Publié le 27 Février 2018

Tiers-Etat

Tiers-Etat

À propos des conflits dans le secteur de l’éducation nationale, Hakem Bachir, au nom du SAREN, syndicat autonome des retraités de l’éducation nationale, veut savoir: « qui cherche le pourrissement à travers ces décisions gauches ».

Devant une telle question, il est nécessaire, pour ne pas errer dans les hypothèses inutiles ou les faux problèmes, de recourir au raisonnement logique. Il consiste à distinguer les détails de l’essentiel, l’apparent de l’occulté, les phénomènes de surface par rapport au phénomène de fond.

Essayons donc d’utiliser cette méthode pour contribuer à éclairer la question de Hakem Bachir.

Rappelons les réactions du ministère de l’éducation nationale, ainsi présentées par le syndicaliste :

« L’instrumentalisation de la justice déclarant la grève illégale.

  • Les ponctions sauvages sur salaire des travailleurs en les affamant en ignorant la loi

  • Le licenciement des grévistes ignorant leur droit.

  • Le remplacement des grévistes par des vacataires ou retraités ou inspecteurs.

  • Le refus de l’accès aux grévistes à leurs établissements. »

Hakem Bachir souligne : « cette stratégie a été utilisée en 2003 et avait échoué, donc le scénario de 2003 se répète en 2018, ses conséquences étaient attendues. »

Voici, donc, les faits évidents. Sont-ils les seuls ?… Non. En voici d’autres. Les agressions physiques d’enseignants à l’intérieur même de l’université, restées impunies. L’incurie des « responsables » institutionnels en ce qui concerne la qualité de l’enseignement : gestion matérielle, gestion didactique, gestion des salariés, etc. Et cela depuis des années, de manière toujours permanente et plus aggravée.

Alors, question : ces « responsables » institutionnels sont-ils simplement « incompétents » ?… Dans ce cas, pourquoi ne pas les avoir remplacés ?… Est-ce donc les plus « hauts responsables » de ces responsables « incompétents » qui, d’abord, sont « incompétents » ?… Cependant, ces « plus hauts responsables » savent être compétents et régler au plus vite les problèmes quand il s’agit de leur intérêt propre, dans telle ou telle institution. Par exemple, ne savent-ils pas manipuler les élections de telle manière qu’ils demeurent toujours au pouvoir ? Ne savent-ils pas détourner l’argent public dans des banques étrangères où ils disposent de compte ? Ne savent-ils privatiser une entreprise, pourtant performante, comme la SNTA (Société Nationale des Tabacs Algérienne) ?Enfin, ces « responsables », quel que soit leur niveau, ne savent-ils pas s’offrir de convenables salaires, améliorés par des privilèges : se soigner à l’étranger dans des institutions médicales convenables, envoyer leurs enfants étudier à l’étranger dans des universités adéquates, acheter des appartements dans des pays étrangers, etc. ?

Alors, ces « responsables », quelque soit leur niveau, sont-ils réellement « incompétents » ? Ou, plus exactement, manifestent-ils de l’ « incompétence » uniquement là où leurs intérêts sont en danger ? Dans ce cas, cette soit disant « incompétence » est, tout au contraire, une réelle compétence à gérer les choses selon leur exclusif intérêt.

Quel est-il ?… Mais la privatisation de tout ce qui est privatisable. Pourquoi ?… Pour en tirer le maximum de profit. Au bénéfice de qui ?… Des plus rusés, malhonnêtes et puissants socialement. Les statistiques déclarent qu’en Algérie 10 % des personnes disposent de 80 % des ressources du pays. Eh bien, comme le constate le proverbe, et comme le confirme l’histoire humaine, l’appétit vient en mangeant. Les 10 % de personnes algériennes veulent davantage que le 80 % de ressources. L’unique moyen est de privatiser le plus de secteurs publics. Ainsi, ces personnes les géreront selon l’infâme système capitaliste : presser le citron pour en tirer le maximum de jus, autrement dit exploiter les salariés pour en tirer le maximum de plus-value.

Pour y parvenir, la méthode n’est pas spécifiquement algérienne. Les dirigeants algériens s’inspirent des capitalistes dominants sur la planète. Mêmes procédés : réduire les salaires des travailleurs, réduire le montant des pensions des retraités et l’âge de la retraite, remettre en cause le rôle du syndicat ou même envisager de l’interdire, privatiser tout ce qui est possible, y compris l’eau, après l’éducation, la santé, les transports publics, etc. Et tout cela, au nom de l’ « efficacité », celle, bien entendu, des actionnaires capitalistes.

Quant aux salariés sacrifiés, eh bien tout sera fait pour les mater. Et, pour y parvenir, il faut s’attaquer essentiellement à leurs syndicats : corrompre les dirigeants, création de syndicats clonés, imposer des conditions draconiennes pour la création de syndicat, limiter les actions de ceux qui existent, menacer d’interdire le droit de grève, licencier les grévistes, les faire poursuivre par une « justice » aux ordres, même les emprisonner, enfin, si nécessaire, les assassiner.

Tout cela, répétons-le, n’est pas l’apanage de l’Algérie. La planète entière est soumise à cette « loi » du capitalisme. Depuis l’écroulement du « bloc de l’Est », ce capitalisme est redevenu « sauvage », c’est-à-dire puissant, arrogant, criminel quand il le faut, comme il le fut depuis sa naissance.

Voilà donc le « courant de fond » qui empoisonne la planète et l’Algérie, qui en fait partie.

Nouveau départ

Dès lors, il ne reste aux victimes que l’habituelle réaction : prendre conscience clairement de cette nouvelle phase historique défavorable, réfléchir aux manières de l’affronter pour rabattre l’arrogance assoiffée de profit des actionnaires capitalistes, notamment en trouvant les formes de lutte contre les privatisations, s’organiser de manière à devenir des forces sociales suffisamment fortes pour diminuer la pression capitaliste sur les salariés, en particulier, et le peuple en général.

Oui ! Il est question de repartir mais non pas de zéro. Deux siècles et demi de capitalisme et de luttes populaires sont là comme expérience à méditer, pour tirer les leçons qui s’imposent. La plus précieuse est de ne plus croire aux « Sauveurs Suprêmes », mais de trouver la solution afin que les victimes sachent se sauver par elles-mêmes, en gardant les bénéfices de leurs luttes et de leurs victoires. Cela s’appelle autogestion sociale généralisée, conception qui a été mise dans un placard fermé à double tour. Mais le fantôme rôde, et rappelle de temps à autre son existence réelle.

Ceci dit, les luttes actuelles, syndicales et autres, sont nécessaires. Cependant, elles sont réellement efficaces uniquement si les protagonistes savent clairement « qui cherche le pourrissement » et pourquoi, et sachent que ce qui apparaît comme « décisions gauches », comme l’écrit Hakem Bachir, en fait ne le sont pas, mais correspondent à une logique réelle, recherchée, mais non avouée.

Alors, les victimes ne se perdront pas, comme des insectes éblouis par des lumières factices, à prendre des vessies pour des lanternes. Alors, dans l’éducation nationale, parents et élèves comprendront que les « responsables » de ce secteur appliquent une politique consciente et « compétente » afin que le secteur de l’éducation nationale fonctionne mal, au point de justifier la création d’institutions privées. Alors, les enfants des 10 % d’Algériens détenant 80 % des ressources du pays auront davantage, puisque « éduqués » de manière à commander et à produire des dividendes capitalistes, tandis que le reste de 90 % d’Algériens se contenteront, pour leurs enfants, d’une « éducation » publique au rabais, pour les « former » à servir les détenteurs de capitaux.

Dans le secteur de la santé, la même logique est en cours. Dans la culture, on parle, aussi, de privatiser par la « contribution » des nantis à la production « culturelle ». Ainsi, la « culture » devient une entreprise de publicité commerciale, pour produire non pas des citoyens libres et critiques, mais des consommateurs conditionnés et soumis, encore là, au profit des actionnaires capitalistes qui ont eu la « générosité » de « sponsoriser » la production « culturelle ».

Aussi, concernant les dirigeants des institutions, chaque fois qu’une personne utilise le terme « incompétent », elle devrait mieux réfléchir. Car ces « incompétents » ont su, depuis l’indépendance, arracher avec compétence, petit-à-petit, les conquêtes sociales du peuple : de l’autogestion sociale, ils ont porté l’Algérie à la privatisation sauvage, et au 10 % d’Algériens qui vivent au détriment des 90 % du reste de la population. À ces « incompétents » reste la compétence réelle d’aggraver ces pourcentages au profit de la minorité dominante exploiteuse. À moins que les victimes manifestent une réelle compétence pour défendre leurs droits légitimes et récupérer ceux déjà éliminés.

En effet, quand on entend des intellectuel-le-s algériens déclarer « Il y a rien à faire ! » en accusant le peuple de « foule aliénée », quand on constate l’incapacité des partis politiques d’opposition démocratique à développer la démocratie, quand on voit des syndicalistes se disputer le leadership au lieu de s’unir pour une lutte commune, quand les salariés de tel ou tel secteur ne reçoivent pas la solidarité des salariés des autres secteurs, quand les grévistes du secteur de l’éducation ne reçoivent pas la solidarité des élèves et de leurs parents, où est l’incompétence ?

Quand, au contraire, des « responsables » institutionnels, déclarés « incompétents », savent s’enrichir de manière « légale », par la production de lois ad-hoc, et, aussi, illégale, sans être punis, ne sont-ils pas compétents dans l’art de s’enrichir au détriment du peuple ?

