Publié le 9 Juin 2019

Manifestation du mouvement populaire en Algérie, mai 2019.

Manifestation du mouvement populaire en Algérie, mai 2019.

1. Sont-ils inutiles ?

Enfin ! Après plusieurs vendredis de manifestations de rue, le débat s’est ouvert sur le problème des représentants de l’intifadha populaire en cours. Ainsi, les objectifs des uns et des autres seront confrontés. Tant mieux pour la démocratie ! Nous examinerons dans une première partie l’hypothèse de l’inutilité de représentants du mouvement populaire, puis, dans une seconde partie, leur nécessité.

Certaines « personnalités » politiques ou intellectuelles jugent que le mouvement populaire n’a aucun besoin de représentants, ni d’une direction. Pourquoi ?… Beh, pardi ! Parce que ces « personnalités » estiment, plus ou moins ouvertement, qu’elles sont les mieux placées pour représenter les intérêts du peuple… Pourtant, ce peuple ne les a pas élus, parce qu’ils n’ont jamais fait réellement partie de ce peuple ; plus encore, le comportement de ce dernier démontre qu’il ne leur accorde quasi aucun intérêt. Normal, pour qui connaît le peuple et son histoire. Il a une peur affreuse, - et il a raison -, de voir son action, encore une fois, récupérée par des soit disant membres de l’ « élite », et de se trouver, alors, soumis à une « issaba » (bande, oligarchie) de nouvelle forme, certes plus « démocratique », néanmoins ne reflétant pas les vrais intérêts du peuple, mais ceux d’une « issaba » nouvelle version.

La contrariété des « élites » à une représentation populaire est formulée par le R.C.D. (Rassemblement pour la culture et la démocratie) : « ni la nature du mouvement, ni l’état des institutions ne plaident pour une telle démarche qui ouvre la voie aux pressions et manipulations, voire à une dualité de pouvoirs aussi improductive que dangereuse».

Les « pressions et manipulations » font partie de toute guerre sociale. Est-ce un motif suffisant pour qu’un mouvement social renonce à se doter de représentants ? Quant à la « dualité de pouvoirs », sans elle a-t-il et peut-il exister un mouvement social qui bénéficie d’un rapport de force adéquat pour affronter le pouvoir étatique en place ?

Il est cependant vrai que cette dualité peut être « improductive et dangereuse », comme l’expérience historique le montre dans tous les pays. Toutefois, comment se sont opéré dans le monde les changements radicaux de système social (ce que déclare le peuple algérien durant ses manifestations publiques) sinon par l’émergence d’un contre-pouvoir populaire, en mesure d’imposer ses revendications ?… A contrario, quand donc des partis politiques institutionnalisés (par une oligarchie dominante, précisons-le) ont-ils réalisé les revendications légitimes proclamés par un peuple ?… Dès lors, à l’avis formulé par le RCD, n’est-il pas correct de répondre, en remplaçant le mot « mouvement » par « partis politiques » ?

Pour sa part, le président de Jil Jadid, Soufiane Djilali, ose la question : «On a affaire à un peuple. Est-ce qu’on peut structurer tout un peuple ? ». Ce qui fait dire à certains que structurer un mouvement social, composé de positions politiques différentes, voire divergentes, et unies seulement par une opposition à un système social, porterait à la division et à l’éclatement du mouvement, donc à son annihilation.

En effet, dans le mouvement populaire, on trouve aussi bien qui est pour la « démocratie » (encore que pas clairement définie) (1) que pour la « charia » (encore que pas proclamée trop ouvertement, par tactique). Comment donc ces positions opposées pourraient débattre et se choisir des personnes réellement représentatives du mouvement ?… Eh bien, si, comme le déclarent et le constatent les « élites », le mouvement populaire a prouvé, jusqu’à présent, une capacité étonnante de rester uni, pourquoi ne le resterait-il pas dans le choix de ses représentants, de manière à ce qu’ils incarnent démocratiquement le mouvement dans ses divers aspects, tout en réalisant le but commun : se débarrasser d’une « issaba » unanimement rejetée, pour édifier un système social où, comme dans le mouvement populaire actuel, toutes les tendances soient reconnues, puisque toutes revendiquent un système social de droit et de justice ?

La position des « élites » est devenue claire : pas question donc de représentants du mouvement populaire, mais uniquement de représentants de qu’ils appellent la « classe politique », des « personnalités », des membres de « syndicats autonomes », de la « société civile » (c’est quoi?) et du « mouvement associatif », en affirmant qu’ils sont dans le mouvement.

Pourtant, toutes ces catégories n’ont pas eu l’initiative de ce mouvement populaire, ont toutes, sans exception été surprises (2) par son surgissement, n’en sont pas l’émanation directe, pleine et entière… Quel droit, donc, ont-elles pour prétendre représenter ce mouvement qu’elles n’ont fait que prendre en marche ?… Le droit d’avoir fait de l’opposition auparavant ? Est-ce là un motif suffisant ?

En somme, ce refus de reconnaître au mouvement populaire le droit légitime de se doter de ses propres représentants, n’est-il pas l’éternel prétention des « élites », partout dans le monde et depuis toujours, de se croire les seuls « sauveurs » de peuple, parce que dotées de « savoir » et de diplômes « éminents », en opposition au peuple « ignare » et pas instruit, tout en lui reconnaissance – ah ! la contradiction ! – une « génialité » dans le soulèvement en cours ? Le but, inavoué de ce genre de déclarations, - répétons-le -, n’est-il pas de devenir la nouvelle « issaba » dominante, comme cela se constate partout et toujours dans le monde, toutefois de manière « démocratique » ?

Ajoutons à cette constatation une spécificité des partis algériens. Depuis leur création jusqu’à aujourd’hui, quelle est leur représentativité réelle ? Quelle est leur présence en terme d’adhésion et de mobilisation populaire ? Pas bezzaf, pour ne pas dire insignifiante. La preuve la plus cinglante ? Les manifestants dans les rues les ont non seulement ignorés, mais leur ont interdit de rejoindre le train, parti sans eux, et qu’ils voulaient récupérer.

Une autre manière de nier au mouvement populaire de se doter de ses représentants présente l’argument suivant : « Avant d’arriver à un dialogue et donc à ce débat relatif à la représentation, il faudrait que les lois répressives soient préalablement abolies ». Où donc a-t-on vu dans le monde une oligarchie qui a aboli ses lois répressives avant qu’un mouvement populaire contestataire soit parvenu à s’imposer comme contre-pouvoir de manière organisée et représentative, et, donc, à contraindre cette oligarchie à l’abolition de ses lois répressives ?

Enfin, on trouve cet argument : « dire au mouvement « structurez-vous », c’est faire preuve d’une méconnaissance complète de la nature du soulèvement populaire, et c’est oublier les conditions de son apparition. Le mouvement est né de cette manière, sans structure qui le conduit, et sans désignation d’une direction qui en prendrait la responsabilité. On ne peut pas reproduire le FLN/ALN de la guerre de libération. »

Quelle preuve concrète irréfutable a-t-on pour affirmer que le soulèvement populaire est sans structure ni direction ?… Certes, on ne les voit pas de manière publique. Les uns avancent l’hypothèse d’une manipulation étrangère, en connivence avec des harkis internes, d’autres parlent de spontanéité totale. Mais comment donc un mouvement populaire peut non seulement surgir, mais dans plusieurs endroits du pays en même temps, puis se maintenir dans la durée, en manifestant un comportement tactique intelligent, de manière totalement spontanée ?… Pour ma part, durant une manifestation à Oran (3), j’ai vu en action des organisateurs, des meneurs, des personnes distribuant le même slogan aux marcheurs pour les brandir, des personnes lisant sur des feuilles de papier des slogans adaptés à la conjoncture, et répétés en chœur. Peut-on, alors, nier « toute structure » et toute « direction » ?… Certes, il s’agit d’une structure et d’une direction inédites, adéquates à la situation, notamment à la crainte de l’habituelle répression directe ou indirecte, dont le régime s’est distingué, et cela depuis l’indépendance.

Se contenter d’affirmer que « le peuple algérien » a trouvé la manière efficace d’agir, c’est plutôt vague et non conforme totalement à la réalité. En effet, tout peuple n’est-il pas composé de personnes, et que certaines parmi elles, en cas de soulèvement, deviennent des meneurs et des leaders, de manière plus ou moins ouverte, plus ou moins reconnue ?

