Forces en présence et agent central de changement (I)

Publié le 14 Décembre 2017

Schéma des classes sociales en Algérie, 2017.

Schéma des classes sociales en Algérie, 2017.

Tout le monde connaît l’anecdote : l’autorité ecclésiale catholique romaine ordonna au savant Galilée d’adjurer sa découverte scientifique : à l’opposé de l’affirmation des Écritures Saintes, ce n’est pas la Terre qui est au centre de l’univers, mais le soleil, et c’est notre planète qui tourne autour de lui. Pour ne pas finir rôti vivant sur un bûcher, le savant se rétracta, tout en concluant, paraît-il : « Eppure si muove ! » (Et pourtant elle tourne !)

De la même manière, certains concepts sociaux dérangent les dominateurs et leurs « élites » idéologiques.

*

L’obscurantisme dont souffre l’Algérie (sans oublier également la planète toute entière), n’est pas causé uniquement par celui cléricale. Un autre, aussi grave mais moins perceptible, notamment parce que moins dénoncé, est de type laïc ; il se présente même comme « démocratique » et « progressiste ».

Cet obscurantisme-ci est un brouillard ; il présente des détails comme l’essentiel, des conséquences en tant que causes. Le but de cette conception, - involontaire par ignorance, ou voulu par calcul -, est de rendre les victimes incapables de déceler l’essentiel et les causes réelles, donc d’agir pour leur élimination. Ce phénomène n’est pas spécifique à l’Algérie, il est mondial.

En voici un cas particulier.

Les articles de journaux et les essais analysent ce qu’on appelle les « forces en présence ».

Voyons d’abord le monde.

On nous parle de puissance hégémonique (U.S.A), de nations de première importance (Chine, Russie, Japon, plus ou moins l’Allemagne), de seconde importance (pays d’Europe), de pays émergents (Inde, Corée du sud, Brésil, Afrique du Sud), enfin de pays « en voie de développement » (Algérie et autres).

Mais, jamais ou presque, nous lisons que, dans tous ces pays, il n’y a pas seulement des États, des gouvernements, des armées, des services secrets, des entreprises, un « marché » et, tout au fond, en « bas », des « citoyens ».

Il y a, aussi, et d’abord, - même si ce n’est plus la mode de l’affirmer -, des classes sociales. Plus précisément une caste minoritaire qui détient un capital (étatique ou privé) et une autre, majoritaire qui vend ses bras et/ou son cerveau pour survivre. Et, entre les deux, une classe moyenne qui, d’une part, est soumise à la domination-exploitation de cette caste, d’autre part lui sert de courroie de transmission pour gérer la classe laborieuse.

Là se trouvent les forces en présence fondamentales.

À ce point, avant d’aller plus loin, une prémisse s’impose.

C’est un principe : nul être humain n’a le droit, parce qu’il dispose d’un capital financier, d’acheter un autre humain, pour tirer de son travail un profit, par lequel le capitaliste s’enrichit davantage tandis que le salarié est rétribué de manière uniquement à reproduire sa force de travail.

La personne qui estime que la « force de travail » n’est qu’une marchandise offerte, par celui qui ne possède que son corps, à celui qui l’achète, parce qu’il dispose de capital financier, et donc a le droit d’en tirer un profit (le terme « exploitation » indique ce phénomène), cette personne n’entendra rien à tout ce texte. Elle le trouvera, dans le meilleur des cas, un bavardage ridicule, dans le pire, une provocation au « désordre » social, autrement dit contre l’ « ordre » capitaliste.

En effet, pour cette personne, Dieu ou la Nature a produit les riches et les pauvres ; les premiers auraient le « mérite » d’ « offrir » aux seconds un travail pour « vivre ».

Le problème est que, depuis la création du salariat, entre les travailleurs et les patrons (privés ou étatiques) la lutte (tour à tour pacifique et sanglante) n’a jamais cessé. Motif ? Les premiers sont pressés comme un citron pour en tirer le jus dont profitent les seconds. Maximisation du profit oblige, principe sublime pour les profiteurs, ignoble pour les victimes.

C’est que sans pauvreté, il n’y a pas de richesse, sans (exploitation des) salariés, pas (d’enrichissement) de capitalistes.

Cela signifie que ce n’est pas uniquement la classe exploitée qui lutte pour l’être moins ; cette lutte, en réalité, est uniquement une résistance à une autre qui, elle, est une véritable lutte, qui précède et provoque cette résistance : celle des capitalistes pour tirer le maximum de profit du travail de la classe laborieuse. Par conséquent, la lutte des travailleurs n’est qu’une conséquence ; sa cause est la lutte des capitalistes (étatiques et/ou privés) pour les maintenir dans leur situation d’exploités. Cependant, les idéologues de la classe capitaliste, et les politiciens occupant l’État grâce à ses financements, la présente comme un groupe de personnes visant uniquement le « bien commun » par le « développement des entreprises », mais qui, dans ce « noble » but, est contrecarrée par les revendications « irréalistes » et « irresponsables » des travailleurs.

Plus grave encore. Les exploiteurs, outre à tirer un profit économique des exploités, suite à ce dernier, s’offrent la jouissance de la connaissance, de la culture et des arts (bourgeois). Ainsi, ils croient réaliser leur « humanité ». Au contraire, les exploités, à cause de leur gain financier réduit et de la fatigue occasionnée par leur travail manuel exténuant, sont exclus de ce qui fait leur humanité. Tout au plus, ils peuvent accéder aux « loisirs », au folklore, à une conception homologuée de la religion ou d’une « morale », tout cela formaté par la même caste dominante, pour sa classe « inférieure » d’esclaves modernes. Version moderne des cirques romains antiques.

Alternative ? Une société basée sur le principe : Tous pour un et un pour tous. Chacun-e coopère à l’œuvre commune selon ses possibilités, et recevra de celle-ci selon ses besoins, reconnus par tous. Précisons que le type de société, entendu ici, n’est pas celui voulu et imposé par les marxistes (sa lamentable faillite a eu lieu), mais celui proposé par les autogestionnaires.

Ceci étant clarifié, poursuivons.

Vis-à-vis de la caste dominatrice, les classes dominées-exploitées-aliénées (moyenne et laborieuse) manifestent soit résistance et hostilité (quand leurs conditions de vie matérielle deviennent insoutenables) soit consensus et servilisme (quand la caste dominante est assez riche pour leur concéder des os à ronger, pour atténuer leurs besoins indispensables).

L’exemple le plus frappant, significatif et visible de ce conflit, où se manifeste, aujourd’hui, la domination de la caste capitaliste est le suivant : sa capacité de délocaliser ses entreprises de manière à s’assurer le maximum de profit, par l’emploi de la main-d’œuvre la moins coûteuse, en terme de salaire, de conditions de travail et d’absence de syndicat défenseur des droits légitimes des salariés exploités. Sans oublier, si nécessaire, le recours à une mafia de bandits pour mater les contestataires, action qui va, quand la situation l’impose, jusqu’à l’assassinat.

