiser en lui les tourments, et stimuler le courage de continuer à affronter l’existence.

1Émigrés clandestins.

2« Petite maman », expression du maximum d’affection pour la mère.

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Rédigé par Kadour Naimi

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