Alors, qui (1) « veut le pourrissement » et avons-nous affaire à des décisions vraiment « gauches » de la part des « responsables » ?… Ne s’agit-il pas, en réalité, de « pourrissement » volontaire du secteur public, en vue de justifier sa privatisation, et de décisions non pas « gauches » mais bien pensées, en vue de la même privatisation ?

Dans ce cas, il reste aux victimes de cette stratégie sociale à trouver les moyens de la conjurer, sans oublier de ne pas être manipulées par les forces internes et externes qui sont à l’affût pour détourner, à leur profit, cette lutte populaire de son objectif : l’élimination de toute forme de domination et d’exploitation. Comment ?… Par la seule alternative réelle qui s’offre, bien que très difficile à réaliser, mais pas autant que le fut l’émergence du mouvement de libération nationale : la création d’un mouvement pour l’autogestion sociale.

_____

(1) Voir

http://www.lematindz.net/news/25309-forces-en-presence-et-agent-central-de-changement-i.html

http://www.lematindz.net/news/25322-forces-en-presence-et-agent-central-de-changement-ii.html

http://www.lematindz.net/news/25327-forces-en-presence-et-agent-central-de-changement-iii.html

Publié sur Le Matin d'Algérie, le 26 février 2018

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #PEUPLE-DEMOCRATIE

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Publié le 26 Février 2018

Dessin de l'auteur.

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Lire Partie 2 : Du spirituel.

 

Dans son article, Hebib Khalil relate ce qui, en effet, se constate quotidiennement : l’emprise de l’idéologie obscurantiste sur le peuple et sur les jeunes. Est-il raisonnable de se limiter à la déplorer et à en accuser ses auteurs ? Ne s’agit-il pas de poser tout de suite après la question : alors, que faire pour contre-carrer cette influence ?

Pour répondre à cette seconde interrogation, pointer la résistance à la répression étatique et au terrorisme islamique ne suffit pas. C’est là évoquer seulement les adversaires.

Une autre demande s’impose : suite à quelles erreurs (faiblesses) des démocrates et progressistes, l’État a été capable de réprimer, et les islamistes de terroriser ?

Alors, on sera obligé de remontera jusqu’aux conditions de la guerre de libération nationale et ce dont elle accoucha par la suite. Alors, on devra examiner en toute objectivité quel rôle (avec quelles carences) fut celui des démocrates et progressistes. Car, n’oublions jamais ce fait : l’adversaire est fort parce que soi-même est faible ; l’obscurantisme est devenu fort parce que la claire conscience est devenue faible. Rappelons une métaphore : si un coup de poing s’abat sur une tomate, c’est elle qui est pulvérisée ; mais si le même coup de poing s’abat sur un gros caillou, c’est le premier qui se brise.

Les démocrates progressistes (et cela depuis la guerre de libération nationale) se sont révélés une « tomate », malgré toute leur bonne volonté. Sept événements en furent les preuves significatives : 1) la crise dite « berbériste » (1949) ; 2) la capture (par hasard ?) de Larbi Ben Mhidi et son assassinat par l’armée coloniale ; 3) le meurtre de Abane Ramdane par ses « frères » de combat ; 4) l’échec de la résistance des combattants de l’intérieur au putsch militaire de l’armée des frontières (été 1962) ; 5) l’échec de la résistance armée du Front des Forces Socialistes à la dictature militaire ; 6) la reddition du P.A.G.S. au régime militaire de Boumédiène, sous prétexte de « soutien critique » ; 7) l’étouffement de la révolte populaire du printemps 2001, dont le centre fut la Kabylie.

Ces sept événements ont vu, à chaque fois, la défaite de la tendance démocrate et sociale au profit de celle oligarchique. Cette dernière s’est masquée derrière une idéologie rétrograde, d’abord « islamo-arabe » (dans les quatre premiers cas mentionnés), ensuite « étatiste légaliste » dans les trois derniers cas.

Cependant, de tous les cas cités, l’un d’eux mérite d’être relevé comme étant le plus grave, parce que ses représentants se sont volontairement abandonnés à la compromission avec le régime qu’ils étaient censés combattre : les dirigeants du parti du « soutien critique ». Compromission signifie, par comparaison avec compromis, le fait de croire utiliser le second quand, en réalité, on se trouve empêtré dans le premier. Autrement dit, les dirigeants du PAGS se sont crus plus malins politiquement que le chef du régime militaire, Boumédiène, lequel, pourtant, les a bien utilisés à son exclusif profit. La réalité en fut la preuve.

Il reste donc aux démocrates progressistes à connaître puis admettre leurs erreurs (faiblesses), pour, ensuite, être capables d’apprendre comment devenir un bon et solide « caillou ».

Religion et politique

Il faut, aussi, que les démocrates progressistes sachent distinguer entre religion et politique. Certains aspects ont été examinés dans la partie précédente. À présent, soulignons un autre problème : la nécessité de distinguer entre l’utilisation politique de la religion, et l’utilisation religieuse de la politique. Ce sont deux attitudes et deux visions distinctes.

Expliquons.

L’utilisation politique de la religion est incarnée par les islamistes totalitaires. Ils emploient la foi, interprétée à leur manière unilatérale, subjective et opportuniste, comme moyen hégémonique pour conquérir le pouvoir politique (étatique). Cette catégorie de personnes est une minorité, certes très active, mais néanmoins une minorité.

Tandis que l’utilisation religieuse de la politique est autre chose. Elle consiste, pour les citoyen-ne-s à rejeter deux conceptions : d’une part, le « libéralisme démocratique » où, de fait, la démocratie est un leurre tandis que la liberté est celle du plus riche ; d’autre part, le « socialisme populaire », qui, lui aussi, s’est révélé une imposture.

Que trouvent ces citoyen-ne-s à la place ? La conception autogestionnaire (libre et solidaire) étant occultée, ils-elles ne trouvent que la religion. Elle leur sert comme référence émancipatrice, à tort ou à raison. Le proverbe populaire comprend cette attitude : Quand on n’a pas ce qu’on aime, on aime ce qu’on a. Là est la situation de la majorité des musulman-ne-s, pour celui qui connaît ces personnes telles qu’elles sont en réalité, et ne se contente pas de stéréotype médiatique.

Ce dernier est essentiellement diffusé par des médias de pays riches capitalistes, avec la collaboration des nouveaux harkis (1) de l’écriture, ces « intellectuels » indigènes des nations moins nanties. De quelle manière ? En mettant en avant le « choc des civilisations » (où sont appelés à la rescousse, également, la frustration sexuelle des gens du sud, notamment musulmans, leurs mœurs « barbares », leur tendance fascisante et leur « archaïsme » d’une manière général). Le but de cette nouvelle idéologie est de masquer et neutraliser la lutte des classes au sein des nations, d’une part, et, d’autre part, entre les nations dominantes et celles qui veulent conquérir leur souveraineté sur leurs matières premières, ainsi qu’entre les nations colonisatrices et les peuples luttant pour leur libération, comme c’est le cas concernant le peuple palestinien.

De la même manière que le musulman recourt à sa religion, à défaut d’une autre vision sociale, pour lutter contre son exploitation économique et sa domination politique, le chrétien et le juif agissent de même. Comme, durant la guerre du peuple vietnamien contre l’agression impérialiste U.S., le bouddhiste employa sa croyance pour résister à la domination étrangère.

Alors, « la religion, opium des peuples » ? Cela dépend des circonstances concrètes. Le marxisme n’a-t-il pas été, à son tour, un opium des peuples, en produisant le bolchevisme et son avatar stalinien, jusqu’à son lamentable écroulement final ? Osons nous poser la question épineuse par sa complexité : pourquoi le marxisme a duré à peine un siècle, tandis que les religions monothéistes (sans oublier l’hindouisme), ainsi que les morales bouddhiste et confucianiste existent depuis beaucoup de siècles ?

Par conséquent, si les démocrates progressistes ont comme adversaires irréductibles les utilisateurs politiques de la religion, au contraire, les utilisateurs religieux de la politique devraient ne pas être vus comme des adversaires, mais comme des personnes qui se trompent de méthode et de référence, tout en ayant un but respectable : s’affranchir de l’exploitation qui les opprime.

Sun Tse a dit

Les démocrates progressistes ont péché par une grave méconnaissance des forces et des faiblesses, d’une part, d’eux-mêmes, et, d’autre part, de leur réel adversaire. Voilà vingt-six siècles, Sun Tse, stratège militaire chinois, avait dit, en substance (2) : Si tu connais l’ennemi mais pas toi-même, tu subiras la défaite ; si tu te connais toi-même mais ne connais pas l’ennemi, de même, tu subiras la défaite ; mais si tu connais l’ennemi autant que toi-même, alors tu assureras ta victoire.

Les démocrates progressistes algériens ont prouvé ne connaître suffisamment ni leurs adversaires (étatiques ou islamistes) ni eux-mêmes. Bref, ils ignorent le principe de la balance. Elle ne sert pas uniquement à peser des marchandises ou à symboliser la justice ; la balance, c’est aussi l’instrument indispensable pour peser la force réciproque des adversaires. L’ignorer est toujours fatal.

Adversaires.

Voici un exemple de méconnaissance de l’adversaire islamiste totalitaire. On lit :

« L’expression actuelle de ce que les acteurs sociaux appellent "l’Islam" est, en fait, un discours populiste qui atteste, dans sa forme linguistique, dans ses contenus imaginaires et mythologiques, dans les conduites véhémentes, incohérentes qu’il inspire, la pulvérisation des cadres sociaux, des codes de l’honneur, des registres sémantiques, des lexiques réglés, des calendriers, des rituels, des célébrations, des liens de parenté ou de proximité sociale. Bref, de tout ce qui conférait un ethos, un visage, une cohésion, une mémoire et un sens de l’avenir à la société ».