Venons à l’Algérie.

Là, aussi, en terme de forces en présence, on nous présente l’État (avec ses luttes de « clans »), les affairistes mafieux, l’armée, le service secret, les partis, les terroristes, enfin, sur le fond, des démocrates progressistes contre des rétrogrades conservateurs (entendons des « élites » politiques et culturelles).

I. Des classes

1. Castes dominatrices – exploiteuses – aliénantes

Précision préliminaire : pourquoi trois adjectifs et non un seul ?

Réponse. Pour exploiter un être humain, il faut le dominer par l’aliénation.

Si les deux premiers termes (domination, exploitation) sont relativement clairs, le troisième nécessite un bref éclaircissement. Contentons-nous de la définition du dictionnaire. Déposséder, transférer à autrui. Dès lors, l’aliénation consiste à déposséder l’être humain (le travailleur salarié) de ses capacités autonomes, physiques et psychiques, pour les transférer à un autre (qui les exploite en usant de la domination).

N’oublions cependant pas un autre aspect de cette aliénation. Le capitaliste, lui-même, pour exister comme tel, se dépossède de son humanité (sa capacité de compassion et de solidarité envers les autres, outre à sa capacité de jouir d’une vie harmonieuse) pour la transférer dans le culte exclusif de l’argent. D’une part, il est son veau d’or et son Dieu véritable. À ce sujet, voici une passionnante psychanalyse à faire : comprendre le motif inconscient de l’expression qui figure sur le dollar U.S. : « In God we trust » (en Dieu nous croyons). D’autre part, le temps ne correspond plus à vivre, il est réduit à l’argent : « Times is money ».

Ceci dit, si le capitaliste s’aliène lui-même, le travailleur salarié, au contraire, est soumis à l’aliénation par un autre, son employeur. La différence est… capitale.

Il faut donc ne pas perdre de vue cette triple infernale trinité : l’un des éléments ne peut pas exister sans l’autre, chacun conditionne et implique l’autre1. Mais, étant donné que généralement on emploie un des termes sans le lier aux deux autres, en les occultant (ce qui fausse l’examen de la réalité), j’emploie, ici, les trois termes à la fois, afin de rendre claire leurs indispensables rapports réciproques. Et là où, dans ce texte, est employé le seul terme « domination », il faut le lier aux deux autres aspects qu’il implique.

Autre précision. Depuis déjà un certain temps, la classe dominante ne se déclare plus comme telle ; elle préfère s’appeler dirigeante. Pas exploiteuse, mais « au service du développement économique de la nation ». Pas aliénante, mais « promotrice de culture ». Ce trafic de mots est diffusé par l’ « élite intellectuelle » payée pour faire prendre des vessies pour des lanternes. Cette dernière, aussi, rarement se déclare de droite, pro-capitaliste ; elle se proclame plutôt « démocratique », « progressiste », même de « gauche », « socialiste ».

Dans la guerre, les armées emploient le camouflage de leurs armes. La guerre sociale, elle aussi, recourt à ce procédé, dans le langage. Dans ce texte, au contraire, un chat est appelé chat, et une souris, une souris. En tout cas, l’effort est porté à éviter tout camouflage, par respect de la réalité vraie.

Dernière précision. Le terme caste, classe ou couche sociale désigne un ensemble de personnes liées par un intérêt commun, l’emportant sur leurs intérêts particuliers. Cet intérêt commun est économique, donc politique, donc idéologique.

Il peut, toutefois, arriver que l’intérêt particulier l’emporte sur l’intérêt commun. C’est le cas quand un membre de la caste dominante veut détenir l’hégémonie au détriment d’un autre. Par exemple, en Algérie, quand le colonel Boumédiène, après avoir fait cause commune avec Ahmed Ben Bella, l’envoya en prison pour prendre sa place. C’est ce qu’on appelle, en Algérie, la lutte des « clans ». Aux États-Unis, elle se manifeste dans la rivalité entre les deux partis dominants : républicain et démocrate ; en France, entre les partis de « droite » et le parti « socialiste » ; en Iran ou en Arabie saoudite, entre les « conservateurs » et les « réformateurs ».

Dans le domaine économique, l’intérêt particulier l’emporte sur celui commun chaque fois qu’une entreprise s’agrandit au détriment des autres, en englobant de plus petites. Ainsi, se forment les monopoles, en contradiction avec la loi capitaliste qui suppose l’existence de la libre concurrence.

Ceci clarifié, poursuivons.

En Algérie (comme dans le monde, désormais globalisé), rarement sont employés les mots et concepts exacts. Une bourgeoisie capitaliste étatique, dominatrice-exploiteuse-aliénante, et cela depuis l’indépendance nationale. Puis, depuis la relative « démocratisation », autrement dit le réel abandon du prétendu « socialisme étatique », la bourgeoisie privée, et ses trois aspects : 1) une aile classique, « bénéfique » (Cevital) ; 2) une autre mafieuse, « maléfique » (vous devinez qui) ; 3) une couche compradore.

Dans la phase actuelle, existent donc des castes (ou couches ou classes) possédant un capital économique.

Le premier est étatique. Il est détenu par la bourgeoisie qui contrôle l’État. Cette classe est la plus importante, autrement dit hégémonique. Nous verrons dans la suite pourquoi et comment.

Vient ensuite le capital privé. Celui-ci existe sous trois formes.

Le premier est d’origine plus ou moins mafieuse. La presse en a dernièrement parlé. Caractéristique : comme l’adjectif l’indique, l’existence de ce capital n’est pas la conséquence d’une activité capitaliste normale, c’est-à-dire obéissant aux lois conventionnelles du marché.

Un second capital privé est celui compradore. Ses membres tirent profit de l’importation de produits n’existant pas en Algérie.

La troisième catégorie de capital privé est classique, normale. Son activité s’insère dans les lois conventionnelles du système capitaliste. Son représentant est l’entreprise Cevital.

1 Quelques jours après la publication de ce texte, on pouvait lire ceci :

« Avec la manne pétrolière, Bouteflika y a ajouté la politique de distribution la plus inégalitaire qu’a vécue le pays en permettant au privé oligarque de squatter les marchés publics et de pomper l’argent de l’Etat, en permettant des transferts financiers substantiels aux firmes étrangères sous forme de profits et de dividendes financiers, en favorisant la reconversion, versus réconciliation nationale, dans le commerce intérieur et d’importation des responsables directs de la décennie noire et leurs subalternes et en développement la corruption à l’échelle de masse (couches moyennes, bourgeoisie commerçante et bourgeoisie relais de la mondialisation). » Adel Abderrezak. Enseignant-chercheur à l’université de Constantine, ex-porte-parole du syndicat CNES, El Watan, 17.09.17, http://www.elwatan.com//actualite/le-plan-d-action-d-ouyahia-est-un-nouveau-programme-d-ajustement-structurel-17-09-2017-352826_109.php

2. Classes dominées - exploitées - aliénées

Elles se distinguent en deux catégories.