On trouve un cas où la même personne affirme que le soulèvement populaire n’a pas de leaders, puis, quelques lignes après, déclare « Quant à la question des représentants du Soulèvement, si le pouvoir est animé par la volonté politique de trouver des solutions, il sait où les trouver. Pour une fois, les renseignements dont dispose le DRS pourraient être utiles pour les trouver ». N’est-ce pas là une étrange manière de trouver des représentants au mouvement populaire, une manière policière qui n’a rien de démocratique ?

Enfin, qui donc parle de « reproduire le FLN/ALN de la guerre de libération », autrement dit une direction qui s’est imposée et a réussi à conquérir le peuple ?… Pourquoi oublier les deux importantes expériences autogestionnaires du peuple algérien : juste après l’indépendance et celle des comités de villages en 2001 ?

N’est-il pas étrange de constater chez les « élites » des raisonnements qui, d’une manière ou une autre, en prenant la précaution oratoire de faire l’éloge du peuple, de présenter des arguments pour lui dénier une capacité d’auto-organisation, pour ne l’accorder qu’à des « élites », malgré le fossé qui les séparent des préoccupations les plus authentiques du peuple ?

Le plus non pas curieux mais risible, - quoique de bonne guerre opportuniste -, c’est de voir des « personnalités » qui ont fait partie de l’oligarchie, d’une manière ou d’une autre, et donc ont bénéficié de privilèges de carrière, donner actuellement des conseils au mouvement populaire pour lui dire de se conduire avec « modération », « bon sens » et « sagesse » et, même, parfois osent se proposer (ou se faire proposer par leurs harkis de service) comme d’éventuels « représentants » pour parler au nom du peuple avec l’autorité étatique… Mais, bon sang, ce peuple algérien ne s’est-il pas conduit, jusqu’à présent, avec bon sens et sagesse ? Mème quand les policiers tabassaient des adultes ou des étudiants, ceux-ci n’ont-ils pas eu la modération de ne pas répliquer par la même violence, mais, au contraire, de réagir par leur mot d’ordre : « Silmya ! » (Pacifique) ? À moins que par « modération », « bon sens » et « sagesse », les ex-profiteurs de l’oligarchie régnante n’entendent ceci : que le peuple doit renoncer à certaines de ses revendications, jugées trop « radicales ». Une manière pour ces « conseillers », de préparer le terrain pour faire partie de la nouvelle caste dirigeante. Chaque époque et chaque nation a ses « marsiens » (4), les opportunistes du dernier quart d’heure.

Il nous reste à examiner dans la partie suivante l’hypothèse de la nécessité d’une représentation du mouvement populaire.

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(1) Nous examinerons ce terme prochainement.

(2) Quoiques certains prétendent le contraire, Voir https://www.algeriepatriotique.com/2019/05/26/revelations-de-mokri-sur-la-date-fixee-pour-le-declenchement-des-manifestations/

(3) Vidéo in https://www.youtube.com/watch?v=p2qCYLE2Qcg

(4) Ceux qui, en mars 1962, après le cessez-le-feu mettant fin à la guerre de libération nationale en Algérie, ont rejoint l’ALN (Armée de Libération Nationale), pour profiter personnellement de l’indépendance du pays.

 

Publié sur Algérie Patriotique, le 5 juin 2019, et sur Le Matin d'Algérie, le 5 juin 2019 sous le titre "De la représentativité du mouvement populaire : 1. Est-elle inutile ?"

 

2. Sont-ils nécessaires ?

 

La première partie de cette contribution (1) est déjà, en partie, une réponse affirmative à la nécessité d’une représentation pour l’intifadha populaire algérienne, comme, par ailleurs, de tout autre soulèvement contestataire dans le monde contre une oligarchie dominante. Toutefois, examinons pourquoi tout mouvement citoyen contestant une oligarchie exige de se doter de représentants autonomes, bien que cette allégation est d’une totale banalité pour qui connaît l’histoire sociale.

Dans la partie précédente de cette contribution, furent exposés les motifs qui expliquent pourquoi des « personnalités » dites de l’ « élite » osent affirmer qu’un mouvement social n’a pas besoin, ou n’a pas « pour le moment » besoin de représentants.

Risques.

Que le leader incarnant le pouvoir étatique, en l’occurrence en Algérie actuellement le chef de l’État-major de l’armée, appelle les manifestants à se doter de représentants, pourquoi s’en offusquer ?

Dans cette proposition, soupçonner un piège, cette hypothèse – certes, compréhensible - suffit-elle pour dénier au mouvement populaire l’exigence de se doter de représentants ?

Évoquer la crainte - légitime - que d’éventuels représentants du mouvement populaire, une fois élus, soient récupérés sinon physiquement éliminés (par des agents du pouvoir étatique ou, - ne l’oublions pas – par des éléments appartenant à des officines étrangères impérialo-sionistes), cette crainte suffit-elle, là encore, pour que le mouvement populaire renonce à se doter de représentants ?

Certes, tous les risques existent. Mais toute confrontation sociale conséquente ne peut pas en faire l’économie. Ce qu’il faut, c’est, d’une part, satisfaire la nécessité stratégique de se doter de représentants, et, d’autre part, prendre toutes les précautions et toutes les mesures possibles afin que ces représentants accomplissent leur mandat de manière satisfaisante.

Disons le clairement, quoiqu’il s’agisse encore d’une autre banalité toute élémentaire, quand pas d’une lapalissade : tout mouvement social ne peut pas se développer et s’affirmer efficacement sans disposer de structuration, de laquelle émanent démocratiquement une direction et une représentation autonomes. C’est là affirmer simplement ce que l’histoire humaine enseigne, quelques soient l’époque et la nation.

Le plus vite un mouvement social se dote de manière de cette organisation, puis d’une direction et d’une représentation, le mieux cela vaut.

À ce sujet, certains estiment qu’il faut laisser, donner au mouvement social le temps de faire mûrir ces exigences. Dans ce cas, il ne faut jamais oublier que précisément, dans les circonstances de bouillonnement d’un mouvement social, le temps est l’un des éléments-clé fondamentaux du mouvement social. Des deux adversaires en présence, - le pouvoir étatique d’une part, et le mouvement social de l’autre -, celui qui maîtrisera le mieux le facteur temps l’emportera. Il en est de la confrontation sociale exactement comme dans la confrontation militaire.

Cependant, il faut faire vite lentement. Vite, parce que cela permet de disposer du plus de moyens possibles et d’anticiper sur les actions de l’adversaire ; lentement, parce qu’il s’agit de concrétiser les objectifs en estimant convenablement tous les éléments qui entrent en jeu. À ce sujet, rappelons une des règles de guerre (sociale ou militaire) : connaître suffisamment l’adversaire et connaître suffisamment soi-même, donc évaluer convenablement les aspects où chacun des deux est fort et faible.

Quelques soient les motifs invoqués, un mouvement social qui ne dispose pas d’une organisation, d’une direction et de représentants autonomes, ce mouvement démontre son impuissance et se condamne à l’échec ! Encore une fois, toute l’histoire humaine le démontre. C’est là une loi dans le domaine social, qu’on le veuille ou pas. La nier, c’est soit ignorer l’histoire sociale et ses enseignements, soit tromper le peuple afin de l’empêcher de se doter des indispensables leviers lui permettant de concrétiser ses revendications, et donc récupérer son mouvement au bénéfice des membres de l’ « élite » auto-proclamée salvatrice.

Difficultés

Bien entendu, se doter d’une auto-organisation, de laquelle sortiront une direction et une représentation n’est et n’a jamais été facile, dans aucun mouvement populaire du monde. Car les opinions et les positions sont différentes, quand pas opposées, mais se tolèrent parce que dirigées toutes contre un adversaire commun.

Cependant, à supposer de réussir à éliminer ou neutraliser l’adversaire (« Dégagez tous ! »), les objectifs de ce qu’il convient de construire divergent et même peuvent s’opposer. Dans certains cas historiques, ils ont même débouché sur des guerres sanglantes (Russie entre mencheviks et bolcheviques, Chine entre communistes et nationalistes, Espagne entre libertaires et staliniens, Algérie entre FLN et MNA, etc.).