Notons que l’auteur de ces lignes est l’un des meilleurs connaisseurs de l’Islam et de la société algérienne : Mohamed Arkoun.

Avec tout le respect qui est dû à ses écrits, très précieux, il faut, pourtant, présenter une objection au sujet de la citation ci-dessus.

En réalité, il se n’agit pas seulement d’une « pulvérisation » de ce qui fut (donc, d’une négation, d’une destruction), mais d’une proposition (donc d’une affirmation, d’une construction) d’autres « ethos », « « visage », « cohésion », « mémoire » et « sens de l’avenir » : ceux présentés par une idéologie bien précise, conservatrice et totalitaire. Elle correspond à une interprétation subjective particulière de l’Islam, celle dite wahabite-salafiste (que l’on retrouve d’une certaine façon chez le philosophe persan Alghazali, dans sa négation de la raison et de la science). Comme on le sait, la nature a horreur du vide : un contenu a été remplacé par un autre.

Ne pas le voir, ne pas l’admettre, c’est ignorer l’adversaire. Il n’est pas uniquement une force destructrice et négatrice, il est également une force constructrice et affirmative. Que cela s’opère en forme d’idéologie réactionnaire ne supprime pas l’aspect propositionnel. L’idéologie fasciste (mussolinienne et japonaise) et celle nazie ont, également, détruit et proposé. Ainsi que l’idéologie wahabite puis khomeiniste.

Par conséquent, les démocrates progressistes doivent être en mesure de présenter des propositions capables de contrecarrer les propositions adverses, de manière à convaincre davantage le peuple et les jeunes. Tout le problème est là !

Il ne suffit donc pas de dénoncer une idéologie réactionnaire comme destructrice d’une situation donnée, pour s’en débarrasser. Il faut davantage : convaincre de sa non pertinence les « élites » ainsi que le peuple, et en proposer une autre, plus adéquate.

Et qu’existe-il de convenable sinon une vision qui allie liberté individuelle et solidarité collective ? Cela implique le renoncement à toute idéologie qui nie l’un ou l’autre aspect. Le capitalisme privilégie la liberté (en réalité du plus riche) au détriment de la solidarité ; le « socialisme » étatiste glorifie la solidarité (toute relative, car favorisant d’abord une caste minoritaire) au détriment de la liberté individuelle.

Soi-même.

À présent, voici un exemple où les démocrates progressistes ne se connaissent pas eux-mêmes. On lit :

« En Algérie, l’ostentation religieuse et l’amalgame du prosélytisme avec l’exercice de la politique ont été fortement favorisés par le caractère rentier de l’économie nationale et le monopole politique exercé par le parti unique pendant plus de trois décennies. »

Rien d’autre ?!… Et à l’opposition, qui détenait le monopole ?… N’est-ce pas un parti pratiquant le « soutien critique » à l’État et au parti unique (précisément à leur soit disant «aile gauche ») ? Ce parti d’opposition, le P.A.G.S., faisait croire que, malgré tout, le « socialisme » s’édifiait, avançant comme preuve une gestion « socialiste » des entreprises et une réforme agraire, alors que ces actions consistaient uniquement en un capitalisme d’État, renforçant une bourgeoise étatique, ce que le PAGS reniait. Sans parler de l’ arbitraire arabisation à outrance, et l’islamisation réactionnaire rampante qui commençait, par l’importation d’ « enseignants » moyen-orientaux. Ces réalités là étaient dites, notamment par le Parti de la Révolution Socialiste et par le Front des Forces Socialistes. Malheureusement, ils étaient minoritaires et combattus non seulement par l’État mais également par… le parti du « soutien critique ».

Voilà la source première et principale (du coté des démocrates progressistes) des malheurs du peuple algérien. Tant que cette erreur sera ignorée ou connue mais occultée, tant qu’on ne la comprendra pas, tant qu’on ne l’admettra pas, tant qu’on ne remédiera pas à ces carences, on ne fera que constater l’hégémonie de l’adversaire obscurantiste, en accusant uniquement les islamistes et le gouvernement de ce phénomène. Sans aucune auto-critique. Ce qui est tristement déplorable et ne résout rien. Il est nécessaire de connaître les tares des adversaires, mais tout aussi indispensable de détecter les siennes propres, sinon on perd stupidement son temps et, plus grave, on alimente la force de l’adversaire.

Type de miracle.

Hebib Khalil conclut ainsi son article :

« À moins d’un miracle, l’islamisme latent de la société algérienne sortira tôt ou tard au grand jour. Et comme tout virus qui se respecte, il n’attend que l’affaiblissement du corps pour s’en emparer définitivement. »

Comme les miracles n’existent pas, il faut, alors, parler du médecin pour soigner ce corps. Qui peut-il être sinon le collectif des consciences éclairées ? Et comment y parviendront-elles si elles ne sont pas libres et solidaires ?

Qu’elles commencent d’abord par connaître suffisamment le virus qui les habitent elles-mêmes. Il réside essentiellement dans l’esprit de suffisance, produit par un « savoir » décrété le meilleur, infaillible, « scientifique », alors qu’il n’est qu’illusion idéologique, dans le sens péjoratif du terme.

Puis, il faut trouver les remèdes adéquats. Pour cela, il faut le maximum de modestie, d’objectivité, de capacité d’auto-critique résiliente, d’intelligence.

Alors, on découvrira l’importance de conquérir l’hégémonie culturelle. C’est ce que l’histoire enseigne, dans tout pays et à chaque époque. Alors, il sera possible de riposter de manière positive à l’action obscurantiste, quelle soit étatique ou terroriste. Alors, on saura « gagner les esprits et les cœurs » du peuple, afin qu’il devienne l’agent conscient capable de construire lui-même son destin, de manière autonome, libre et solidaire. Là est le miracle, mais produit de manière volontaire par la conscience citoyenne la plus éclairée. (Fin)

_____

(1) Pour qui l’ignore, ce terme désignait les supplétifs collaborationnistes indigènes avec l’armée coloniale, durant la guerre de libération nationale algérienne.

(2) Dans « L’art de la guerre », librement déchargeable ici : https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Art_de_la_guerre

Publié dans Le Matin d'Algérie, le 12 décembre 2017 .

 

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

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Publié le 26 Février 2018

Dessin de l'auteur.

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Lire Partie 1 : Importance de la méthode.

 

Religion et athéisme

Sous le pseudonyme « Morel », un Algérien, se référant au pays d’origine, a conclu un texte intéressant ainsi :

« S’il n’en est qu’une condition nécessaire, car non suffisante, l’athéisme revendiqué a de tout temps accompagné les luttes d’émancipation de la classe ouvrière. Que l’on songe à la Commune de Paris ou à la révolution espagnole, entre autres... En finir avec l’aliénation religieuse est indissociable du projet révolutionnaire. Réaffirmer aujourd’hui cette évidence, en l’ancrant dans la mémoire des luttes passées et dans la perspective de l’émancipation sociale et individuelle, est plus que jamais nécessaire. » (1)

Cette observation appelle plusieurs considérations.

1.

L’examen objectif de l’histoire humaine, en dehors de nos préférences subjectives, montre l’existence d’une différence significative entre athéisme et aliénation religieuse. Cette dernière est, certes, cause de servitude ; notons que celle-ci est d’abord sociale, avant d’être métaphysique. Cette aliénation est donc à combattre et éliminer. Mais pas à la manière bolchevique : par la violence et l’imposition arbitraire de l’athéisme. On a constaté le résultat dans tous les pays où cette méthode fut appliquée.

2.

De par le monde, comme en Algérie, ont existé et existent des personnes qui, sans être athées, ont une conception sociale émancipatrice : dans l’Hébraïsme, un Maïmonide, comme, aujourd’hui, les Juifs anti-sionistes ; dans le Christianisme, un Pierre Bayle ou, actuellement, la « théologie de la libération » ; dans l’Islam, les mu’tazilites (rationalistes, sans oublier Ibn Rouchd, dit Averroës) et les soufis (mystiques) et, aujourd’hui, des musulmans de même orientation, en plus démocrates, tels Gamal Albanna. Dans tous ces cas se manifeste résolument un effort intellectuel appréciable pour concilier une foi transcendantale avec une raison sociale émancipatrice. Certes, limitée, mais, tout de même, elle tente de dépasser ce qu’elle nomme elle-même (pour employer un terme moderne) une aliénation (à savoir quelque chose de non conforme à la raison).

3.

À propos des événements cités par Moral (Commune de Paris, révolution espagnole, et j’ajoute révolution russe), si les dirigeants étaient, effectivement, athées, ils ne l’étaient pas tous, à ma connaissance ; et la majorité des citoyens, y compris prolétaires, qui les ont suivis pour abattre le régime oppresseur, n’étaient pas, loin de là, tous des athées. Plutôt, ils avaient une conception émancipatrice de la religion chrétienne, catholique (France) ou orthodoxe (Russie). Elle puisait ses idées dans un contenu qui se trouve dans les textes sacrés : fraternité universelle, solidarité, priorité accordée aux matériellement démunis et aux « pauvres d’esprit ».

4.