La classe moyenne. Auparavant, on la désignait par le terme petite-bourgeoisie. Elle comprend trois niveaux : supérieur, moyen, inférieur. Ils sont déterminés par la grandeur du gain financier obtenu et l’importance du poste hiérarchique assumé dans la gestion sociale.

Pour avoir une idée concrète, citons de brefs exemples. Font partie du niveau supérieur les « cadres » de la nation, dirigeants des appareils institutionnels administratifs, idéologiques et répressifs. Au niveau moyen, se situent les activités nécessitant une instruction de type universitaire doctoral, tels chirurgiens, experts économiques ou dans d’autres secteurs sociaux, certains écrivains, artistes et journalistes, formant l’ « élite » plus ou moins officielle. Au niveau inférieur se trouvent les enseignants d’école primaire et secondaire, les employés administratifs, les techniciens spécialisés, etc.

Vient enfin la classe majoritaire : celles et ceux qui, par manque de « capital » en terme d’instruction, vendent leurs muscles ou/et leur cerveau en échange d’un salaire qui a une particularité, par rapport à celui des autres classes sociales. Il est accordé uniquement pour leur permettre de survivre. Cela est dû à la fameuse « loi » capitaliste : la maximisation du profit de l’employeur (qu’il soit étatique ou privé, mafieux ou classique), donc la minimisation de la rétribution de l’employé.

À présent que nous possédons une vision schématique générale de l’existence des classes sociales, examinons leurs relations.

II. Luttes des classes

1. Antagonisme principal

Suite à ce qui vient d’être exposé, comme l’indique le schéma, il s’ensuit que les deux forces en présence fondamentales sont, d’une part, tout en haut de l’échelle sociale, la caste d’acheteurs, et, tout en bas de la même échelle, la classe de vendeurs de travail manuel et/ou intellectuel.

Auparavant, nous avons dit comment se manifeste l’antagonisme et donc la lutte entre ces deux classes : la dominatrice vise au maximum de profit, soustrait par l’intermédiaire du travail de ses salariés ; la classe constituée par ces derniers se préoccupe de subvenir à ses besoins matériels minimums indispensables, ceux de la survie.

Là sont donc les deux forces antagonistes principales. Elles existent, animent, agitent ou apaisent la société algérienne dans son ensemble (comme, par ailleurs, toute société humaine contemporaine, depuis la création du salariat). Dans ce processus, tout, absolument tout a comme enjeu l’argent.

D’une part, les castes dominantes en veulent le plus possible, le plus longtemps possible, le plus rapidement possible, quelque soit le moyen, légal de préférence, autrement mafieux jusqu’au recours à la violence, institutionnelle ou illégale. Ceci pour les couches bourgeoises étatique, privée mafieuse ou compradore. La couche classique écarte l’illégal et la violence.

Ce qu’il faut souligner, et ne jamais perdre de vue, réside dans deux faits.

Le premier. La richesse des couches dominantes (à l’exclusion de la bourgeoisie compradore) provient de l’exploitation de la classe laborieuse. Elle seule produit de la richesse, par son travail.

Il n’est pas nécessaire d’être un « révolutionnaire » ni un « gauchiste » pour le constater. Déjà, en 1827, un marquis écrivit :

« Mes amis, vous êtes des gens voués au travail. Votre destin est de travailler, en moyenne, seize heures par jour.

De ces seize heures, la moitié, ou à peu près, est mise de côté pour former le patrimoine de "l’élite" de la société, divisée en propriétaires, capitalistes, prêtres, fonctionnaires publics, rentiers, pensionnaires, rois ou ministres, académiciens. » (cité par Jean-Pierre Voyer, Une Enquête sur la nature et les causes de la misère des gens, 1976.)

Deuxième fait. Outre à l’exploitation de la force laborieuse, la caste dominante étatique se procure de la richesse par son contrôle exclusif des ressources naturelles de la nation, au détriment du peuple.

2. Antagonismes secondaires

Nous arrivons à ce qui découle de l’antagonisme principal, à savoir les antagonismes secondaires. Ils seront exposés par ordre d’importante décroissante.

Les antagonismes secondaires de première importance se situent d’abord au sein même des castes dominatrices. En voici la chaîne de domination de la couche la plus hégémonique aux autres : Bourgeoisie étatique - bourgeoisie privée mafieuse - bourgeoisie privée compradore - bourgeoisie privé classique.

La bourgeoisie étatique et celle privée ont des intérêts.

D’une part, ils sont complémentaires.

Les deux tirent profit de l’exploitation de la classe des travailleurs.

En outre, la bourgeoisie étatique d’un côté, et, de l’autre, deux secteurs de la bourgeoisie privée ont certains intérêts communs. La règle de fonctionnement est le « retour d’ascenseur » : je te donne ceci, et, en échange, tu me donnes cela.

La bourgeoisie mafieuse recourt au capital étatique (notamment prêts bancaires et acquisitions de marchés, dans des conditions défiant toute logique de concurrence normale), pour faire du profit. En retour, par ses trafics, ce capital mafieux permet aux membres de la caste étatique de s’enrichir davantage, selon des procédés difficiles, mais pas impossibles, à déceler.

En outre, la bourgeoise privée mafieuse (il reste à savoir si c’est également le cas pour la bourgeoisie privée classique) trouve son intérêt dans la privatisation du secteur étatique. Or, la bourgeoisie étatique s’y oppose. Sa motivation n’est pas, comme le croient les naïfs et le font croire les propagandistes, pour le bien du « pays », mais parce que sans main-mise sur l’État, permettant le contrôle sur les ressources premières, la bourgeoisie étatique n’existe pas.

Cependant, la privatisation d’entreprises publiques peut être consentie par la caste étatique. Cela se réalise quand des membres de la caste étatique trouvent leur intérêt à devenir des capitalistes privés. Ils s’arrangent, alors, pour vendre les entreprises publiques à un prix dérisoire. Pour y arriver, le moyen consiste à créer, par des « règlements » étatiques, des obstacles dans l’activité productrice de ces entreprises, les rendant provisoirement inaptes à l’exercice de leur fonction, déficientes en matière de productivité.

Et si des membres de syndicats autonomes dénoncent cette manipulation, eh bien licenciements ou arrestation, en inventant un motif apparemment plausible. Le plus simple est la « divulgation de données réservées ».

Concernant la convergence d’intérêts entre la bourgeoisie étatique et celle compradore, elle sera exposée ultérieurement.

D’autre part, les intérêts de la bourgeoisie étatique et de celle privée sont opposés : chaque caste lutte pour l’hégémonie sur les autres, pour obtenir le plus de profit financier.

La bourgeoisie mafieuse voudrait dominer celle étatique ; à son tour, cette dernière voudrait dominer la première, éventuellement en employant les méthodes de la bourgeoisie mafieuse.

Toutes ces deux bourgeoisies, étatique et mafieuse, empêchent la bourgeoisie capitaliste classique (Cevital) de se développer. En effet, le développement de cette dernière suppose l’affaiblissement des deux autres.