De ces faits, certains tirent argument que le mouvement social éclaterait s’il décide de se doter d’une direction et d’une représentation. L’objection est que sans ces deux éléments, le mouvement ne dépassera jamais la phase de la protestation publique. Tout au plus, comme on le constate actuellement en Algérie, - c’est le cas partout ailleurs dans le monde -, des soit disant « personnalités » de la soit disant « élite » ou « société civile », liées ou non au système oligarchique, se proposeront comme solution salvatrice. Or, ces « personnalités » ne l’ont jamais été. Tout au plus, - cela fut dit dans la première partie -, en cas de réussite de leur prétention, elles édifient une nouvelle caste oligarchique, plus « démocratique » parce qu’elle concède au peuple des miettes refusées par l’oligarchie précédente. C’est le prix à payer pour conquérir le pouvoir, quitte, par la suite, une fois l’oligarchie devenue puissante, à supprimer les concessions consenties par la conjoncture.

Or, - voici encore une autre banalité élémentaire -, un peuple ne peut être sauvé que par lui-même. Et il ne peut le concrétiser qu’en sachant se doter de ce que le fonctionnement social lui impose : une organisation autonome, une direction et une représentation.

Adaptation

Reste au mouvement social de chercher et de découvrir les conditions concrètes lui permettant de trouver la méthode la plus efficace, la plus rapide et la plus démocratique pour se doter des éléments organisationnels lui permettant de concrétiser ses revendications légitimes.

Certains ont proposé que dans chaque commune, chaque daïra, chaque willaya, les manifestants se choisissent des représentants, sous mandat impératif, dotés d’un plan d’action précis, puis, que cette assemblée d’élus, à son tour, se choisit par élection identique un groupe de représentants aptes à rencontrer ceux étatiques pour les négociations à tenir.

Ce genre d’initiative requiert une auto-organisation, du local jusqu’au national, donc des débats, et pour les réaliser, il faut des lieux, du temps et des citoyens disponibles. Il faut que les paroles se concrétisent en structure organisationnelle, et que cette dernière ne se transforme pas en bureaucratie stérile ou contre les intérêts des mandataires populaires.

Inutile de proposer des schémas : si le peuple en vient à la conscience de la nécessité de s’auto-organiser, il saura comment s’organiser. À ce sujet, les expériences internationales et algériennes (autogestion après l’indépendance et comités de village du mouvement populaire de 2001) sont des pistes (non des recettes) dont il faut s’inspirer. En adoptant comme règle : partir du local spécifique et traditionnel en ayant comme horizon l’expérience humaine mondiale.

Peuple auto-sauveur

En affirmant la confiance dans les capacités populaires non seulement à manifester publiquement, mais à s’auto-organiser, il n’y a pas à s’étonner que toutes les « personnalités » de toutes les « élites » ricaneront en parlant de « démagogie », d’ « utopie », d’« anarchisme » et autres joyeusetés. Ces « personnalités » l’avaient déjà fait du temps pas lointain ou le peuple algérien était traité, par elles-mêmes !, de « tube digestif », d’ « aliénés et obsédés sexuels et/ou religieux », de « résignés méritant leur sort », et autres étiquettes infamantes. Faut-il s’étonner que des « libéraux » traitent ainsi les peuples, quand même les marxistes orthodoxes ont toujours nié aux peuples une capacité auto-organisatrice, le traitant tout au plus d’ « économisme » (Lénine), autre manière de l’accuser de ne penser qu’à son « tube digestif ». Bien entendu, ce type d’accusation légitimait le fait de s’auto-délivrer le beau rôle d’ « avant-garde consciente et… scientifique », avec les résultats désastreux qu’on connaît : le totalitarisme des goulags (faut-il préciser qu’il commença au temps où Lénine et Trotski étaient au pouvoir?).

Pourtant, à plusieurs époques et dans plusieurs pays, à commencer par la merveilleuse révolte des esclaves qui s’étaient choisis Spartacus comme représentant, le peuple (alors, celui des esclaves) a démontré ses capacités auto-organisationnelles. Faut-il rappeler que c’est la trahison et non une stratégie déficiente qui causa la défaite de l’armée des esclaves conduite par Spartacus ? Les échecs des mouvements populaires radicaux ont tous eu comme causes une carence en terme d’organisation, de direction et de représentants. En témoignent toutes les personnes qui avaient participé directement à ces mouvements.

La question

Bien que de précédentes contributions ont exposé des motifs d’une absence de représentation autonome de l’intifadha populaire actuelle, reste, néanmoins, à se poser encore la question : pourquoi les manifestants algériens actuels continuent, après une quinzaine de vendredis de présence dans les rues, de demander au détenteur du pouvoir actuel d’opérer le changement radical qu’ils réclament, tout en lui exigeant « Dégage ! », au lieu de se mettre, ces manifestants, à construire de manière libre, égalitaire et solidaire leur propre structure d’où émaneront démocratiquement une direction et des représentants tout aussi démocratiques, en mesure d’entreprendre les négociations nécessaires.

Reste à savoir ce que le mot « démocratie » signifie. Ce sera l’objet de la prochaine contribution.

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(1) Voir http://kadour-naimi.over-blog.com/preview/13c7464fd49b29b686ea340b3148452fd79c0295

 

Publié sur Algérie Patriotique, le 23 juin 2019, et sur Le Matin d'Algérie, le 11 juin 2019, et sur La Tribune Diplomatique Internationale, en une seule livraison, le 15 juin 2019.

 

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

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Publié le 1 Juin 2019

Rassemblement populaire sur l'autogestion en Algérie, 1963.

Rassemblement populaire sur l'autogestion en Algérie, 1963.

1. Le Ciel, l’Olympe, Jupiter et les dieux

Dans la plupart des publications, nous lisons des exposés, analyses, dissections, conjonctures, hypothèses, plus ou moins savants, de personnes plus ou moins expertes. Et nous constatons la répétition de ces mêmes textes, ad nauseam.

Mais, voilà, presque tous ces articles, contributions, interventions, interviews, éditoriaux, etc. concernent le Pouvoir, l’État, les clans, leurs luttes. Y sont cherchés, traqués, supputés, supposés les énigmes, les occultations, plus ou moins indéchiffrables. Pour paraphraser Churchill à propos de la Russie, on cherche à déceler « une énigme enveloppée dans un mystère ».

Une fois, tel clan, telle institution, tel « homme fort » est déclaré dominant, décidant et commandant tout le destin du pays ; une autre fois, c’est tel autre. Parfois c’est le même auteur qui change d’opinion.

D’accord, c’est évidemment utile et appréciable de lire toutes ces tentatives d’explication. Quoique, généralement, ils nous laissent sur notre faim, dans l’ignorance, désorientés, ne sachant que faire. Quelquefois, ce sont les auteurs eux-mêmes qui avouent leur égarement dans ce labyrinthe sans fil d’Ariane.

C’est que les gens au pouvoir, quels qu’ils soient, savent tellement cacher leur jeu, et vous, ne disposant pas des informations nécessaires, restez incapables d’une analyse réellement exhaustive, concrète et opératoire. Ce n’est pas votre faute, nous le savons, et nous apprécions vos tentatives.

Mais, quand vous vous plaignez de l’opacité des gens au pouvoir en Algérie, n’oubliez-vous pas que l’opacité caractérise tout pouvoir hiérarchique, qu’elle est l’un des aspects de sa domination ? Qu’en Algérie, simplement, cette opacité est plus dense, parce que le système est moins démocratique qu’ailleurs ? Que, cependant, ailleurs aussi, l’opacité est de règle, sinon pourquoi l’existence et la répression, par les États dits « démocratiques », des militants du site Wikileaks, et des donneurs d’alerte, tels Edward Snowden ? Sinon pourquoi la concentration des moyens dits d’information (plutôt de manipulation) dans les mains de propriétaires de banques et d’entreprises, pourvoyeurs financiers des élections mettant au pouvoir politique leurs reconnaissants laquais souriants ?

Dès lors, obnubilés par les jeux du « Ciel », du « Sommet », de l’ « Olympe », de « Jupiter » et de la « Cour », impressionnés comme des insectes par leur « lumière » et les scintillements de leurs actes, déclarations et contre-déclarations, vous affirmez que le pays, le peuple ne seront sauvés que par des institutions ou « hommes forts » qui se trouvent… dans l’ « Olympe », autour de « Jupiter », dans sa « Cour » ou autour.