En Algérie, si, d’une part, la religion musulmane fut, durant la période coloniale notamment, un facteur d’aliénation (fatalisme acceptant le système colonial comme « Volonté de Dieu »), les dirigeants de la guerre de libération nationale surent transformer cette croyance en instrument de libération contre le colonialisme. Que cela plaise ou pas à nos conceptions personnelles, ceci est un fait. Et je l’ai vécu personnellement, dans ma famille, dans mon quartier, dans ma ville (Sidi Belabbès). La religion n’est redevenue un instrument d’aliénation qu’avec l’usurpation du pouvoir par ceux qui s’en emparèrent. Pour la justifier idéologiquement, ils ont, comme tout dominateur, utilisé la religion en tant qu’instrument d’aliénation. Bien entendu, ils ont trouvé dans les textes ce qui justifie, selon eux, l’autoritarisme, la hiérarchie, le respect des « gens de pouvoir », quitte à ce que les « derniers » en ce bas monde, en échange de leur obéissance, deviennent les « premiers » dans l’au-delà. La plupart des gens du peuple, non habitués à discuter et à voir les contradictions des discours, tombent dans le piège du servilisme, plus ou moins résignés.

Cela signifie que chacun trouve dans les textes sacrés ce qui répond à son désir : émancipation ou asservissement.

Que des intellectuels s’appuient sur ce fait, indéniable, pour rejeter la religion, ils peuvent certes agir ainsi. Mais le peuple, dans sa grande majorité, n’a pas ce genre de considération. Il prend tout ce qui peut lui servir, là où il le trouve. Et ce qu’on lui présente le plus, ce qui lui est le plus à portée de son oreille (car généralement il ne lit pas, n’ayant jamais eu la possibilité de se livrer à ce genre de loisir), c’est un texte religieux. Alors, les gens du peuple y puisent ce qu’ils peuvent, selon leur caractère. Étant donné que ce dernier, dès l’enfance, est programmé, formaté, conditionné à l’obéissance à l’ « Autorité », la religion devient la justification de ce comportement. Donc une aliénation.

Mais que viennent des personnes qui, avec patience et intelligence, présentent les aspects émancipateurs du contenu religieux, et la majorité des peuples est contente de découvrir une issue à son affranchissement de la servitude, celle sociale, matérielle.

Bien entendu, il serait souhaitable que cette libération populaire ne soit pas redevable à cette méthode. Cependant, l’expérience historique montre que jamais la négation athéiste de la religion n’a été, pour la majorité du peuple, précisons-le, le moyen décisif pour le convaincre de combattre pour sa libération sociale.

5.

En Algérie encore, les travailleurs d’entreprises et de fermes qui, au lendemain de l’indépendance, ont spontanément créé l’autogestion, étaient-ils athées ?… Certainement pas, mais ils avaient une conception émancipatrice de leur religion.

6.

L’impératif de liberté suppose, entre autre, celle de l’individu à croire ce qu’il veut, en l’occurrence à une religion, à la seule condition que cette croyance ne s’oppose pas, d’une part, à la liberté d’autrui d’avoir une autre vision spirituelle, et, d’autre part, à l’élimination de l’exploitation-domination d’un être humain sur son semblable.

L’erreur à éviter.

Dès lors, c’est une erreur grave de mélanger athéisme et aliénation religieuse. Concernant les Algériens en particulier, cela prouve une méconnaissance des travailleurs émigrés en France, et de ceux restés au pays. Cela montre que l’intellectuel athée se laisse bercer intellectuellement par les mots et par son désir subjectif, sans tenir compte de la réalité. Certes, ces mots et ce désir sont chatoyants, mais ils ne non pas applicables à la réalité. En effet, allez dire à un ouvrier d’une usine, émigré en France ou demeuré en Algérie, à un travailleur de la terre, à une épouse battue par son mari, à un jeune désespéré : « Pour te libérer de l’oppression, tu dois être athée ! » Et vous verrez la réaction. Cela n’est pas seulement le cas du musulman algérien, mais de tout croyant dans le monde, quelque que soit sa foi.

Le langage adéquat et acceptable ne devrait-il pas être autre ? « Libre à toi de croire ou pas à une religion, c’est là une question personnelle. Mais acceptes-tu que ta foi justifie ton oppression, ton exploitation et ta domination par ton semblable ? »

Ce n’est pas là être un vulgaire réformiste, mais un réaliste, non pas dans le sens opportuniste du mot mais, osons le dire, dans l’acception scientifique du terme. Cette attitude consiste à considérer la réalité sociale et psychologique telle qu’elle est, et de trouver la méthode pour la changer de manière efficace.

Il faut donc distinguer entre le principal et le secondaire, entre l’urgent et le long terme, entre le social collectif et l’individuel intime. Seule la personne enfermée confortablement dans sa tour d’ivoire intellectuelle, dans son dogmatisme stérile, peut jongler avec les mots, ignorant ou dédaignant de savoir si leur impact est réel ou uniquement imaginaire. La validité d’une théorie réside dans son application pratique, en science naturelle comme en science sociale.

Il faut donc cesser de commettre l’improductive erreur d’opposer laïcité et religion, de taxer tous les croyants, en l’occurrence musulmans, d’obscurantistes. Répétons-le, tant cela est négligé par les athées. Rendons-nous compte d’un fait concret. Les religieux de toute confession trouvent dans leur credo ce qu’ils cherchent, lequel est déterminé par leur personnalité, généralement produite par leur conditions matérielle et culturelle : soit la haine et la violence, soit l’amour et le pacifisme. Parlez avec les gens, connaissez-les réellement : vous constaterez que la personne d’un caractère bon et généreux trouve dans sa religion les arguments pour justifier et renforcer ces aspects ; le contraire est également vrai : une personne méchante et égoïste trouve, elle aussi, des arguments dans sa religion pour justifier et renforcer ses défauts.

Partant de cette interprétation contradictoire de la religion, certains ont conclu à son rejet. Il reste, cependant, cette constatation : si l’on se soucie de changer une société dans un sens émancipateur, il est nécessaire de comprendre le rôle joué par une religion, et agir en conséquence. Affirmer : « Athéisme et rien d’autre ! », c’est, d’une part, se tromper sur le fonctionnement social et individuel ; d’autre part, c’est provoquer l’hostilité des opprimé-e-s, et donc renforcer leur aliénation. Les islamistes totalitaires vous remercieront, tandis que les croyants sincèrement convaincus d’émancipation sociale (ils existent en nombre plus grand que ce que l’on croit) vous regarderont avec dépit et tristesse.

On demandera : pourquoi ces derniers ne se manifestent pas, ou pas suffisamment ? Parce qu’ils ne disposent pas de l’organisation autonome qui le permet ; et parce que les athées ne leur accordent pas l’attention et la solidarité qu’ils méritent et dont ils ont besoin.

Distinguer l’adversaire et l’allié.

Il faut absolument déceler la différence entre deux sortes de croyants.

Les premiers emploient la religion comme instrument d’aliénation et de domination. Ils sont minoritaires ; mais comme leurs actions sont violentes, manifestées de manière spectaculaire, relatées par des moyens de (dés-) information locale et internationale, il semble que ce phénomène soit général et déterminant.

Le second type de croyants considère la religion comme facteur de liberté et de solidarité. Ces personnes existent, et si elles ne sont pas la majorité, elles constituent néanmoins une quantité non négligeable. Simplement, leurs actions sont pacifiques, non spectaculaires, et ne bénéficient pas des moyens de (dés-) information dominants. Ajoutons une cause à considérer : ces personnes sans organisation autonome et solidaire, ont peur de la minorité qui, elle, est organisée de manière autonome et solidaire.

Dès lors, combattre cette minorité fascisante consiste d’abord à s’allier avec la majorité dite silencieuse, pacifique et démocratique. Cela implique l’aider à s’organiser de manière autonome et solidaire. Cela exige également de trouver les moyens pour qu’elle se défende efficacement contre les actions violentes par une résistance non violente.

Pour y parvenir, insistons, il ne s’agit pas de demander : « Es-tu croyant ou athée ? » mais : « Es-tu pour l’exploitation-domination de l’homme par son semblable, ou, au contraire, pour la coopération libre et solidaire entre les êtres humains ? »

Si le croyant répond, comme le signale H. Khelil : « Qal Allah, Qal Errasoul » (Dieu a dit, Le Prophète a dit), et je fais ce qu'ils me prescrivent », il faut lui rétorquer : « Est-ce qu’ils défendent et justifient l’exploitation-domination de l’être humain par son semblable ? »

Si l’interrogé répond par l’affirmative, il se met lui-même en contradiction : il dénie à ceux qu’il invoque la justice et la solidarité. Si, au contraire, il déclare qu’ils défendent ces deux impératifs, il n’y a plus à chicaner cet homme sur sa croyance. Voilà une manière de combattre l’obscurantisme, en se débarrassant soi-même de cet autre obscurantisme qu’est le dogmatisme, cette vision superficielle, arrogante, non opératoire et, finalement, nuisible.

En effet, un athée, défendant et pratiquant l’exploitation-domination, est-il acceptable, tandis qu’un religieux, défendant et pratiquant la coopération solidaire, est-il condamnable ?

Déjà, à l’époque de l’Association Internationale des Travailleurs (1868) le problème s’était posé : devait-on accepter dans l’organisation uniquement des athées ou, également, des croyants ? Les avis furent partagés. La raison devrait être du coté de ceux qui accordent la priorité non pas à la croyance personnelle (religieuse ou athée) mais à la position sociale : pour l’exploitation-domination ou pour la liberté solidaire.

Un exemple banal mais significatif de vie quotidienne. Voici un Algérien qui se vante d’ingurgiter une boisson alcoolique en croyant être du bon coté social, tout en méprisant le musulman qui s’abstient de tel genre de boisson. Et, cependant, ce consommateur de boisson alcoolique est un exploiteur-dominateur tandis que le musulman est un exploité-dominé qui voudrait s’affranchir de cette situation. Voici une algérienne qui porte mini-jupe et cheveux au vent, mais elle a une activité d’exploiteuse-dominatrice ; et voici une algérienne musulmane, portant un vêtement islamique, mais cependant, étant exploitée-dominée, elle voudrait se libérer de sa malheureuse situation.