Nous arrivons aux antagonismes secondaires de seconde importance.

Ils existent entre les castes dominatrices, quelque soit la caractéristique, et la classe moyenne, quelque soit le niveau.

D’une part, l’intérêt de ces deux catégories sociales sont complémentaires. Toutes les deux visent à la gestion de la classe inférieure, celle des travailleurs, pour en tirer, chacun pour sa part, un profit.

D’autre part, les intérêts des castes dominatrices et de la classe moyenne s’opposent. La première tient à sa position de dominatrice-exploiteuse exclusive, limitant la seconde au seul rôle d’auxiliaire. Au contraire, les membres de la seconde ambitionnent, chacun selon le niveau occupé, de bénéficier le plus possible d’une partie de cette domination-exploitation, ce qui irait au détriment de la classe dominatrice-exploiteuse.

Enfin, voici les antagonismes secondaires de troisième importance.

Malheureusement, au sein de la classe laborieuse existent également des antagonismes d’intérêts.

Le premier se manifeste entre travailleurs manuels des villes et ceux des campagnes. Les citadins, à cause de leur bas salaire, veulent acheter le moins cher possible les produits agricoles des paysans. Ces derniers, pour améliorer leur situation économique très précaire, souhaitent, au contraire, vendre le produit de leur travail au prix le plus avantageux.

Le second antagonisme se trouve entre travailleurs et chômeurs. Les premiers voient dans les seconds une menace de perdre leur emploi ; les seconds considèrent les premiers comme cause de leur impossibilité d’accéder à un travail.

S’ajoute les travailleurs immigrés clandestins. Pour une somme misérable, dans les conditions les plus inhumaines, ils acceptent tout travail offert. Ainsi, ils concurrencent aussi bien les travailleurs que les chômeurs autochtones.

III. Formes de la lutte des classes

Déjà, dans la partie précédente, ont été exposés certains aspects de cette lutte des classes, entre elles, d’une part, et, d’autre part, au sein d’elles-mêmes.

Éclaircissons davantage ces manifestations.

Comment la bourgeoisie étatique assure son hégémonie ? Comme le schéma exposé le montre, elle dispose de trois types d’instruments institutionnels : 1) appareil administratif pour la gestion ordinaire ; 2) appareils idéologiques (instruction, religion, mass-medias, « culture » folklorique) pour obtenir le consensus des citoyens ; 3) organismes répressifs (lois, police, service secret, armée) pour juguler toute contestation, y compris légitime et légale.

Tous les faits qui surviennent au sein de l’un ou l’autre de ces organismes est indicatif du déroulement de la lutte, soit au sein même des classes dominantes respectives, soit entre elles et les deux classes subalternes, la moyenne ou/et la laborieuse.

Prenons le cas survenu avec Abdelmajid Tebboune. Comment les « forces en présence » se sont manifestées ?

Examinons la partie hégémonique.

Pour le moment, la bourgeoisie étatique détient le maximum de pouvoir social. Seulement, elle y parvient en recourant à la complicité avec la bourgeoise privée mafieuse et compradore. Cette alliance est au détriment de la bourgeoisie privée classique (Cevital).

Normal : cette dernière n’a pas besoin de complicité avec la bourgeoisie étatique pour concrétiser ses activités. Au contraire, la bourgeoisie mafieuse et celle compradore, elles, ne disposent pas de capital propre ; elles le puisent dans les prêts bancaires accordés par… la bourgeoisie étatique. Laquelle « gagne » les élections grâce au soutien financier de la bourgeoisie mafieuse et compradore. Cela a déjà été signalé : le principe du retour d’ascenseur : je te donne à la condition que tu me donnes.

L’épisode Abdelmajid Tebboune semble une preuve de cette situation. Il déclarait vouloir séparer la « politique » de l’ « argent ». Et certains y ont cru, l’ont espéré ! Ils ont oublié qu’auparavant, un autre a voulu, celui-là réellement, opérer cette séparation, Mohamed Boudiaf. On connaît l’épilogue.

Encore plus avant, à l’étranger cette fois-ci, il semble (là, aussi, comme en Algérie, impossible de connaître la vérité) que c’est parce qu’il s’étaient trop intéressés à l’aspect mafieux de l’économie états-unienne qu’un président, puis un ministre de la justice furent, eux aussi, assassinés, mais de manière plus « intelligente », plus « civilisée », plus « démocratique » : l’un et l’autre par un soit disant individu « isolé » : John Kennedy puis son frère Robert. Pour Mohamed Boudiaf, même scénario.

Où donc, dans quel pays, encore plus en ce temps de capitalisme mondial sauvage triomphant, existe cette séparation entre argent et politique ? Notamment depuis la dénonciation par le président Eisenhower, dans son fameux discours d’adieu à la nation, de la menace que faisait peser sur les institutions politiques la présence du « complexe militaro-industriel », l’argent et la politique ont établi un mariage de (dé)raison : capitalistes et politiciens se conditionnent les uns les autres, comme le proxénète et la « fille » qu’il « protège ».

Comment serait-il possible de séparer la « politique » de l’ « argent » en Algérie quand les pays prétendument démocratiques avancés (qui le sont certainement plus que l’Algérie) mélangent ces deux domaines d’activités ? La différence avec l’Algérie (et d’autres pays de la « périphérie » de la planète) réside uniquement dans la manière : les premiers emploient des procédures respectant les apparences institutionnelles, tandis qu’en Algérie, elles le sont nettement moins. À cause d’une arriération qui n’est pas seulement économique, mais culturelle, donc politique, par conséquent institutionnelle. Et d’où provient cette arriération sinon d’un stade historique arriéré de la structuration des classes et de la lutte entre elles ?

Le système capitaliste est caractérisé par le vol (argent tiré de l’exploitation des salariés) légalisé (procédé économique rendu institutionnel par la politique, autrement dit par la caste gérant l’État). Voilà le fond, la base, l’essentiel de la réalité. Et, selon le degré de développement (économico-culturel) d’une société, ce couple d’amants infernaux, « argent » et « politique », se présente d’une manière « civile », consensuelle et productive, ou mafieuse, autoritaire et parasitaire.

De là découlent certains comportements. Ils ne devraient pas surprendre si l’on voit clairement l’essentiel sans le confondre avec ses conséquences, par ignorance ou intention manipulatrice.

Qu’en est-il de la bourgeoisie compradore ?

Son activité se caractérise par l’importation. Cela implique un pays incapable de produire lui-même les marchandises importées ; et, si certains ont la velléité de produire, ce qui est le cas de la bourgeoisie privée classique, les éléments compradore s’y opposent, de toutes les manières, « légales » ou mafieuses. Voir les blocages subis par Cevital dans les ports.

Ainsi, plus cette activité d’importation est consistante, moins l’activité économique du pays pourra se développer. Par contre, les pratiquants de l’import s’enrichiront, de même que la bourgeoisie étatique. Parce que c’est cette dernière qui établit les « lois » et « règlements » de l’activité d’importation.