Les « sauveurs » de la nation et du peuple que vous nommez sont tour à tour des officiers de l’armée, en fonction ou en retraite, des « hommes sages » ayant exercé un temps dans la « Cour » puis ont été éjectés ou (très rarement) eurent l’honnêteté de démissionner, des leaders de partis politique d’opposition (réelle ou clonée).

À ces « sauveurs », vous demandez de contribuer à établir la « démocratie », une bonne économie, le « progrès », à rendre le pays « moderne » comme d’autres, pour participer au « concert des nations », à favoriser sciences, techniques, culture, art et littérature.

Chaque auteur d’analyse manifeste ses personnelles opinions (parfois fixations), en négatif (les mauvais, méchants, égoïstes, « traîtres à la nation ») ou positif (les bons, gentils, altruistes, « patriotes sincères »). À longueur de publications, à leur propos, les auteurs de textes écrivent, répètent, décortiquent, divisent les cheveux en quatre, cherchent des poils même sur les têtes chauves.

Ces exercices littéraires durent depuis l’indépendance nationale. Sans résultat autre que ce que tous ces textes n’ont jamais prévu ou pas clairement : quand une partie du peuple, excédée, se révolte, la réponse est soit la carotte (subventions financières) soit le bâton (interdiction de manifestation, emprisonnement, et même mitraillage de citoyens protestataires désarmés).

Et voilà nos analystes s’efforcer, là encore, à supputer, proposer qui, toujours au « Sommet », dans la « Cour », fut responsable de ces forfaitures, et quel fut le rôle de Jupiter.

Bref, en un mot, tous ces textes se résument à ceci : par le « Sommet » et pour le « Sommet ».

Pourtant, l’expérience pratique a enseigné : l’unique fois où, du « sommet », fut tenté un changement au service réel du peuple, après uniquement six mois, les sangsues de ce dernier l’ont fait échouer, et de manière significativement spectaculaire : l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, en plein discours télévisé. Est-ce un hasard que seul lui fut éliminé de cette manière, mais aucun autre président ?

Pourquoi donc cette abondance de publications sur Jupiter et la Cour ?… Eh bien, parce que les auteurs de ces textes sont persuadés que tout changement, mauvais ou bon, ne peut venir que du « Ciel », d’en « haut », de l’ « élite » au pouvoir, ou aspirant le conquérir.

Et pourquoi cette conviction ?… Parce que la formation intellectuelle-idéologique de ces auteurs provient essentiellement d’une vision jacobine (pour employer un terme moderne) de la société : Autorité hiérarchique, Centralisation, Minorité pensante et agissante. Prophètes fondateurs de cette conception : Robespierre, Saint-Just, Marat, Marx, Lénine, Trotski. Et, au-delà, auparavant, les légistes chinois, Thomas Hobbes, Machiavel. Et, plus loin encore, les Commandements religieux. Et davantage plus loin : les mythes (babyloniens, phéniciens, égyptiens, grecs, romains, pour ne pas citer ceux chinois et hindou, l’influence de ce dernier étant indirect ou occulté sur les conceptions occidentales et moyennes-orientales).

Religieux et laïcs ont la même vision : tout changement ne peut et ne doit venir que du « haut », respectivement du « Ciel » ou de l’État (ou de son opposition, autre forme de l’Etat).

Avec cette restriction : il existe, cependant, des religieux qui accordent la priorité à l’être humain par rapport à son créateur : ils affirment « Aide-toi, le ciel t’aidera ».

Dans le domaine laïc, une conception meilleure se trouve chez ceux qu’on appelle les libertaires. Contrairement à l’opinion ordinaire, ils ne se limitent pas à Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Errico Malatesta et disciples. Nous les trouvons plusieurs siècles avant l’ère chrétienne, à l’ouest (Diogène et Antisthène, les « cyniques ») comme à l’Est (les philosophes Lao Ze, Mo ze, Zhuang zi), ou, au Moyen-Orient, au Moyen-Age (Alhalladj). Quand ce dernier déclarait dans les rues « Ana Allah » (Je suis Dieu) , que disait-il d’autre sinon revendiquer son autonomie et sa libre autogestion spirituelle ? Telle fut la cause de sa condamnation au martyr par les détenteurs du pouvoir, pourtant louangés comme « éclairés ».

Cette conception sociale, privilégiant l’autorité hiérarchique, je l’ai appelée, dès 1981, hétéro-gestion : autrement dit, la gestion forcée des êtres humains par d’autres de leurs semblables. Nous avons affaire, ici, à un intégrisme totalitaire de type laïc ; il a l’illusion idéologique de se croire et de se proclamer « démocratique », autrement dit « pouvoir du PEUPLE ». Alors, qu’en réalité, il s’agit de pouvoir SUR le peuple. Cela se manifeste par sa réduction à des « masses » de manœuvre, instrument d’accès au pouvoir (par la lutte armée ou par les élections), rien d’autre.

Dès lors, la question se pose : tous ces analystes, obsédés par Jupiter, sa Cour et les autres dieux alentour, que connaissent-ils de ce qui suit ?

2. La terre, la « base », la « basse-cour »

Évitons tout malentendu par quelques précisions.

Voici qui nous sommes : le peuple dominé, parce qu’exclu de tout pouvoir sur sa vie ; exploité, parce que vendant, pour acquérir de quoi vivre, ses muscles ou son cerveau, considérés vulgaire marchandise, à des gens qui s’en enrichissent ; aliéné, par manque de moyens matériels et organisationnels d’acquérir les connaissances pour notre émancipation.

Rares, très rares sont les textes qui s’occupent de nous, nous la « canaille », la « racaille », les « ghâchi ».

Oh, bien entendu, nous avons déjà fourni les motifs de cette négligence : pour les auteurs évoqués ci-dessus, leur amour pour nous se limitent à chercher l’Homme Supérieur, le Sur-Homme susceptible de nous « sauver », de nous « concéder, « offrir » le bonheur dont nous avons besoin.

Quant aux auteurs qui montrent un réel et sincère intérêt pour nous, soit ils se limitent à constater avec regret notre « apathie » (autre manière de suggérer le rôle décisif de Jupiter et de la « Cour »), soit de poser la question, enfin, décisive et fondamentale, comme ici :

« (...) l’enjeu politique central est de savoir si les forces populaires (syndicats, associations, mouvements, partis antilibéral…) seront capables de reprendre le flambeau pour résister d’abord à l’offensive de l’oligarchie puis d’amorcer une contre-offensive. Car elles seules, du fait de leur force réelle et potentielle, peuvent réussir là où Tebboune ne pouvait qu’échouer. » (Ramdane Mohand Achour, Libre Algérie, 17 août 2017).

Les partis évoqués ici, nous attendons encore leur venue dans nos zones périphériques délabrées, nos bidonvilles vermoulus et nos dachras ignorées. Nous plaisantons ! Nous savons que ces messieurs-dames ne viennent chez nous, s’ils viennent, que pour obtenir nos votes afin d’accéder au jeu dans la Cour des puissants.

Une fois, nous avons lu une interview d’un dirigeant du Parti qui se qualifie « des Travailleurs ». Il crut montrer l’intérêt que son organisation nous manifeste, en déclarant, en substance : Ils viennent chez nous pour obtenir de l’aide. « Ils », c’est nous, le peuple.

Certainement, ce parti, à sa manière, nous défend. Toutefois, nous nous sommes demandés : plutôt que nous attendre pour aller chez eux, ces militants ne devraient-ils pas, eux, prendre la peine de venir chez nous ? Une autre question nous intéresse : parmi les dirigeants de ce parti, combien sont des travailleurs ? Je dis travailleurs, et non ex-travailleurs. Car nous savons que, généralement, les ex-travailleurs, une fois placés dans les bureaux de partis ou de syndicats, deviennent rapidement des bureaucrates, coupés et opposés aux intérêts de ceux qui restent des travailleurs.

Retournons à l’extrait de l’article cité.

Les syndicats, associations, mouvements qu’il évoque, oui, ça, c’est nous ! Nous entendons, évidemment, non pas ceux « clonés » par les gens de la « Cour », mais ceux créés de manière libre et autonome par des citoyen-nes, et autogérés par eux-elles. Notons, dans l’article ci-dessus, enfin, ce que nous attendons toujours de lire, mais en vain : « les forces populaires (…) elles seules, du fait de leur force réelle et potentielle ».

Voilà donc, un auteur qui nous accordent non seulement de l’importance, mais celle première et décisive. Merci !