Avec qui donc le démocrate progressiste, l’athée doit s’allier, s’unir ?

Prenons un autre exemple. H. Khalil note dans son article, déjà cité : « Solidarité sélective : la Oumma avant tout ».

C’est vrai. Mais posons deux questions. La solidarité n’est-elle pas une belle aspiration, à encourager comme telle ? Ce désir de « Oumma » (communauté) n’est-il pas sélectif (se réduisant à la communauté musulmane) parce que les démocrates et progressistes ne savent pas proposer au musulman une communauté meilleure, à savoir libre et en même temps solidaire, englobant l’humanité entière ?

Religion et État

Il ne suffit pas d’affirmer : « L’islam ne doit pas être la religion de l’État. Il ne peut pas être la religion de l’État »(2). Cette revendication doit être justifiée par des motifs, destinés pas seulement à l’ « élite » laïque, mais également à celle religieuse de tendance démocratique, sans oublier le peuple. Entreprise difficile mais indispensable.

Quant à ceux qui détiennent le pouvoir, leur présenter une telle requête relève de la naïveté ou de l’ignorance. Dans une société d’exploitation, l’État a besoin de la religion, de manière directe ou indirecte, pour se justifier, comme le clergé religieux a besoin de l’État, pour exister. Dans les nations où, officiellent, l’État et l’institution religieuse sont séparés, ne voit-on pas les signes religieux dans les écoles ? L’État ne finance-t-il pas d’une certaine manière les organisations religieuses ?… Classique union du sabre et du goupillon, partout dans le monde. Là où ce dernier n’existe pas, c’est une morale qui le remplace (confucianisme, bouddhisme).

Rappelons, enfin, qu’en Europe, la séparation entre la religion et l’État fut le résultat d’un long combat, parfois sanglant. En Algérie, cette séparation ne se fera pas sans heurts et conflits, espérons pas tragiques. Ce qui est certain, c’est qu’elle exigera un travail culturel difficile, plein d’embûches, long, large et profond, mais exaltant, au sein des « élites » intellectuelles comme parmi le peuple. Cela fut ainsi partout, toujours. L’Algérie ne fait pas exception. Il reste, alors, à s’inspirer d’exemples significatifs, dans le monde musulman (3) comme dans les autres, inventer et agir afin que la religion devienne une affaire personnelle privée (par respect de la liberté individuelle) sans être un obstacle instrumentalisé contre la liberté d’autrui et la solidarité des opprimé-e-s pour conquérir leur dignité de vivre. (à suivre)

_____

(1) Article Sortie de route, par Moriel, https://www.lavoiedujaguar.net/Sortie-de-route, vu 2-12-2017.

(2) Mohamed Mechati, cité par Amar Naït Messaoud.

(3) À ce propos, un Mohamed Arkoun est à considérer, sans oublier le déjà mentionné Gamal Albanna.

 

Publié sur Le Matin d'Algérie, le 8 décembre 2017

 

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

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Publié le 26 Février 2018

HÉGÉMONIE CULTURELLE : L’ENJEU FONDAMENTAL 1. Importance de la méthode

La contribution précédente appelle un approfondissement plus large et plus profond, surtout suite à l’intéressant article de Hebib Khalil. Dans son exposé, intéressons-nous à l’offensive culturelle menée par les islamistes totalitaires. Décidément, les démocrates progressistes ont beaucoup à apprendre de ces personnes qu’ils jugent n’être que des « obscurantistes ». Certes, l’idéologie qu’ils défendent est totalitaire, mais la méthode employée pour la répandre est intelligente. Ces islamistes, sans avoir lu Antonio Gramsci, appliquent une partie de sa théorie et de son analyse, celle concernant l’hégémonie culturelle.

N’ayant pas réussi à s’emparer du pouvoir étatique par le vote (en 1991), ni à le conquérir par les armes (1992-2000), les islamistes totalitaires ont finalement compris que pour parvenir à leur fin, ils ont absolument besoin d’un appui populaire consistant. Là est la justification de leur activité culturelle, dans le sens où ils visent à occuper toutes les sphères de cet aspect de la vie sociale : livres à lire, vêtements, cheveux (barbe sur les joues pour les hommes, foulard sur la tête des femmes), rapport de l’homme avec la femme, relation à l’État, vie sur terre et au-delà. En cela, outre à appliquer la stratégie gramscienne de conquête de l’hégémonie culturelle, ils emploient également celle des fascistes (italiens et japonais) et du nazisme hitlérien, sans oublier le fascisme « rouge » bolchevique.

Notons une différence dans l’emploi des moyens. Tandis que la démarche gramscienne appelle à la seule persuasion pacifique par les idées, les méthodes fascistes utilisent toutes parallèlement et complémentairement la carotte (propagande) et le bâton (violence). Leur but proclamé est d’occuper la totalité de la vie des citoyens, jusqu’à leurs rêves (par le cinéma et autres moyens de « divertissement » de masse).

Cette action multiple et générale veut conquérir l’hégémonie idéologique (au sens strict) et culturelle (au sens le plus large, soit le mode de vie).

Bien entendu, cette visée hégémonique est la condition pour parvenir à l’hégémonie sur les autres plans, notamment institutionnelle, par la main-mise sur l’État (voir contribution précédente). Cette main-mise se fera alors soit :

- d’une manière soft, par des élections (répétant la tentative de 1991) ;

- d’une manière brutale, par une reprise de la lutte armée ;

- par combinaison de l’emploi de la violence complémentairement à la lutte électorale. Le nazisme employa cette dernière méthode pour conquérir le pouvoir.

Ainsi, du point de vue de la méthode, les islamistes totalitaires n’ont absolument rien d’obscurantistes. Ils sont gramsciens avec une prédilection au fascisme, bref un mélange des deux, selon les circonstances. Que cela plaise ou pas, telle est la réalité. Quand on veut comprendre le fonctionnement des agents sociaux, il faut raisonner à la manière de Galilée à propos de l’univers, en ignorant nos préjugés et préférences subjectives.

D’où vient la carence ?

Les marxistes et autres « progressistes » algériens, eux, ont oublié ou ignorent totalement ce qu’avait dit Gramsci sur l’hégémonie. Ils se sont arrêtés aux écrits de Marx et Lénine (pour certains également Trotski) : « parti d’avant-garde », « entrisme » (le fameux « soutien critique » tristement opportuniste), et le tout politique et rien que politique. La culture ?… Embrigadée dans le carcan étroit de la politique ! À la caporalisation de la dictature militaire répondait la caporalisation pagsiste. Cependant, méthode identique d’embrigadement des esprits. Eh bien, les islamistes totalitaires se révèlent nettement plus intelligents, en ce qui concerne la question de la conquête de l’hégémonie culturelle.

Pourquoi les « progressistes » ont failli dans ce domaine ?

À cause de leur insertion dans le marxisme dominant international : réduit essentiellement au facteur politique, dans le sens le plus étroit du terme, renvoyant l’aspect social à l’après prise du pouvoir. C’est l’obsession étatiste héritée de Marx. Et c’est précisément l’absence de critique objective et concrète des limites et carences du marxisme, démontrées par la faillite historique, qui maintient les marxistes dans leur dogmatique aveuglement. Par suivisme de perroquet (causé par le fainéantisme de l’intelligence ou l’opportunisme élitaire), ils n’ont pas eu le courage intellectuel d’examiner les critiques anarchistes dont le marxisme fut l’objet dès son apparition. Ils ont, par conséquent, conservé le voile idéologique qui les a empêchés de regarder la réalité telle qu’elle est. D’où une théorie en porte-à-faux, d’autant plus aveugle qu’elle se prétendait « scientifique ». Ils ont voulu à tout prix que la réalité se conforme à leurs schémas, considérés les meilleurs. Mais la réalité leur a montré leur prétention. Voilà pourquoi les « progressistes » se sont révélés incapables de comprendre le phénomène « islamiste radical » comme conquête de l’hégémonie culturelle. Ils se sont généralement contenté à le dénoncer comme « obscurantiste » et « terroriste » sans comprendre que c’est là, précisément, la méthode fasciste d’opérer en vue de la conquête conséquente du pouvoir étatique. Et s’ils ont appréhendé cela, ils n’ont pas compris comment ces fascistes islamistes ont su « travailler les cœurs et les esprits » du peuple. Or, ces derniers ont démontré une capacité d’établir des rapports avec le peuple infiniment meilleure et productive par rapport aux « progressistes ». Un exemple entre tous : dans les bidonvilles et dans toute zone démunie de tout, là où survit la partie la plus opprimée du peuple, combien a-t-on vu et voit-on de militants « progressistes » par rapport aux militants islamistes ?

Que faire, alors ?

Ce que font les islamistes, autrement dit ce que recommandait Antonio Gramsci. Notons que son idée, très intelligente, à propos de la conquête de l’hégémonie culturelle comme condition pour parvenir à celle politique n’a été appréciée ni par le parti « communiste » italien d’alors, ni, bien entendu, par les autres partis « communistes », en premier lieu russe. On a vu de quelle lamentable manière ils ont payé leur mentalité politiste obsédée par la seule et primordiale conquête de l’État. La charrue mise avant les bœufs. Les anarchistes l’avaient expliqué à Marx, en vain. Lui, le « savant », le « docteur en philosophie » avait découvert le socialisme « scientifique », par conséquent toutes les critiques n’étaient que « utopiques », « petite-bourgeoises » « contre-révolutionnaires ».