Comme avec la bourgeoisie privée mafieuse, avec la bourgeoisie compradore, aussi, il y a un retour en faveur de membres de la caste étatique : en terme de gain financier et de transfert de devises à l’étranger.

Dans ce secteur social, on devine que cette bourgeoisie compradore et sa complice étatique ont intérêt à établir les liens les plus étroits avec les capitalistes étrangers, producteurs des marchandises à importer.

Quelles sont les victimes ?

Voyons celles de l’activité privée mafieuse.

D’une part, le capital privé classique. Respectant le jeu du marché, il n’a pas besoin de s’acoquiner avec la bourgeoisie étatique. Cela entraîne cette dernière à l’empêcher de se développer, au profit du capital mafieux, où elle trouve un retour financier.

D’autre part, les consommateurs. Le capital mafieux surfacture ou encaisse un argent public (c’est-à-dire de la communauté des citoyens) comme avances pour des travaux non réalisés, tout cela avec la complicité du capital étatique. Et les deux compères y trouvent leur profit. Ainsi s’explique l’enrichissement anormal de certaines familles algériennes.

Et les victimes de l’activité compradore ?

D’une part, le capital privé classique, empêché de produire les marchandises absentes dans le pays, afin de les importer de l’étranger. D’autre part, les consommateurs : un téléphone, une télévision, un frigidaire ou un véhicule, produits dans le pays coûteraient, logiquement moins chers qu’importés.

En passant, notons ce qu’affirment certains : cette couche parasitaire compradore correspondrait généralement à l’idéologie intégriste islamiste. En paroles, elle hait l’étranger et ses « valeurs », mais chérit le commerce avec lui et donc l’argent qui en découle. Nous en sommes toujours à l’adoration du Veau d’Or.

Une autre caractéristique de cette couche compradore est encore plus préoccupante. Son activité commerciale l’oblige à créer, maintenir et développer des liens avec les entreprises étrangères productrices de ces biens. Voilà la fenêtre par laquelle les puissances néo-coloniales et impérialistes entrent dans le pays. Et comment, par l’intermédiaire de la couche compradore, elles tirent leur profit au détriment du développement économique du pays et des consommateurs algériens.

Et voilà pourquoi ces mêmes puissances néo-coloniales et impérialistes prêtent main forte, policière et militaire, afin que ce système socio-économique perdure. Là, aussi, l’idéologie nationaliste (déclarant son amour pour le pays) et celle intégriste islamiste (proclamant sa haine de l’Occident) s’accommodent parfaitement de ces ingérences étrangères occidentales. Elles garantissent l’existence du système où capitalisme étatique et capitalismes privés (mafieux et compradore) trouvent leur profit, au détriment de la nation (empêcher la production) et du peuple (prix élevés des marchandises).

Voilà ce qui rend si malaisée l’activité du capital privé classique en Algérie. Voilà ce qui explique, aussi, que les citoyens honnêtes, notamment dotés de savoir et désirant réellement le développement de la nation (que ce soit au bénéfice du capital privé classique ou de la classe laborieuse) n’ont pas leur place dans ce pays, qu’ils sont écartés ou contraints à l’exil.

Venons à la classe moyenne. Sa fonction est ambiguë.

Soit la caste dominante lui concède des avantages suffisants, alors la classe moyenne manifeste son consensus, et fonctionne comme courroie de transmission des décisions de la caste dominatrice, pour gérer la classe au-dessous, la laborieuse. Peut importe la forme du régime : dictature militaire ou démocratie plus ou moins limitée. En l’occurrence, dans l’ « usine » qu’est le pays, la classe moyenne (chaque niveau ayant une fonction spécifique) a le rôle de contre-maître, de garde-chiourme de la caste patronale pour gérer la classe laborieuse.

Soit, en cas d’intérêt lésé par la classe dominatrice, la classe moyenne devient un agent contestataire. Cela l’amène à manipuler la même classe inférieure, la laborieuse, mais cette fois-ci pour soutenir les intérêts de la classe moyenne, présentés comme ceux de la « nation », du « peuple » entier.

C’est ainsi que fonctionne le fameux « soutien critique ». Si tu me concèdes assez, je ne te critique pas ou peu ; si tu me donnes comme-ci comme-ça, je t’accorde mon « soutien critique » ; si tu me refuses le minimum nécessaire, alors je te retire le « soutien » pour recourir uniquement à la « critique ». En Algérie, dans le passé, un parti politique s’est illustré dans ce comportement.

Preuve manifeste de cette attitude : l’ « élite » intellectuelle. Tant qu’elle dispose de privilèges satisfaisants, accordés par la caste dominante, toute l’« intelligence » de cette « élite » justifie, légitime le système actuel. Ses « critiques » consistent essentiellement à indiquer des améliorations de détail, afin de consolider l’essentiel du système existant. Cette opération a la particularité de se doter d’un masque qui se veut honorable : la « démocratie » (pour les gens de l’ « élite »), le « progrès » économique (permettant à cette « élite » de conserver ses privilèges), la « culture » (celle qui lui fournit argent et gloire médiatique).

Nous arrivons à la classe laborieuse et aux chômeurs (travailleurs provisoirement exclus de l’activité productrice).

Pour la majorité des journalistes et essayistes (classe moyenne de niveau moyen), ce n’est que du « gâchi », une foule, une masse apathique, un troupeau de moutons, sans aucun poids significatif comme force sociale.

Pourtant, la caste dominante craint cette classe laborieuse, puisqu’elle se soucie de la ménager. Dans ce but, elle utilise trois « amortisseurs » sociaux pour conjurer sa révolte.

1. L’idéologie : elle présente la religion, en particulier, et certaines « valeurs », en général, comme soumission non seulement à Dieu, mais également à ceux auxquels il a donné le pouvoir de commander la société.

Mais, comme le peuple, quoiqu’en dise, ne peut pas se nourrir, soigner et loger de préceptes religieux ni de « valeurs », interviennent :

2.  les subventions financières : prix supportable de certains aliments de base, tels pain et lait, ainsi que logements, etc.

3. Enfin, sachant que les deux premiers « amortisseurs » ne suffisent pas, intervient le contrôle policier et, éventuellement, la répression.

N’est-ce pas la preuve que ce peuple du « bas » de l’échelle sociale n’est pas si apathique qu’on le dit ?

Certains diront : d’accord, mais ce peuple est tenu par la carotte, l’opium et le bâton. Donc il demeure apathique.

Objection ! La preuve que ces éléments de gestion sociale de la classe laborieuse ne suffisent pas, c’est l’opposition de la caste dominante à l’existence de syndicats autonomes de travailleurs, ainsi que d’associations de chômeurs. Ces revendications prouvent que travailleurs et chômeurs, tout au moins la partie consciente parmi eux, ne se laissent pas bercer par les miettes qui leur sont concédées.