Nous avons lu d’autres textes qui nous concèdent ce rôle, mais ils espèrent nous sauver par le retour d’un « Parti d’Avant-Garde ». Non, non ! Ce genre de « Sauveur Suprême » a démontré, dans le monde entier, sa lamentable et tragique faillite. Son retour serait une farce. D’accord, nous sommes peut-être des imbéciles, mais pas au point de répéter une erreur aussi grossière. Même si son Dieu fut Karl Marx, et son Prophète Lénine.
 

3. « Courroies de transmission »

Écartons un malentendu.

Voici les personnes auxquelles nous ne nous adressons pas, parce qu’elles sont nos ennemis résolues et implacables : toutes celles qui ont la triste (pour nous) fonction d’agir comme garde-chiourmes, gardiens du « Palais », mercenaires de la plume et de la parole, bref contre-maîtres de leurs Maîtres.

Nous savons que certaines de ces personnes sont, notamment, des caméléons : « démocratiques » et « progressistes » en paroles, mais, en réalité, profiteurs du système jupitérien. Nous connaissons votre but inavoué : rafler le fromage, l’argent du fromage et même le corps de la fermière. Vous, vous savez « profiter de tout », pour satisfaire votre adoration intégriste de votre Saint Ego.

Déjà, à l’époque de la « glorieuse » et « progressiste » dictature du complice d’un colonel, puis de celui-ci lui-même, nous avions compris la valeur du fameux « soutien critique ». Durant celui-ci, vous avez su, profitant de la bonne foi de votre « base militante », tirer profit du « moulin » du pouvoir étatique, et du « four » du peuple asservi. La « révolution » et le « peuple » ont été et demeurent pour vous un investissement en terme d’argent et de postes administratifs. Si tel ne fut pas le cas dans votre idéaliste jeunesse, vous l’êtes devenus dans votre « réaliste » âge adulte. Preuve en sont votre carrière « honorable », votre niveau de vie satisfaisant, votre statut social brillant, et l’admiration que vous portent les médias de la caste dominatrice, dont les strapontins vous sont concédés.

Nous constatons combien vous dénoncez l’obscurantisme islamique. Mais cela n’est pas le produit d’un réel sens démocratique, mais uniquement de votre souci de ne pas perdre les miettes que vous a concédé la hiérarchie dominante. Nous, peuple, sommes victime de deux obscurantismes : l’imposture à masque religieux, et votre tromperie à masque laïc.

Les « courroies de transmission » que vous êtes sont notre malédiction. Vous êtes la garantie de l’existence du système jupitérien. Sans vous, il s’écroulerait. C’est donc vous, les premiers responsables.

C’est pourquoi nous aimerions que les auteurs d’articles qui critiquent Jupiter et sa Cour s’intéressent plutôt, d’abord et principalement à vous, les « courroies de transmission » de l’exploitation dominatrice que nous pâtissons. Parce que, nous le répétons, sans vous, pas de Jupiter ni les clans de sa Cour.

4. De la rupture, mais après ?

Nous lisons également, quotidiennement, des pronostics divers sur le moment et les modalités de fin du système dominant. Et chacun va de son analyse.

C’est utile, bien entendu.

Cependant, il nous semble que, dans beaucoup de textes, échappe cette simple banalité : un système social prend fin quand ceux d’en « haut » ne peuvent plus le gérer, et ceux d’en « bas » ne peuvent plus le supporter.

Savoir en quoi, comment et jusqu’où ceux d’en « haut » ne peuvent plus gérer, nous l’avons dit, c’est découvrir un mystère dans une énigme. À ce sujet, les moins scrupuleux avancent des affirmations sans preuves convaincantes ; les plus circonspects avouent leur incapacité.

Le cas n’est pas spécifique à l’Algérie. Pour citer deux exemples, Lénine fut surpris par la chute du tsarisme ; De Gaulle, par le mouvement de mai 1968. Pour revenir à l’Algérie, l’ « élite » algérienne, laïque et religieuse, elle aussi, fut prise au dépourvu par le déclenchement de la lutte armée de libération nationale.

Quant à ceux d’en bas, il ne suffit pas de prévoir quand ils ne supporteront plus, et s’ils le manifesteront de manière pacifique, légale ou violente. Il y a plus important : se soucier du comment ils ne supporteront plus.

Si leur révolte, légale et institutionnelle ou violente, accouche uniquement d’un autre Jupiter et de sa Cour, que gagneront-ils ? Quand, ailleurs, Lénine, Mao Tsé Toung et autres, quand, en Algérie, Ben Bella, Boumediène et autres ont remplacé le système précédent, qu’a gagné le peuple, autre que de changer de maître ?

Oui, certes, quelques « os » (dans les domaines de la santé, de l’instruction, des salaires, etc.) furent concédées aux « masses », mais pas l’essentiel : le pouvoir social, celui de s’auto-gérer. Et quand une partie de ces « masses » pratiquèrent l’autogestion, elle fut, nous l’avons dit, réprimée dans le sang.

Ce qu’il faut donc c’est préparer le peuple à ne pas être réduit, encore une fois, par ses « sauveurs », à une simple « masse » de manœuvre, permettant aux futurs nouveaux maîtres de renverser les anciens, puis de prendre leur place.

Antonio Gramsci disait, je cite de mémoire : Instruisons-nous, car au moment décisif, nous aurons besoin de toutes nos connaissances pour réaliser la révolution.

Cette exigence, je l’ai vécue personnellement. Jeune étudiant, j’ai participé au mouvement de mai 1968. J’y ai constaté combien l’instruction citoyenne était fondamentale, non seulement pour promouvoir le mouvement social, mais lui assurer la victoire. Nous étions arrivés jusqu’à une grève générale nationale de plus de dix millions de travailleurs, et à voir le président-général De Gaulle abandonner le palais de l’Élisée, pour se réfugier auprès du chef de l’armée française, stationnée en Allemagne, le général Massu, de sinistre mémoire en Algérie.

Malheureusement, notre formation intellectuelle se révéla insuffisante pour changer de système social. Bien entendu, la défaite s’explique par d’autres facteurs. Mais notre manque de préparation théorique adéquate en fut un.

De même, si le peuple disposait de formation théorique suffisante, pour agir de manière conséquente, le parti bolchévik n’aurait jamais accaparé le pouvoir, en Russie ; les soviets auraient triomphé. En Algérie, aussi, la guerre de libération nationale n’aurait jamais accouché de la dictature, mais aurait généralisé l’autogestion sociale.

C’est dire combien l’éducation, l’instruction citoyenne, la formation intellectuelle sont l’exigence première et fondamentale pour se préparer à affronter la rupture sociale, la faillite de tout système jupitérien. C’est, nous semble-t-il, ce que l’histoire enseigne. Afin que le peuple ne soit pas réduit, encore une fois, à n’être qu’un instrument manipulé, pour se retrouver soumis à un système différend, mais toujours un pouvoir hétéro-gestionnaire.

Nous sommes conscients que la tâche est difficile. D’une part, sur elle pèsent plus de trois millénaires d’autoritarisme hiérarchique, clérical et laïc, partout sur la planète. D’autre part, son adversaire, sournois et retors, manifeste la plus grande cruauté, bien décrite par un de ses membres, Machiavel : l’État, quelque que soit sa forme, ouvertement despotique (« Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ») ou hypocritement « démocratique » (« Il suffit de leur laisser croire que leur vote est libre, l’important est qu’ils nous élisent »).

Mais nous savons, également, autre chose. Que l’analphabète esclave Spartacus avait réussi, grâce à sa formation de gladiateur mais, surtout, à son intelligence, à former une armée d’ex-esclaves, que celle-ci a tenu tête et même fait trembler le pouvoir romain pendant plusieurs années, qu’elle gagna beaucoup de batailles contre des soldats dirigés par des généraux. Et que, à la fin, la révolte la plus importante de l’Occident antique fut vaincue uniquement par la traîtrise, la ruse et la corruption de marchands.

Nous savons, aussi, que les expériences d’autogestion les plus importantes, celle des soviets russes et ukrainiens et celles des collectivités espagnoles, sans oublier la nôtre algérienne, avaient donné des résultats appréciables ; seule notre manque de formation a permis à nos adversaires de nous vaincre.

5. Que (re)vive l’autogestion sociale !

Retournons à l’article cité plus haut. Nous aurions voulu y lire des propositions d’organisation des forces populaires évoquées.