Cependant, une personne avait compris l’importance de la théorie gramscienne de l’hégémonie. Devinez qui ?… Le fondateur du… fascisme, Mussolini. Il emprisonna à vie l’auteur de cette conception, en déclarant (je cite de mémoire) : « Il faut empêcher cette tête de penser ». Il semble, si ma mémoire est fidèle, que Staline et les dirigeants du parti communiste italien d’alors furent satisfaits de la neutralisation de cet homme dont la pensée dérangeait leurs schémas, tactique et stratégie.

Quel paradoxe !… Le chef fasciste s’est révélé plus intelligent que les chefs marxistes. Et, en Algérie, les islamistes fascisants se révèlent plus intelligents que les marxistes et autres « progressistes ».

Encore une information significative. À l’approche du nazisme, Wilhelm Reich analysa clairement la manière de ce mouvement pour conquérir l’hégémonie au sein du peuple, notamment la classe prolétarienne. En particulier, Reich signala les aspects fascistes et fascisants dans la culture populaire, notamment ouvrière. Résultat ?… Le parti « communiste » allemand l’expulsa du parti. On connaît la suite : le nazisme triompha selon les prévisions psycho-culturelles révélées par Reich.

Toutes ces considérations visent à expliquer que les « progressistes », d’inspiration marxiste ou « libérale » (c’est-à-dire « démocrates »), ont toujours eu le tort de privilégier le politique sur le culturel (ou idéologie). Obnubilés par la conquête du pouvoir de l’État (donc par la dimension politique, au sens strict), ils ont gravement négligé, pour ne pas dire mépriser, l’aspect culturel. C’est ainsi que, par exemple, leurs écrits sur l’éthique sont très rares, et, quand ils existent, sont ridicules (voir, par exemple, « Leur morale et la nôtre » de Trotski). Par contre, les anarchistes ont produit mieux sur ce thème, digne d’être connu et médité (voir notamment les écrits de Pierre Kropotkine).

Si l’on veut comprendre la méthode et sa logique, il faut donc lire et méditer ces textes anarchistes sur l’éthique, l’analyse gramscienne sur l’hégémonie, ainsi que les écrits de Wilhelm Reich, en premier lieu « La Psychologie de masse du fascisme ». On y trouve des ressemblances frappantes entre la manière des nazis pour conquérir l’hégémonie au sein du peuple, et celle des islamistes fascisants opérant dans le même but.

Obscurantisme clérical et obscurantisme laïc.

Voyons d’abord la situation dans le monde. Le danger n’est pas d’abord l’obscurantisme clérical, bien qu’il tente d’exister, notamment aux États-Unis et en Russie, mais l’obscurantisme infiniment plus pernicieux qu’est l’idéologie mercantiliste. Elle réduit tout, absolument tout à marchandise, y compris le corps humain, pour en tirer un profit. À cette fin, tous les moyens sont utilisés, en fonction des découvertes technologiques. Même les instruments qui semblent de socialisation (tels facebook, youtube, smartphones, tablettes, téléphone mobile, etc.) et de divertissement (télévision, cinéma, jeux vidéo, etc.) sont d’abord des moyens pour faire de l’argent, en réduisant les utilisateurs à marchandise et à moyen d’acquérir de la marchandise.

Venons à l’Algérie. En plus de l’obscurantisme mercantiliste, décrit ci-dessus (globalisation oblige), il y a l’obscurantisme clérical.

Il est donc urgent de se débarrasser de la funeste mentalité politique étatiste pagsiste (marxiste) et de ses œillères « théoriques ». Si le parti P.A.G.S a disparu, sa conception demeure vivace dans l’ « élite » intellectuelle. Il faut comprendre la nécessité d’accorder à la culture le rôle qu’elle a eu toujours dans l’évolution humaine, à savoir constituer un terrain de libre production pour l’émergence de la conscience sociale, laquelle produit l’action politique conséquente, comme expliqué dans la contribution précédente.

Les principaux théoriciens-militants anarchistes (Proudhon, Bakounine, Malatesta, Kropotkine) avaient compris cette nécessité. La preuve en est leur insistance sur la dimension sociale et globale du changement, et non pas sa limitation ou sa subordination, comme le préconisaient Marx et Engels (puis Lénine, Trotski) à la dimension prioritairement politique.

Dès lors, dans le monde comme en Algérie, il faut répondre aux adversaires qui agissent dans le domaine culturel sur le même terrain. Non par pour les imiter servilement, mais parce que leur démarche est correcte. Certes, pour ces islamistes totalitaires, l’action est facile. Il est plus aisé de pratiquer l’obscurantisme mercantiliste dans le monde, et l’obscurantisme clérical en Algérie. Tandis que, dans les deux cas, il est difficile de favoriser la conscience libre et solidaire. Ceci dit, à chaque époque historique, et partout, il fut plus facile à l’idéologie obscurantiste d’opérer par rapport à la culture émancipatrice. En cela, rien de nouveau sous le soleil.

Retour à l’autogestion.

Comme dans les époques passées, il reste aux détenteurs de savoir authentique d’inventer les moyens pour affronter de manière efficace l’idéologie rétrograde. Tout le problème est là. Avec cette différence : fini le recours au messianisme dogmatique du système complet « clé en main » et « prêt à penser » (genre libéralisme ou marxisme). Il faut trouver des solutions ouvertes, permettant la collaboration de toutes les têtes pensantes. Elles ne se réduisent pas aux intellectuels ; les travailleurs manuels, eux aussi, pensent, et parfois mieux que les docteurs d’université. Il faut également savoir que l’application pratique dépendra des conditions particulières concrètes de chaque peuple à une étape déterminée de son évolution.

À ce propos, les théories et pratiques autogestionnaires constituent une aide précieuse. Malheureusement, elles ont été étouffées par la double occultation capitaliste et marxiste. Cependant, le temps et l’histoire ont prononcé leur verdict. Il faut revenir, ou plutôt commencer à s’intéresser à l’autogestion. Non pas pour dogmatiquement la suivre, mais pour déterminer en quoi elle pourrait être instructive dans le présent, selon les situations concrètes spécifiques.

Pour revenir à l’Algérie, il faut cesser de considérer ce pays comme existant hors de la planète. Il fait partie de la mondialisation en cours. Les Frères Musulmans entrent totalement dans le plan impérialiste états-unien, malgré quelques incartades et les apparentes manifestations d’hostilité verbale envers le « Satan occidental ».

Amar Naït Messaoud écrit :

« Le Printemps arabe (…) a vu les objectifs de l'accès aux libertés et à la justice sociale remis en cause et accaparés par des mouvements islamistes, lesquels, par l'effet conjugués des grands appétits géostratégiques mondiaux, ont... »

D’accord. Mais, alors, dans cette situation, que fut le rôle des mouvements démocratiques et progressistes ? Comment expliquer leur faiblesse par rapport aux islamistes ?… Oui, on sait que les premiers ont été laminés par la répression étatique, couplée, en Algérie, par la répression terroriste.

Cependant, cette explication n’est pas exhaustive. D’autres mouvements ont été réprimés impitoyablement sans se laisser vaincre par des actions réactionnaires, telles les organisations révolutionnaires du passé, dans divers pays.

Nécessité de l’auto-critique.

Il faut donc ne pas considérer uniquement l’autre (et sa force), mais tout autant soi-même (et sa faiblesse). Tant que cet examen, auto-critique, ne sera pas fait, les mouvements conservateurs totalitaires auront le vent en poupe. Curieusement, il semble que ces derniers savent faire leur auto-critique, déceler leurs point faibles et leurs points forts. Expliquer leur force actuelle uniquement par le soutien de l’étranger (en argent), par la complicité d’une frange des détenteurs de l’État, et par l’aliénation du peuple, ne suffit pas. La vérité n’est-elle pas dans les faits suivants : leur capacité à disposer d’une vision organique, à s’organiser, à se solidariser, à influencer « les cœurs et les esprits » des opprimés, tandis que ces caractéristiques font défaut aux démocrates et progressistes ?… Bref, ces deniers ne manquent-ils pas gravement de méthode ? Et cette carence ne provient-elle pas d’une fixation dogmatique (de relent religieux) à des schémas passés qui ont démontré leur défaillance pratique ? Et n’est-ce pas celle-ci qui a porté à ignorer d’autres conceptions et expériences, telle celle autogestionnaire, pratiquée en Russie pré-bolchevique, en Espagne pré-franquiste et, actuellement, par exemple, au Chiapas mexicain, et dans le nord de la Syrie ?

Il faut donc trouver la méthode, la bonne ! (à suivre)

Publié sur Le Matin d'Algérie, le 5 décembre 2017

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

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Publié le 14 Février 2018

Cafés littéraires : multipliez-vous et fleurissez !

Problématique générale.

À ma connaissance, tous les changements sociaux fondamentaux intervenus dans le monde furent précédés, préparés et nourris par des changements d’ordre culturel, au sens le plus large.

À l’ouest, les philosophies « cynique », stoïcienne, épicurienne et sceptique ont joué un rôle certain dans l’élimination du système esclavagiste. L’idéologie chrétienne a beaucoup pris de ces philosophies en ce qui concerne l’attention accordée aux plus démunis, la fraternité universelle et la force d’affronter les dominateurs. Cet aspect égalitaire a favorisé l’irruption de révoltes paysannes dans les pays ayant adopté le christianisme, puis l’élimination du féodalisme au bénéfice du capitalisme.