De là, devient clair l’opportunisme, pour ne pas dire l’inconséquence ou l’hypocrisie, de certains intellectuels. D’une part, ils dénoncent le peuple comme un ramassis de « gâchi » (foule, masse) apathique ; mais, d’autre part, ils ne font rien pour soutenir, de manière conséquente, les efforts des travailleurs et chômeurs pour disposer d’organismes propres à leur affirmation comme sujets sociaux agissants.

IV.

Le sel de la terre

Ces mêmes intellectuels écrivent articles et essais, jusqu’à la nausée, en évoquant essentiellement la personnalité d’un président, les orientations du commandement de l’armée, des « clans », du « tribalisme », du « régionalisme », sans quasi jamais parler de classes sociales, de lutte de classes, donc des efforts des classes dominées de s’affranchir de leur condition subalterne.

Notons que cette attitude élitaire n’est pas spécifique à l’Algérie ; elle est mondiale.

Est-ce parce que ce serait marxiste et que celui-ci n’est plus à la mode ?… Qui le croit se trompe. L’existence des classes et de la luttes entre elles, de l’aveu même de Karl Marx, est une découverte de penseurs libéraux bourgeois (1).

Pourquoi la classe laborieuse est ignorée, sinon négligée, en tout cas mise comme ultime élément de recours pour un changement social ? (2)

La conception « démocratique » et « progressiste » est victime de trois erreurs.

La première provient de Marx. Elle consiste à croire que l’économie est l’aspect fondamentale d’une société. Au contraire, c’est la forme de gestion de celle-ci, ce qu’on appelle, en un autre terme, la « politique » qui détermine le type d’économie. La preuve : aux U.S.A. comme dans l’ex Union « soviétique » de Lénine-Trotski puis leurs successeurs, la gestion de l’économie eut un point commun : la classe laborieuse est restée exploitée par une caste dominante (bourgeoisie privée dans le premier cas, étatique, dans le second).

La seconde erreur a comme auteur Lénine et Trotski. Elle réduit les désirs des exploités à des revendications vulgairement économiques, celles concernant le ventre et le corps.

Au contraire, ces exploités économiquement, d’une manière ou d’une autre, - les plus conscients de façon explicite (les autogestionnaires) -, conçoivent ces droits matériels à l’intérieur de quelque chose de plus ample, plus noble : une totalité de vie qui soit digne.

Troisième erreur. Elle a comme auteur Marx et ses disciples, Lénine et autres. Cette erreur a été reprise par eux de la pensée bourgeoise jacobine française. Elle consiste à croire que le changement social ne peut venir que par la conquête du pouvoir de l’État, donc par un changement au sommet. Dans ce cas-là, la classe laborieuse sert uniquement comme « masse » de manœuvre, instrument « guidé », autrement dit manipulé, par un groupe de professionnels de la révolution (parti d’ « avant-garde »).

Par conséquent, toutes les mentalités élitistes-autoritaires ne conçoivent le changement social que par l’intervention au niveau de l’État, donc des agents qui le gèrent. Le peuple, lui, demeure le pis aller, tout au plus un instrument, le bras armé. Cette conception domine dans le monde, malheureusement. Elle a pour elle plus de trois millénaires d’histoire. L’on comprend que cette conception semble éternelle, naturelle, aller de soi, y compris pour ceux qui se croient révolutionnaires radicaux, tels Robespierre, Marx et Engels, Lénine, Trotski et autres. Dès lors, il n’y a point à s’étonner qu’en Algérie, comme dans le monde, l’écrasante majorité de l’ « « élite » croit à cette conception.

Pourtant, l’expérience historique montre qu’elle est erronée et illusoire. Si elle a permis des changements sociaux, ils ne furent jamais radicaux, entendons par là qu’ils n’éliminèrent jamais l’exploitation d’une majorité par une caste minoritaire.

Certes, pendant une soixantaine d’années, les élitistes-autoritaires ont cru et fait croire que certains pays étaient devenus « socialistes » et même « communistes », que l’État était devenu celui des travailleurs (ou du peuple), que, par conséquent, il y eut révolution, donc fin de l’exploitation de l’homme par l’homme.

La réalité démontre le contraire ; elle donne raison aux autogestionnaires. Du temps même de Marx, puis à l’époque de Lénine, ils dénoncèrent l’illusion élitiste-autoritaire, privilégiant l’État comme clé du changement social, et le peuple uniquement comme instrument manipulé par cette élite « révolutionnaire ».

Désormais, si l’on veut réellement un changement social au bénéfice du peuple laborieux, c’est uniquement à celui-ci qu’il faut s’adresser, uniquement sur lui qu’il faut compter. C’est lui le sel de la terre, la sève de la vie sociale, le levier pour changer le système social.

Cela implique une conception sociale autogestionnaire, où les citoyens gèrent de manière libre et autonome leur société, selon des formes qu’ils ont à trouver eux-mêmes. Dès à présent, trois éléments sont clairs :

- un but fondamental : cette autogestion devra éliminer toute forme d’exploitation de l’être humain par un autre ;

- une méthode fondamentale : la forme autogestionnaire n’a pas besoin de passer par une phase « transitoire » où un groupe élitaire-autoritaire commande ; la forme autogestionnaire est en même temps but et moyen. C’est par la pratique autogestionnaire, ici et maintenant, que se réalise l’autogestion généralisée comme but ;

- au lieu d’élite autoritaire, les détenteurs de savoir doivent comprendre que leur seule action utile est de contribuer à l’autogestion, sans se substituer en nouveaux maîtres, sous prétexte de détenir un savoir « scientifique » duquel les autres sont démunis.

Ces trois conditions sont la garantie pour ne pas tomber dans un nouvel asservissement :

- soit celui du réformisme social-démocrate : accorder à la classe laborieuse des miettes, tout en laissant exister la caste capitaliste privée, et en réduisant la vie des travailleurs à celle de producteurs-consommateurs, limités à des « loisirs » imbéciles et puérils aliénants ;

- soit, plus grave et totalitaire, le « socialiste étatique », inauguré par le bolchevisme, puis totalement réalisé par le stalinisme et ses avatars proclamés « démocratie populaire ». Là, aussi, la classe laborieuse est réduite à produire-consommer, limitée à des « loisirs » consistant à chanter les louanges du « Sauveur Suprême » et à apprendre par cœur ses « pensées géniales ».

Dès lors, la classe laborieuse fait peur à toutes les conceptions autoritaires (et économistes), quelque soit leur forme : laïque ou cléricale, capitaliste ou marxiste.

De temps en temps, on avoue cette crainte des réactions du peuple ; on les suspecte violentes, en somme du « désordre ». On fait silence sur le véritable désordre et sa violence quotidienne : un salaire de survie et le contrôle-répression. Là est l’essentiel, la cause, le fondement. Les éventuelles révoltes (désordres, violences) des victimes n’en sont qu’une conséquence. Elle est toujours inférieure, en quantité, au désordre et à la violence de la caste dominante.

Alors, l’inquiétude se tourne vers l’armée. Comment réagira-t-elle ?

Certains appellent l’intervention de l’armée. D’autres déclarent que cette institution doit rester en dehors de la politique.