Ce que nous attendons de tous-tes ceux-celles qui nous aiment, nous le peuple, ce sont des propositions concrètes, pratiques pour jouer pleinement notre rôle.

Une chose curieuse : de tous les textes qui font l’éloge de notre histoire récente (guerre de libération, ensuite indépendance nationale), rares sont ceux qui évoquent l’événement qui, pour nous, fut le plus important, le plus sinon le seul révolutionnaire.

D’abord, entendons-nous sur cet adjectif. C’est un processus social qui change la base, la racine d’un système social. Or, quelle est cette base, cette racine ?… Ce n’est pas le colonialisme ni l’impérialisme, c’est l’exploitation de l’homme par son semblable, par l’intermédiaire de sa domination.

Or, la guerre a libéré le pays du colonialisme, mais pas de l’exploitation-domination du peuple par une caste minoritaire. Donc la guerre de libération a abouti à une réforme (substitution d’une caste dominatrice-exploiteuse étrangère par une autre, indigène) et non à une révolution.

Où donc fut l’aspect authentiquement révolutionnaire en Algérie ?… Dans un événement qui ne vint pas d’un Jupiter ni de membres de sa Cour ou de son arrière-cour. Cet événement fut l’initiative de nous, les « ignorants », les « analphabètes » : ce fut l’autogestion des entreprises et des champs.

Oui ! Uniquement cet événement fut une authentique révolution : parce que cette autogestion fut notre action libre et autonome, gérée par nous de manière également libre et autonome, parce que, durant cette période, fut éliminée l’exploitation et la domination de l’homme par son semblable, parce que cette maudite et vénéneuse racine et base de société fut éliminée.

Malheureusement, cette bénéfique autogestion fut écrasée par ceux-là même qui se proclamèrent « révolutionnaires ». Ô, hypocrisie ! Il est vrai que ces Tartuffe avaient l’illusion idéologique d’être nos « sauveurs », cette maudite et malfaisante croyance de réaliser le bonheur du peuple à son détriment, contre sa propre volonté et ses spécifiques désirs ! Pour établir une nouvelle caste dominatrice-exploiteuse, dite « populaire », « républicaine », « socialiste », « communiste », etc.

Hélas !, nous en sommes encore là, aujourd’hui. À l’exception de l’époque où notre autogestion exista, qui donc, par la suite, a encore parlé de notre autogestion, de notre capacité réelle et effective de prendre nous-mêmes notre destin en mains ? Et que cette magnifique expérience prit fin uniquement par la répression du Jupiter et la Cour alors dominant le ciel de l’État ?

N’est-il pas significatif que cette idée d’autogestion a été et demeure totalement ignorée, occultée des textes qui cherchent des solutions aux diverses « crises » successives survenues en Algérie, comme ailleurs dans le monde ?

Et, pourtant, ces textes, répétons-le, se disent, - et il n’y pas motif d’en douter -, « démocratiques ». Dès lors, en eux, où sont l’affirmation et les propositions de pouvoir effectivement du peuple ?

Par suite, une question se pose : pourquoi, aux efforts divers, multiples, continus, répétés de chercher et de proposer des solutions provenant uniquement de Jupiter et de la Cour, ne trouve-t-on pas les mêmes efforts concernant nous, le peuple ? Pourquoi cet oubli de l’autogestion ?

Il est vrai que cette conception fut, historiquement dans le monde, minoritaire. Et chaque fois qu’elle exista, elle fut réprimée dans le sang.

Mais il est également vrai que, dans le monde, cette conception n’est pas morte, que de temps en temps, elle réapparaît dans la pratique sociale, non seulement dans les pays développés, mais également dans des contrées non développés et en guerre.

Cependant, encore hélas !, dans le monde comme en Algérie, la conception jacobine demeure majoritaire. L’un des motifs de cette situation est le fait que les « élites » intellectuelles demeurent tributaires de cette même conception. Et si elles le sont, c’est parce qu’elles en profitent par les privilèges recueillis.

Mais, pourrait-on demander, où trouver des ouvrages parlant d’autogestion, d’expériences ayant eu lieu, contenant des analyses des succès et des erreurs, proposant des solutions ?… Rien de plus simple : chercher sur internet. Il est plein d’ouvrages et d’informations gratuites.

6. Eve, Prométhée et Ariane

Voici donc à qui nous nous adressons. Uniquement à celles et ceux qui ont toujours été de notre côté, exclusivement de notre côté, au prix de calomnies, exclusions, licenciements, rétorsions, prison, exil intérieur ou extérieur. Parce que, pour vous, comme pour nous, le problème fondamental, la contradiction principale ont été et demeurent toujours l’opposition irréductible entre dominateurs-exploiteurs-manipulateurs et dominés-exploités-manipulés. Éliminer ce système est, nous l’avons affirmé et expliqué, la seule manière d’être authentiquement révolutionnaire.

Pour remplacer ce système par quoi ?… Nous l’avons également dit : par l’autogestion sociale généralisée.

Ce n’est une utopie que dans la seule mesure où elle n’est pas concrétisée. Et son élimination dans le sang ne prouve pas son inefficacité ; tout au contraire, cette suppression démontre que là est la véritable solution au problème social, à tous les problèmes sociaux.

À ce propos, nous disposons d’exemples illustres et significatifs, dans le monde occidentale.

Eve eut le courage de saisir la « pomme de la connaissance », au prix d’être chassée du « Paradis » par le détenteur du Pouvoir céleste, qui, en outre, décréta la punition collective du « pécher originel » sur toute sa descendance.

Prométhée, lui également, eut du courage : il offrit le « feu » de la connaissance à l’humanité. Et, lui aussi, accusé du vol du « savoir divin », subit le châtiment connu, par volonté vengeresse du Jupiter de l’Olympe.

Enfin, Ariane offrit le fil à Thésée ; il lui permit de ne pas se perdre dans le labyrinthe du monstre, et de réussir à le terrasser, ce symbole de tout Pouvoir, monstrueux et inhumain.

Nous, le peuple, nous sommes cette humanité méprisée. Nous avons besoin de toutes les Eve (signifiant « vivante »), de tous les Prométhée (signifiant « prévoyant »), de toutes les Ariane (signifiant « sacré ») qui ont cette admirable et généreuse qualité d’esprit et de cœur : nous offrir (le fil de) la connaissance !

Évidemment, en avançant la conception autogestionnaire, nous savons qu’il s’agit d’une proposition générale. Qu’il faut donc y consacrer tous les efforts et de manière permanente pour chercher, imaginer, proposer des modes d’organisation concrète, spécifiques à chaque situation locale et temporelle.

Voilà, cher-es frères et sœurs, ou compagnons et compagnes, si vous voulez, les efforts que nous attendons de vous. Mettez l’autogestion sociale à l’ordre du jour ! Intéressez-vous donc, faites fonctionner vos méninges, vos neurones, votre imagination, votre savoir, votre expertise, vos intuitions à nous proposer des modes d’action pratiques, ponctuels, opératoires pour nous sortir de notre « apathie », de notre situation de « ghâchi » (ça rime avec gâchis). Et, encore mieux, venez les pratiquer avec nous, en vérifier l’utilité, corriger les infirmités, trouvez d’autres solutions.

Nous avons déjà des exemples à méditer, peut-être à imiter : syndicats autonomes, comités de chômeurs, associations autonomes, toutes ces formes d’organisation populaire autogérée.

Entre vous et nous, il ne s’agit pas, vous le savez, de « Sauveurs » d’un côté, et de « sauvés », de l’autre, mais d’entraide, fraternelle comme on dit, de solidarité. Parce que notre émancipation est la condition de la vôtre ! Et réciproquement ! Parce que l’élimination de l’immonde racine exploitation-domination-aliénation, et son remplacement par l’idéal liberté-coopération-solidarité, qu’est l’autogestion sociale, voilà la condition de notre émancipation, que l’on soit intellectuel-le ou travailleur-euses manuel-les.

Alors, produisez des enquêtes et des reportages sur nous, de manière permanente, détaillée, dans tous les domaines. Exposez nos expériences d’autogestion (comités de chômeurs, syndicats autonomes, associations en tout genre, sociales et culturelles, littéraires et artistiques) ; analysez nos succès et nos erreurs ; proposez-nous des solutions pour ces dernières. Que chaque jour, comme les autoritaires sur Jupiter et sa Cour, vous, également, parlez de nous, de nos initiatives, de nos points de force et de nos faiblesses, et encore présentez-nous des propositions concrètes et opératoires.