À l’Est, en Chine, la philosophie taoïste a permis et nourri des révoltes paysannes contre les castes exploiteuses dominatrices impériales.

Sans s’élargir dans cet exposé historique, arrivons à des faits plus récents.

On sait qu’elle fut l’importance de la philosophie des Lumières dans l’accouchement de la Révolution française de 1789. On sait un peu moins combien l’apparition d’une culture progressiste, dans le bon sens du terme, a préparé la révolution prolétarienne russe (avant sa récupération par le bolchevisme). On sait encore moins (en Occident) le rôle décisif que joua l’avènement d’une culture moderne et progressiste dans le surgissement de la révolution populaire en Chine (avant sa récupération, là aussi, par le bolchevisme maoïste).

En Algérie, aussi, dans une mesure beaucoup moindre mais néanmoins pas négligeable, l’éveil d’une élite autochtone a donné naissance à un mouvement culturel qui prépara le déclenchement de la guerre de libération nationale.

Aujourd’hui, suite à la faillite, d’une part, du système capitaliste (quoique disent ses thuriféraires), et, d’autre part, du système marxiste incarné par les pays qui s’en réclamaient (quoiqu’en disent les nostalgiques d’un marxisme « encore vivant »), l’humanité est devant la nécessité de produire un mouvement culturel conséquent d’émancipation démocratique réelle, afin de parvenir à un changement social du même genre. Dans ce parcours, il n’est pas étonnant que des obstacles nombreux s’opposent à cet idéal, comme ce fut le cas envers tous les mouvements d’émancipation connus par l’humanité dans le passé.

Problématique algérienne.

Que l’on me permette de partir d’une expérience personnelle. Dans les années 1968-1972, j’avais créé le Théâtre de la Mer avec un but clair : qu’il devienne un noyau, une étincelle pour créer de nombreuses compagnies du même genre à travers le territoire national ; puis, que ces troupes deviennent des foyers de production culturelle contestatrice de la dictature militaire alors en place (1), avec l’espoir de contribuer à la création d’un mouvement culturel assez puissant pour permettre l’émergence d’une force sociale capable d’éliminer la dictature au profit d’une société réellement démocratique. Le rêve ne se réalisa pas. Non pas qu’il était utopique ; simplement, les conditions objectives et subjectives n’étaient pas présentes.

Il semble qu’aujourd’hui la naissance de cafés littéraires se place dans cette perspective de contribuer à l’émergence d’un mouvement culturel, en vue de favoriser un mouvement social de changement démocratique.

La caste étatique l’a compris, en s’y opposant par toutes sortes d’obstacles bureaucratiques, et d’interdictions à l'activité de ces cafés littéraires. Lesquels résistent tant bien que mal.

À ce point, une précision s’impose. Les cafés littéraires commettraient une erreur grave à vouloir remplacer une activité politique déficiente ou absente. Par là, ils démontreraient une incompréhension grave du rôle de la culture, en tant que telle, comme facteur de préparation d’un changement social démocratique.

Mésestimer la culture, ou la considérer comme secondaire, en vue du changement social, c’est commettre deux très graves erreurs.

En premier lieu, c’est ignorer la fonction historico-sociale de la culture. Elle est, comme mentionné auparavant, de préparer et favoriser l’émergence d’une conscience sociale apte à opérer le changement démocratique. Cette culture comprend philosophie, sciences dites humaines, poésie, nouvelle, roman, théâtre, cinéma, musique, etc., sans oublier la science en tant que telle (on sait la fondamentale influence dans le progrès humain qu’ont eu les découvertes de Galilée et de Darwin). Toutes les castes dominantes connaissent la fonction libératrice de ce genre de culture, puisqu’elles l’entravent de toutes les manières possibles, de l’interdiction d’une réunion jusqu’aux autodafés de libres, à l’emprisonnement et même l’assassinat.

Durant la « décennie sanglante », les islamistes radicaux, eux aussi, avaient compris cette fonction émancipatrice de la culture, puisque, après avoir visé les gens du pouvoir étatique, ensuite ils assassinaient des gens de culture, ainsi que des enseignants qui avaient le courage de continuer à maintenir l’existence d’écoles. C’est dire jusqu’où peut aller le fascisme, version cléricale. Quant à la caste étatique dominante, ce qu’elle assassine dans les écoles actuellement, c’est l’esprit ouvert, critique, capable de produire des citoyen-ne-s libres et solidaires.

Encore aujourd’hui, les Islamistes totalitaires savent comment employer le champ culturel pour préparer leur future hégémonie politique (voir Hebib Khalil). À propos de ce qu’il dit, j’estime plutot que ces personnes, au contraire de son affirmation, préparent l’irruption du parti politique qui leur convient. Pour cela, ils emploient le facteur temps et le moyen culture pour le créer. N’étant pas des autogestionnaires, il ont absolument besoin d’une organisation hiérarchique autoritaire pour transformer leur « culture » en action pratique institutionnelle. Pour cela, ils auront absolument besoin d’un parti politique (sinon quelque chose dans ce genre). Attention donc à ne pas considérer uniquement le temps présent ou l’immédiat court terme ; il faut, également, ne pas perdre de vue le moyen et le long terme.

La deuxième erreur consiste à vouloir sauter les étapes, à savoir vouloir opérer un changement social alors que n’existe pas le substrat culturel nécessaire à l’émergence de cette action sociale (on a compris la préférence accordée, ici, au « social » plutôt qu’au « politique », trop restrictif). On ne force pas la main à l’évolution historique et aux conditions qui assurent l’émergence d’une conscience sociale. Celle-ci, qu’on le veuille ou non, est tributaire d’une exigence précédente : une conception culturelle, au sens le plus large du terme. Quitte aux partis de jouer leur rôle, et, surtout, aux associations citoyennes d’opérer dans le champ politique.

Certes, la politique a une dimension culturelle ; de même, la culture a une dimension politique. Mais les deux ne se confondent pas. Les confondre, c’est tomber dans le totalitarisme. On en connaît les méfaits. Quand, par exemple, au temps de la dictature militaire de Boumediène, le P.A.G.S. (parti d’inspiration marxiste, alors dominant dans l’opposition) a caporalisé les gens de culture, nous avons constaté le résultat : l’abaissement de la production culturelle, devenue médiocre parce que mise au service d’une vision politique étriquée. Ce fut le jdanovisme version algérienne. Le P.A.G.S. ne faisait que suivre ce qui eut lieu dans tous les pays soumis au régime marxiste, à commencer par la Russie. La culture, auparavant florissante parce que critique (en dépit des gouvernants précédents), fut réduite, au nom du tristement « réalisme socialiste », à un embrigadement dont le résultat fut la médiocrité la plus servile. Soyons précis : cette régression ne commença pas avec Staline et son serviteur Jdanov, mais du vivant même de Lénine : rappelons-nous son jugement méprisant à l’encontre de Maiakovsky (qui finit par se suicider).

À l’époque actuelle, en Algérie, comme dans d’autres pays, ceux qui ont compris ce processus de la culture comme condition de changement politique sont les islamistes. Leur activisme religieux est leur culture. C’est ainsi qu’ils « gagnent les esprits et les cœurs », selon la formule consacrée, pour pouvoir obtenir leur soutien d’une manière générale, et, en particulier, leur vote électoral. À ce sujet, notons que la violence manifestée par les islamistes radicaux fut telle, durant la « décennie sanglante », qu’ils perdirent la majorité des « esprits et des cœurs ».

Même le nazisme dut, en partie, sa victoire, à une idéologie et à une « culture » précédente, faisant l’éloge du « Sur-Homme » et justifiant la réduction des « faibles » à l’esclavage (Nietzsche), du racisme et de l’antisémitisme.

Dès lors, aujourd’hui, en Algérie, il n’est pas saugrenu ni utopique de considérer les cafés littéraires comme un excellent moyen de faire naître et de diffuser une culture, dans le sens le plus général du terme, capable de constituer le terreau nécessaire pour une conscience sociale en mesure d’opérer un changement démocratique.

Peut importe l’adjectif « littéraire ». Il fait penser à une élite particulière, où le risque de l’égocentrisme, du nombrilisme et du carriérisme est à l’affût. L’essentiel est que dans le lieu (le « café ») se manifeste l’authentique culture, celle qui éveille les consciences à la liberté et à la solidarité d’une manière globale.

Pour y parvenir, il faudra du temps. Combien ? Nul ne le sait. Cette ignorance ne justifie aucun découragement, aucune résignation. Est-ce que les intellectuels du passé, cités au début de ce texte, savaient qu’ils assisteraient au changement social désiré ?… Pourtant, ils ont consenti tous leurs efforts pour favoriser son émergence. Même quand ils étaient certains de ne pas le voir.

Ajoutons ceci. Combien de personnes savent qu’au moment où une minorité de philosophes antiques dénonçaient l’esclavage, Platon et Aristote le considéraient comme un fait totalement « naturel » ?… Alors, aujourd’hui, pourquoi s’étonner si :

- dans le monde, dénoncer le capitalisme comme système inique est encore le fait d’une minorité, tandis que des « cerveaux » du genre Platon et Aristote le considèrent « naturel » et « indépassable » ?

- en Algérie, créer des cafés littéraires pour contribuer à l’émergence d’une conscience sociale démocratique, est vu comme activité dérisoire, face à un régime étatique considéré comme « inébranlable » ?

Les gouttes de pluie, si elles s’accumulent continuellement jusqu’à un certain point, peuvent provoquer une action efficace. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec les cafés littéraires ?