Qu’en est-il, en réalité ?

Non seulement en Algérie mais dans le monde entier, y compris les « démocraties avancées », l’armée est uns institution dépendante et conséquente du système social existant, donc de la caste dominante. Trois exemples. En mai 1968, quand le mouvement social avait aboutit à une grève nationale prolongée de dix millions de travailleurs, paralysant l’économie, et déclarant vouloir éliminer le système capitaliste dominant, que fit le président de la République, De Gaulle ?… Il abandonna l’Élysée et alla trouver le chef de l’armée française, stationnée en Allemagne. C’était son ultime recours contre ce qu’il appela la « chienlit ».

Auparavant, aux États-Unis, quand le mouvement pour les droits civils puis celui contre l’agression au Viet Nam devinrent menaçants, pour les contenir, le gouvernement eut recourt à l’armée.

Avant le déclenchement de la seconde agression contre l’Irak, les manifestations citoyennes, notamment aux États-Unis et en Angleterre, furent gigantesques. Cela n’empêcha pas les armées de ces pays d’obéir aux ordres des castes dominantes.

L’Algérie n’échappe pas à la règle universelle. L’armée est l’émanation de la caste dominante et, par conséquent, elle défendra son existence, en cas de nécessité, aussi bien contre un ennemi extérieur que contre un contestataire intérieur.

Son éventuelle intervention dépendra du fait suivant : le niveau d’avidité des possesseurs de capital (d’abord étatique, ensuite privé), et, d’autre part, la capacité de supporter de la part des victimes de cette avidité (travailleurs manuels et chômeurs).

L’avidité consiste à s’enrichir le plus possible, le plus longtemps possible, par tous les moyens possibles, du licite à l’illicite.

Supporter, c’est disposer de quoi survivre le plus possible, le plus longtemps possible, par tous les moyens possibles, du licite à l’illicite.

Là, me semble-t-il, se trouve le « courant souterrain », (invisible pour qui ne sait pas ou ne veut pas voir) mais déterminant de ce qu’on appelle la dynamique des forces sociales. Si l’on n’a pas peur des mots, on peut également l’appeler par ce qui la caractérise réellement : lutte des classes. On peut la nier de toutes les manières, pourtant, dirait Galilée, elle existe.

La question centrale est donc, quelque soit le pays de la planète : sur quelle base existe et fonctionne un système social. Actuellement, nous en sommes encore, partout sur la planète, sous une forme atténuée ou brutale, en présence d’un système qui se caractérise par l’existence de deux classes principales antagonistes, où l’une, minoritaire, vit et s’enrichit au détriment d’une autre, majoritaire, qui peine à survivre. Là est l’ignominie fondamentale, la base de la société.

Tout le reste est conséquence : institutions de légitimation et de consensus (religion, enseignement, mass-medias, culture), institutions de gestion (État, administrations, partis politiques), institutions de contrôle et répression (lois, police, armée).

Comme sont, également, des conséquences les autres aspects, problèmes et conflits sociaux : « ethniques », situation de la femme, sexualité, déprédation mafieuse, violence, jusqu’aux saletés dans les rues, etc.

Bien entendu, soulignons-le, les conséquences ont, en retour, une influence sur les causes des luttes sociales. Dans certaines conditions, ces conséquences (ou l’une d’elle) pourraient se révéler déterminantes dans la modification de ces luttes sociales.

Cependant, quand, dans un pays, une conséquence qu’est l’armée est sollicitée ou intervient pour changer le rapport antagoniste entre les classes sociales, que ce soit en faveur de celle dominante ou de celle dominée, c’est que, d’une part, l’État (plus exactement la caste qui le domine) n’est plus capable de (hétéro) gérer, et, d’autre part, la classe la plus dominée n’est plus en mesure de supporter, ni de disposer d’une manière alternative de (auto) gérer la société.

Toutefois, dans ce cas, l’intervention de l’armée est seulement une manière de boucher un trou dans une barque (la société) où viennent se jeter continuellement des trombes d’eau (lutte entre les classes).

Dès lors, au lieu de faire un appel à l’armée, ne vaut-il pas mieux s’efforcer de trouver une solution différente ?

Malheureusement, celle de l’autogestion populaire est, en cette phase actuelle, une utopie. Restent les partis d’opposition dite démocratique. Lesquels se révèlent incapables d’une intervention efficace, ni de manière singulière ni concertée.

Où sont la force des uns et la faiblesse des autres ?

La force des castes dominatrices est constituée par leur organisation et solidarité face à leur « poule d’or » et ennemi commun : la classe laborieuse. Les dominateurs font tout pour maintenir celle-ci comme “masse” contrôlée (par l’intermédiaire de syndicats à leur solde, en l’occurrence l’U.G.T.A.), sinon désorganisée (en réprimant les syndicats autonomes, réellement représentatifs des travailleurs, et les associations de chômeurs).

En outre, comme déjà exposé, la caste dominatrice dispose de tout l’arsenal de gestion sociale : appareils administratif, idéologique et répressif.

Ajoutons encore le discours de l’ « élite » autoritaire, soutenant ou « s’opposant » aux castes dominantes. Il conçoit tout changement social comme pouvant venir uniquement des castes dominatrices (puisqu’elles sont dominantes), et jamais de la classe laborieuse (puisqu’elle est dominée). Nous constatons, alors, un paradoxe : ceux-là même qui reprochent au peuple de n’être que « gâchi » (foule, masse) le maintiennent dans cette position. Comment ?… En ignorant la nécessité de son organisation autonome, pour ne penser qu’à une ré-organisation (réforme) « démocratique » de la classe hégémonique, qui serait en « faveur » de ce « gâchi ».

Combat totalement inégal. Aussi, la classe laborieuse sera maintenue dans la déplorable situation de foule tant qu’elle ne disposera pas d’une organisation autonome. Uniquement celle-ci sera capable de défendre ses intérêts face à ses dominateurs.

Dès lors, il devient facile de comprendre que les castes dominantes font tout, du « légal » (lois, règlements) à l’illégal (interdictions contraires aux droits constitutionnels, emprisonnements, si nécessaire mort suspecte), pour empêcher la classe laborieuse de se doter d’un instrument propre. Dans cette perspective, tout le discours élitaire-autoritaire, y compris celui des « démocrates » et « progressistes » opposants au régime, va dans le sens de maintenir la classe laborieuse au statut de foule hétéro-gérée.

Toutefois, certains « démocrates » affirment qu’un changement « démocratique », par des élections correctes, opéré dans la classe hégémonique, établirait une classe dirigeante plus convenable. Elle permettrait aux classes dominées (moyenne et laborieuse) de se doter librement d’organisations autonomes pour défendre leurs intérêts spécifiques.

Les auteurs de cette conception oublient (ignorent ou occultent) que, dans les pays de « démocratie avancée » (Europe, U.S.A., Japon, etc.), la caste dominante dispose, pour elle-même, de diverses structures d’organisation autonome : associations patronales, « forums » divers, think-tanks, outre le contrôle de l’État et de ses appareils de gestion sociale.