Nous savons que vous êtes minoritaires. Mais, grâce à une certaine liberté d’expression et d’action actuelle, conquise au prix du sang réellement démocratique, vos écrits et vos actions comptent. Même s’il s’agit uniquement de gouttes et non d’un fleuve ni d’un océan, ces gouttes nous rafraîchissent dans l’enfer obscurantiste, affairiste, clientéliste, opportuniste et même raciste.

Ces gouttes pourraient, avec le temps (il faut le compter, avoir patience et endurance, l’une suppose l’autre), finir par devenir fleuve. Rappelez-vous ! Partout et toujours, chaque fois que les « experts » ont décrété un peuple définitivement et complètement léthargique, une saine révolte les a surpris. Mais, les « experts » n’apprennent jamais de leçon, aveuglés par leurs préjugés, dus à leurs privilèges.

À vous donc, et seulement à vous, celles et ceux qui veulent sincèrement n’avoir comme titre de gloire que celui de servir réellement le peuple, quelque soit le prix à consentir, voici non pas nos doléances, mais notre adresse.

Occupez-vous de nous, comme les autres se soucient de Jupiter et de la Cour, avec la même attention, le même suivi, le même effort.

Avec nous, votre travail est plus facile. Nous n’avons rien à cacher ; au contraire, nous désirons tout vous montrer :

- nos conditions de vie, misérables, pénibles, difficiles, dans nos faubourgs, nos bidonvilles et nos taudis sales et puants, étouffants l’été, humides l’hiver, toujours pénibles ;

- nos conditions de travail, dans des endroits manquants de sécurité nécessaire, pleins de poussière détruisant les poumons, dépourvus de lumière et donc abîmant les yeux ;

- nos conditions de sécurité ou plutôt d’insécurité individuelle ;

- nos conditions idéologiques aliénées et l’absence d’aide de celles et ceux qui « savent » (les intellectuels et les militants des partis dits « démocratiques » et « progressistes » ) pour nous en affranchir ;

- nos conditions affectives et sexuelles, et leur affreuse charge de frustrations ;

- nos efforts, malgré tout, pour nous libérer de l’exploitation-domination-manipulation par des luttes, dans les domaines où nous y parvenons : syndicats autonomes, comités de chômeurs, associations culturelles, etc.

Nous voudrions que vous rendiez publiques nos résistances et nos revendications, autant que les autres parlent des « luttes » au « sommet ». D’autant plus, nous répétons, qu’à notre propos, vous disposerez de toutes les informations.

Par conséquent, prêtez également votre attention à la « base », à la « basse-cour », à nous, le peuple, à nos luttes, à nos contradictions, à nos actions pour en sortir. Et efforcez-vous de suggérer des propositions, non seulement pour mais par le peuple !

Nous savons que c’est difficile, très difficile. À vous de réfléchir, de montrer votre intelligence et votre imagination, et proposez ! Proposez !

Nous expérimenterons, nous vérifierons, en sachant que, dans cette entreprise, nous affronterons la répression sous ses diverses formes, des plus bénignes aux plus malignes. Tout pouvoir hiérarchique est cruel, par nature, par essence, par conséquence. Encore davantage (l’expérience l’a montré) quand il se prétend salvateur. Seuls l’ignorent les naïfs ; quand aux profiteurs, ils prétendent le contraire, évidemment.

Mais, s’il vous plaît, chers sœurs et frères, compagnes et compagnons, n’écrivez pas sur nous à la manière superficielle, subjective, fausse, opportuniste et complaisante à des castes dominatrices, en échange de misérables argent et gloire médiatique (le style photographique qui les représente en dit long, en faisant d’elles et d’eux des copies d’acteurs hollywoodiens).

Par textes déplaisants, que nous condamnons avec indignation, nous avons en vue certaines présentations de nos aliénations, de nos convictions spirituelles, de notre vie affective-sexuelle (article dans le journal français « Le Monde » du 31 janvier 2016, à propos d’un événement à Cologne, en Allemagne), de nos problèmes « ethniques », de notre absence dans les théâtres, etc.

Encore une fois (excusez-nous d’insister), nous vous invitons à faire des enquêtes concrètes et objectives à notre propos, sur le terrain. Vous en faites, de temps en temps. À notre avis, ce n’est pas suffisant. Nous vous prions de le faire de manière aussi continue et régulière que les autres publient leurs articles sur les « luttes au sein de l’appareil d’État ».

Nous savons que ces derniers articles peuvent être écrits de manière confortable : lire des communiqués, des articles et des livres, sans sortir de la maison ou du bureau ; tout au plus, se déplacer dans les « allées du pouvoir », elles aussi bien agréables.

Mais, pour parler de nous de manière véridique, vous êtes obligés de venir dans nos bleds, douars, gourbis et périphéries. Pas commode, nous en sommes conscients.

Rappelez-vous que le peuple est en majorité composé de paysans, de travailleurs manuels.

Certains évoquent une majorité de jeunes. Soit ! Mais ils ne précisent pas leur composition sociale, par oubli des classes sociales (ce n’est plus à la mode, ou cela ne convient pas à certains de le mentionner). Or, ces jeunes sont dans leur majorité des enfants de nous, le peuple laborieux ou chômeur. Nous avons également lu que les « jeunes » se désintéressent de la « politique ». Là, encore, les auteurs d’articles ignorent ou ont oublié l’aspect social de classe. Qui sont donc ces « jeunes » ? Certainement pas ceux qui, d’une manière ou d’une autre, tirent profit du système jupitérien, mais, encore une fois, des gens des familles populaires. Sinon, qu’on nous démontre le contraire.

Quand vous viendrez chez nous, pardonnez-nous si vous êtes dérangés par la saleté de nos rues non goudronnées, par la puanteur de nos demeures mal construites, par les mauvais comportements de nos jeunes sans instruction et sans les moyens indispensables de vie, par leur agressivité et leur violence, par notre simplicité qui pourrait vous sembler de la grossièreté.

Et, s’il vous plaît, ne confondez pas notre rustique religiosité pour un sanguinaire intégrisme ; nous l’avons prouvé durant la « décennie sanglante ». Que voulez-vous ? Quand on n’a pas la chance d’accéder à la science, il nous reste la religion. Elle nous permet d’exister de manière digne, malgré tout. Ne soyez pas superficiels et dogmatiques au point d’ignorer cet aspect de notre situation. Soyez plus intelligents que les intégristes totalitaires. Sachez trouver dans notre spiritualité religieuse ingénue, mais pour nous essentielle, des éléments de notre émancipation. Vos aînés ont su le faire durant la guerre de libération nationale. C’est encore possible dans la lutte pacifique de libération sociale. Théologie de la libération, ça vous dit quelque chose ?

Nous sommes le peuple, que voulez-vous ? Si nous manquons d’ « éducation », c’est parce que le système social où nous sommes nés a fait de nos parents des pauvres (c’est la richesse qui produit la pauvreté), au point de vue matériel. Et des pauvres n’ont pas les moyens d’offrir à leurs enfants l’ « éducation » adéquate pour « compter » dans la gestion du pays.

Donc, efforcez-vous à trouver puis à nous proposer des solutions, non pas dépendantes du vouloir de l’État, de son « clan » dominant (ne savez-vous ce qu’ils pensent de nous et comment ils nous traitent ? Ignorez-vous la nature intrinsèque de tout pouvoir hiérarchique ?), mais des solutions praticables par nous, autrement dits autonomes, autogérées. On est mieux servis que par soi-même, n’est-ce pas ? Aidez-nous à « nataklou 3ala rouahna » (compter sur nous-mêmes), vu qu’on ne peut pas compter sur l’État, ni ses institutions, ni sur les partis d’opposition.

Il est possible qu’il vous soit plus aisé d’imaginer des solutions d’en « haut ». Permettez-nous cette insolence : Y avez-vous bien réfléchi, aux solutions d’en « haut » à notre propos ? Ignorez-vous qu’elles se présentent uniquement quand notre pression, nous, peuple, est assez forte pour les y contraindre ? Quelque soit le pays et l’époque, avez-vous vu un riche (en argent) et puissant (en pouvoir social) concéder quoi que ce soit sans y être contrait par la pression populaire ?