En même temps, la classe dominante empêche les classes dominées (moyenne et laborieuse) de se doter d’organisations autonomes aptes à changer le système de domination. Par exemple, si certains syndicats autonomes font valoir des intérêts des travailleurs, ils ne parviennent au mieux qu’à obtenir des miettes, si la conjoncture capitaliste permet des profits significatifs. Autrement, c’est l’ « austérité », au nom de la concurrence internationale, le serrement de ceinture, l’élimination de droits sociaux déjà acquis. Voir les décisions de l’actuel président de la France, des instances européennes, de l’actuel président des États-Unis, pourtant élu, dit-on, par les couches les plus populaires, sans oublier les décisions d’ « austérité » annoncées par le gouvernement algérien.

Ces faits ne suffisent-ils pas à renoncer aux illusions de changement réellement démocratique (c’est-à-dire au bénéfice du peuple dominé) par le « haut », pour se préoccuper, dorénavant, de construire les conditions afin que ce peuple dominé puisse établir la réelle démocratie, c’est-à-dire une société au bénéfice de ce peuple, des classes dominées ? Cela implique l’élimination de toute forme de domination d’une couche d’êtres humains sur d’autres. Ce système s’appelle autogestion sociale généralisée.

V.

Que faire ?

La question se pose. Avec le temps, elle devient de plus en plus urgente.

Une première chose possible est de diminuer l’ergotage plus ou moins byzantin, les sottises et les gémissements (dus soit à l’ignorance, soit à la volonté d’occulter) sur les « luttes au sein du pouvoir » (lesquelles sont des conséquences), pour davantage s’intéresser et analyser les réelles et décisives luttes entre les classes sociales (qui sont les vraies causes), leurs enjeux, leurs manifestations et leurs perspectives. En accordant l’attention principale, non pas à la caste dominatrice mais à sa victime, notamment à la manière de celle-ci pour construire les conditions pratiques de son affranchissement (3).

Le même marquis, mentionné auparavant, a écrit, en 1833 :

« Vous manquez à vos devoirs (...) si après un soulèvement suivi de succès, vous êtes assez lâches ou assez ignorants pour vous borner à exiger une amélioration de tarifs ou une élévation de salaires. » (o. c.)

Pour ne pas mériter ce juste reproche, il faut trouver la manière de convaincre celles et ceux qui croient n’avoir pas d’autre solution que de survivre (par le servilisme ou la résistance) qu’ils ont intérêt à mieux : vivre par la dignité et la solidarité. Dit en termes plus simples : ceux qui se contentent de recevoir quelques poissons, en échange de leur sueur, - dont la valeur est supérieure -, se rendent compte qu’il vaut mieux apprendre à pécher eux-mêmes.

Bien entendu, cela exige beaucoup d’efforts et de temps. C’est le prix à payer. En Algérie comme dans le monde, toutes celles et ceux qui ont compté sur des changements au « sommet » (par des élections ou l’intervention armée), pour établir une réelle démocratie, autrement dit une gestion de la société émanant vraiment de la volonté populaire, ont failli.

Ignorent-ils la leçon élémentaire de l’histoire universelle ? Aucune caste dominante ne lâche l’os dont elle jouit. Tout au plus elle est remplacée par une nouvelle caste dominatrice, sous une appellation diverse, trompeuse.

Seule la mobilisation de la classe dominée peut réussir à faire partager les richesses sociales équitablement entre toutes et tous. Comment ? Par l’autogestion sociale généralisée. Jusqu’à présent toute autre solution s’est révélée vaine : capitalisme privé ou capitalisme étatique. Alors, pourquoi pas, finalement essayer l’autogestion ? Donc s’intéresser principalement à la classe laborieuse exploitée et collaborer avec elle afin qu’elle s’organise en vue du but recherché. N’est-ce pas l’action essentielle, principale, stratégique ?

Dans cette perspective, quatre tâches principales s’imposent.

1. Aider la classe laborieuse à dépasser sa situation de « masse » pour prendre clairement conscience de sa situation de classe dans son triple aspect : dominée-exploitée-aliénée.

2. Aider cette classe à concrétiser cette conscience de classe en organisation autonome à son service. Voilà le seul cas où l’on peut parler d’une classe au service de la nation entière, parce que, en s’affranchissant de sa situation de classe dominée, elle éliminera de la société entière (la nation) toute forme de domination, sans en créer une autre.

3. Se rendre compte que l’État et la hiérarchie centralisée ne sont pas l’unique forme d’organisation sociale. Jusqu’à présent et partout dans le monde, cette forme d’organisation n’a pas éliminé la diabolique trinité dominatrice. Une alternative à considérer est une organisation sociale sous forme de fédération horizontale d’organismes autonomes solidaires. Il en sera question dans une autre contribution.

4. La marchandise et l’argent ne sont pas les déterminants principaux de la société, mais les êtres humains et leur coopération solidaire en vue d’une existence harmonieuse satisfaisante. Autrement dit, le développement économique n’est pas la priorité mais seulement la conséquence d’un développement total, celui de l’être humain dans toutes ses facultés créatrices, psychiques et matérielles.

Ajoutons une précision. La classe laborieuse ou l’autogestion sociale ne sont pas ennemies de la richesse matérielle ; au contraire, elles la désirent, non pas pour une minorité privilégiée mais pour la communauté toute entière. C’est uniquement ainsi que cette richesse matérielle ne sera pas synonyme de misère intellectuelle, psychique, mais, également, de richesse dans ces domaines, parce que, alors, la domination-exploitation-aliénation sera remplacée par la coopération solidaire libre.

Cela suppose, bien entendu, la liberté totale de pensée, de s’exprimer, de s’associer pour les dominés. Les dominateurs la possède pour leur compte. Sachant qu’il ne l’accorderont pas volontairement aux dominés, il reste à ces derniers de la conquérir.

Un premier pas a été déjà réalisé, grâce au sang versé par des citoyens. C’est le cas en Algérie, comme il le fut partout dans le monde. En Algérie, en particulier, il a permis de mettre fin à la dictature. Il reste à conquérir la liberté entière.

Sans elle, tout n’est que bavardage, tromperie, aliénation. C’est cela qu’il faut éliminer. Si, depuis l’indépendance, au lieu de croire au changement social démocratique par le « sommet » on avait mis l’effort pour créer les conditions de sa réalisation par la « base » (la classe la plus dominée, laquelle avait, notamment, créé spontanément l’autogestion ouvrière et paysanne), en serait-on encore aujourd’hui dans la situation actuelle ?

La leçon n’est-elle pas assez éloquente et convaincante pour s’occuper, désormais, de ce que l’expérience historique nous enseigne ? Cela commence par la pratique d’un langage authentique, sincère, libéré, au service réel de la communauté entière, en Algérie comme dans le monde.

Publié sur Le Matin d’Algérie, 10, 11 et 12 Sep 2017.

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #PEUPLE-DEMOCRATIE

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