Par conséquent, nous vous invitons à faire l’effort de concevoir des solutions qui viennent d’en « bas », de nous, le peuple, « al ghâchi », la « foule », la « masse », comme disent certains. Afin que nous sachions comme créer notre fameuse pression populaire.

Permettez-nous une remarque. Ne vous contentez pas de nous présenter ou suggérer des méthodes autogérées uniquement dans des domaines limités de type civique, par exemple organiser un comité de nettoyage par nous-mêmes des saletés de notre rue, de notre quartier ou village ; créer une association d’aide aux femmes battues sinon violées ; créer une coopérative de production ou de consommation ; créer un café littéraire, etc.

Ces associations sont certainement utiles et nécessaires. Nous avons besoin de les créer ; elles sont de très bonnes initiatives ; elles nous permettent de nous exercer, de mieux apprendre à nous auto-gérer.

Mais, de vous, nous attendons davantage : comment préparer et organiser l’autogestion de la société entière ! Alors, tout le reste viendra. Le fil d’Ariane ! C’est de lui que nous avons besoin.

Deuxième remarque. Ce fil d’Ariane ne doit pas être (l’histoire enseigne) une recette, du genre parti d’avant-garde, dictature du prolétariat, ou « démocratie » parlementaire bourgeoise (genre USA, Europe), etc. Nous avons besoin simplement d’indications essentielles sur la manière de préparer (avant la rupture sociale) l’autogestion, puis, après, de la consolider, de la défendre, de la généraliser, de la faire partager et aimer de manière libre par les citoyens.

Bref, aidez-nous à répondre à la question fondamentale et rationnelle : Mais quel système social voulez-vous ? En quoi serait-il meilleur (ou le moins mauvais) que les autres ? Et les réponses que nous donneront doivent être simples, concrètes, pratiques, opératoires, donc convaincantes.

Par conséquent, travailleurs de l’intellect, à vos méninges, vos neurones et votre intelligence ! Nous vous attendons avec impatience. Non pour recevoir une Vérité Révélée, ni une Philosophie de l’Histoire (genre déterminisme marxiste), ni une Science infuse (type socialisme « scientifique »). Nous désirons, simplement, disons-le pour l’ultime fois, des suggestions, des pistes de travail valables, dignes d’être examinées et expérimentées par nous-mêmes.

Que naisse, finalement, le mouvement national pour l’autogestion sociale. C’est le seul organisme que nous voulons, parce qu’il sera le seul librement voulu par nous, autogéré par nous, réellement démocratique, sans chef ni sauveur suprême, basé sur mandat impératif, avec, bien entendu, votre aide mais non votre autorité, vous l’avez compris. Liberté, égalité, solidarité, du local au mondial, voilà nos trois principes. Et qu’on nous divise pas par des questions de religion, d’ethnie, de nationalité, de sexe, ou toute autre. L’autogestion saura les régler.

Ultime observation.

Contrairement au projet marxiste de soit disant transition (d’abord dictature du « prolétariat », autrement dit d’une caste restreinte, pour, ensuite, arriver à la société « parfaite », sans classes ni État, qui n’est jamais réalisée et qui ne peut jamais l’être, vue l’existence d’une nouvelle caste dominatrice privilégiée), l’autogestion nécessite la complémentarité entre moyen et fin. Cela signifie que la société autogérée, qui est notre but, doit se pratiquer, aussi et d’abord, dès le début, chaque jour, dans tous les aspects de la vie sociale. Le moyen est la fin, et vice-versa.

7. Vox populi

Ah, oui ! Nous en sommes conscients. Nous, nous ne lisons pas les journaux. Huit à dix heures de travail nous ont exténués ; nous sommes analphabètes ou presque ; le journal coûte cher relativement à notre revenu mensuel ; le même motif nous empêche l’emploi d’un ordinateur où se trouvent des journaux en ligne.

Cependant, il y a quelques hommes et femmes du peuple, dont des jeunes, qui ont les moyens de lire. Écrivez pour elles et eux. Et nous espérons que ces dernier-ère-s nous transmettrons vos propos.

S’il vous plaît, employez un langage simple, clair, concret,t compréhensible. Vous n’avez pas à nous impressionner par un langage « savant », « génial », où le mot et la phrase rendent le contenu confus et inaccessible. Nous ne sommes pas des doctorants universitaires, ni des auditeurs destinés à applaudir un « poète » « contestataire ». « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », affirma un auteur qui s’entend en la matière.

Nous savons que vous ne disposez pas de télévision pour communiquer avec nous. Ce moyen d’information est entre les mains de marchands (dire « véreux » est un pléonasme). Pour eux, nous ne sommes et ne devons être que des consommateurs de leurs marchandises, et des cerveaux à conditionner pour… consommer leurs marchandises. Source de leur profit.

Mais vous disposez d’un moyen pour entrer en communication directe avec nous : la radio.

Il existe, également, d’un autre moyen. Il fut et continue à etre utilisé par ceux qu’on nomme les ignorants mais qui, dans ce domaine, se sont révélés intelligents. J’ai en vue l’emploi par les intégristes religieux de cassettes et de DVD audio. Ils contiennent des prêches, outre à des sourates du Coran. On les entend même dans certains magasins et boutiques.

Voilà donc, aussi, une manière de communiquer avec nous. Enregistrez vos propositions de cette manière et mettez-les à notre disposition. Soyez certains que nous les écouterons, si vous nous parlez de nos problèmes, à nous, et nous proposez des solutions pour les résoudre, par nous-mêmes, si, également, vous savez utiliser le langage simple qui est le nôtre.

À ce propos, pour nos enfants, vous pouvez recourir au français ou à l’arabe moyen-oriental. Mais pour nous, employez nos langues maternelles, l’arabe algérien et le tamazight.

Oui, nous le savons aussi. Certains d’entre vous affirment que nos deux langues parlées ne sont, comme disaient auparavant les colonisateurs, que des « charabias », des « pataouecs », des « jargons » sans « nuances subtiles » ni capacité de « conceptualisation ».

Pourtant, ces langues nous ont permis de battre le colonialisme, d’inventer l’autogestion industrielle et agricole, de travailler, d’aimer et de vivre. Si vous avez l’intelligence des intellectuels qui ont inventé les langues européennes, et de ceux qui ont modernisé le chinois, le vietnamien et l’hébreu, vous n’aurez pas de difficulté à utiliser nos langues, même pour discourir de manière complexe. Mais faut-il vraiment un langage complexe pour pratiquer l’autogestion sociale ?

Avant de nous exposer la « fétichisation de la marchandise », expliquez-nous la fétichisation du pouvoir hiérarchique. Avant de nous informer sur l’économie (capitaliste ou collective), donnez-nous des éclaircissements sur le fonctionnement du système social (hétéro- et auto-géré).

Bien entendu, vous occuper de nous ne vous procurera certainement pas argent et gloire médiatique (comme aux chantres du système jupitérien, ou à ses « critiques », mais uniquement de détails, manière de le justifier, en occultant l’essentiel : l’exploitation).

Ce que vous gagnerez est uniquement une conscience meilleure de citoyen libre et solidaire. Pour nous, c’est ce qu’il y a de plus précieux. Nous espérons qu’il en est de même pour vous. En tout cas, notre appel s’adresse uniquement à celles et ceux d’entre vous qui, réellement et non uniquement en paroles, sont des citoyen-nes libres et solidaires, autrement dit privilégiant l’action autonome et autogérée du peuple plutôt que celle dominatrice (ou prétendument « libératrice ») des « clans » détenant l’État.

P.S. : Pardon, peuple, si j’ai parlé en ton nom. Comment aurais-je pu t’en demander l’autorisation ? Je sais également que tu n’as pas l’opportunité de me lire, donc de me répondre, de corriger mes éventuelles erreurs, et de préciser tes réelles désirs et volontés. Cependant, je me suis permis de parler en ton nom parce que tu n’as généralement pas droit à la parole, et parce que je me considère partie de toi. J’espère, néanmoins que d’autres personnes, se considérant, elles aussi, partie de toi, liront ces observations, y réfléchiront, les corrigeront, les compléteront, les amélioreront, les appliqueront. Pour que revive l’autogestion !

Dans une prochaine contribution, je me proposerai de décrire certains aspects généraux d’une société autogérée, telle qu’elle a existé et telle qu’elle pourrait l’être dans le futur.

 

Publié sur Le Matin d'Algérie, les 02 - 03 - 04 septembre 2017.

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

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