Le jour où, en Algérie, le nombre de cafés littéraires égalera le nombre de mosquées, le peuple algérien commencera à sortir de son aliénation culturelle. Alors, il songera à s’affranchir de son aliénation sociale. Cependant, que l’on ne se méprenne pas. Je n’oppose pas la culture à la religion, comme certains le font par méconnaissance de la réalité des faits. De la même manière qu’il y a une culture conservatrice totalitaire, en opposition à une culture progressiste libertaire, il y a une interprétation de la religion conservatrice totalitaire, en opposition avec une vision religieuse progressiste libertaire (notamment mysticisme et rationalisme, en l’occurrence dans l’Islam la vision sophiste et celle mu’tazilite, dans le Christianisme un Pierre Bayle, dans l’Hébraïsme un Maïmonide).

Certes ! Le chemin à parcourir est long, difficile et semé d’embûches de toutes sortes, la première étant l’hostilité de la caste étatique et de ses alliés en intérêts. Mais où donc ce chemin fut-il bref et facile ? Jusqu’à présent l’humanité fonctionne ainsi : chaque progrès réel décisif est payé au prix le plus cruel. Même l’Inde gandhienne n’y a pas échappé. Cependant, quel plaisir de contribuer à la liberté et à la solidarité sur cette planète ! C’est, déjà, être soi-même libre et solidaire.

Alors, vivent les cafés littéraires ! Qu’ils se multiplient et fleurissent, portant au peuple l’authentique printemps, le sien, réalisé par lui-même, sans chefs indigènes, ni manipulation étrangère !

_____

(1) Voir « Éthique et esthétique au théâtre et alentours », LIVRE 1. EN ZONE DE TEMPÊTES / PARTIE VII. LES ŒUFS DU PANIER / 1. Œufs cassés / 1.4. Mère stérile. Librement télé-déchargeable ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html

 

Publié sur Le Matin d'Algérie, le 29 novembre 2017

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

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Publié le 13 Février 2018

Indépendance, évolution, autogestion

Réponse à un lecteur

Suite à la contribution “Adresse à une minorité d’intellectuel-le-s algérien-ne-s », un lecteur, se présentant comme « Quelques questions de plus! », formule des demandes qui appellent des éclaircissements. Examinons-les en les rappelant.

1. « Est ce que une Kabylie indépendante aurait des chances d’évoluer comme les autres peuples du monde sur le plan collectif et individuelle.

Réponse.

D’abord, il faut convenir pour ce qu’on entend pas le terme « indépendant ». Beaucoup de pays sont indépendants, autrement dit ils disposent d’un territoire, d’un drapeau et d’institutions qui gèrent le pays.

Nous constatons que certains pays sont indépendants uniquement du point de vue formel. Ce sont tous les pays soumis à une domination impérialiste, sous une forme ou une autre. Quelques exemples. L’Arabie Saoudite est un pays indépendant ; dans quelle mesure l’est-elle par rapport à son protecteur militaire (et client pétrolier à prix convenu selon des accords connus), les États-Unis ? Israël est un pays indépendant. Dans quelle mesure l’est-il sans l’aide financière et militaire massive de la part des États-Unis ? L’Europe est constituée de pays indépendants. Dans quelle mesure le sont-ils alors que leur défense commune est assurée par l’OTAN dont le commandement appartient de « droit » et de fait aux États-Unis ? Considérons la Corée du Nord. Existerait-elle sans le soutien économique (et autre), notamment de la Chine ?

Ceci étant dit, considérons la Kabylie. Imaginons-la comme pays indépendant, selon la définition auparavant fournie. Dans quelle mesure une Kabylie indépendante pourrait-elle exister sans la « tutelle », autrement dit la domination, d’une puissance économico-militaire étrangère, donc impérialiste ?

2. « évoluer comme les autres peuples du monde sur le plan collectif et individuelle. »

Réponse.

Là, aussi, il faut s’entendre sur le mot « évoluer ». Si on entend par ce terme, devenir une nation économiquement développée, culturellement aussi, et dotée d’une armée, est-ce cela « évoluer » ?… Les États-Unis se sont proclamés depuis longtemps le « modèle » économique et politique de la planète : « démocratie » et « liberté » sont les mots-clés.

Est-on un pays démocratique quand seuls deux partis politiques sont au pouvoir, à tour de rôle ? Et que ces deux partis sont l’émanation d’une caste financière-industrielle-militaire, qui se partage les ressources naturelles du pays, et s’engraisse en plus-value par l’exploitation de la main-d’œuvre ? Et pour ne pas être exploité-e-s, les citoyen-ne-s ne doivent pas établir un système de gestion de leur société absolument égalitaire, libre et solidaire, autrement dit autogéré ?

Est-ce un pays de liberté, quand un malade n’a pas le droit aux soins médicaux s’il ne peut pas en payer le coût, un enfant n’a pas le droit d’accéder à l’école si ses parents ne disposent pas de l’argent pour payer la scolarité, un juif ou musulman ou athée n’a pas le droit de se présenter comme président de la nation ?

De ces points de vue, l’Europe occidentale est plus démocratique et plus libre que l’auto-proclamé « modèle » du monde.

Mais, aussi, en Europe occidentale, les droits acquis par les citoyen-ne-s en matière sociale, suite aux longues et sanglantes luttes populaires qui avaient débouché avec le Front Populaire de 1936, est-ce qu’on n’assiste pas à la remise en cause de ces acquis sociaux, à présent que le « spectre du communisme » s’est évanoui dans la lamentable fin qu’il a connue ?

Il reste certains pays scandinaves, tels la Finlande. C’est ce qu’il y a de moins… pire dans le monde actuel. N’y mettons pas la Suisse, parce que sa caste financière vit des vols de tous les capitalistes et dirigeants politiques corrompus de la planète.

Est-ce, enfin, « évoluer » quand cette planète se trouve gravement menacée par un changement climatique causé par la mauvaise gestion des ressources naturelles (dont les pays « évolués » sont les premiers responsables), par un amoncellement d’armes nucléaires, bactériologiques et chimiques (là, aussi, causés par les nations les plus « évoluées » de la planète, par les guerres dans des nations « tiers », alimentées par les responsables de ces mêmes nations « évoluées », par les famines, la faim, l’émigration clandestine et ses tragédies, etc. ? Est-ce cela « évoluer » ?

J’en viens à la Kabylie. Devenue indépendante, les citoyen-ne-s auront-ils/elles la liberté d’aller à l’école, de se soigner, de se loger sans dépendre de leurs conditions financières ? Pour ne pas être victimes de ressources financières insuffisantes, les citoyen-ne-s ne doivent-ils/elles pas ne pas être exploité-e-s économiquement, mais vivre dans une société où les ressources naturelles soient la propriété collective ? Pour y parvenir, ne doivent-ils/elles pas éliminer dans leur société toute forme de caste privilégiée ?

Parmi les indépendantistes de Kabylie, qui présentent les garanties certaines qu’une Kabylie indépendante n’accouchera pas d’une caste dominatrice sur le peuple de Kabylie, comme c’est le cas de tous les pays qui ont obtenu une indépendance symbolisée par un drapeau ? Enfin, pour une femme ou un travailleur de Kabylie, où est la différence entre le fait d’être dominé-e par une personne qui parle sa langue maternelle, soit de tradition et d’origine ethnique amazighe, ou ne le soit pas ?

Évidemment, le peuple de Kabylie, comme tout peuple de la planète, a le droit inaliénable à la reconnaissance de son identité linguistique, culturelle et historique. Cependant, comme tout peuple, il doit veiller à ne pas devenir victime, sous prétexte d’indépendance ou de légitime revendication culturelle, à tomber sous la domination d’une caste appartenant à son ethnie. À ce propos, l’histoire de l’indépendance algérienne n’est-elle pas une leçon suffisante ?

À la personne de Kabylie qui m’objecterait : « Mais, tu es arabe, tandis que nous sommes kabyles, donc c’est à nous seuls de penser à régler nos problèmes ! », voici ma réponse : « Avant de me définir par une identité ethnique quelconque, je me considère un citoyen du monde, faisant partie des dominé-e-s qui y souffrent. Par conséquent, je suis solidaire des dominé-e-s qui vivent en Kabylie, comme de celles et ceux qui vivent sur cette planète toute entière. La personne kabyle qui voudrait me séparer des dominé-e-s de Kabylie, sous prétexte d’identité ethnique différente, où est son intérêt sinon de viser à dominer elle-même ces Kabyles déjà asservi-e-s ? »

3. « - Je sais que tu n’es pas parfaitement d’accord avec les indépendantistes Kabyles. Mais tu trouves comme même une certaine force politique et conscience assez développée en Kabylie complètement différente de Sidi Belabas.

Parce que ne me dis pas que politiquement parlant à Sidi Belabas, la démocratie avance et gagne du terrain! Ce n’est pas vrai. C’est la théocratie c’est le fascisme qui avance. Je n’insulte pas nos frères de Sidi Belabas, parce que le même stratagème est implanté en Kabylie. Par la dictature Algérienne. »

Réponse.

Certes, le peuple kabyle a montré une capacité politique et une conscience citoyenne qui sont à saluer. Que ces capacités soient absentes à Sidi Belabbès, disons dans la composante linguistiquement arabophone de l’Algérie, cela est hélas ! Vrai. Cependant, le lecteur note que « C’est la théocratie c’est le fascisme qui avance (...) le même stratagème est implanté en Kabylie. »

Quoi en conclure sinon que le peuple de Kabylie et celui du reste de l’Algérie se trouvent dans la même barque, et que, par conséquent, ils doivent trouver comment agir de manière en même temps libre et solidaire ?

3. « Si tu aimes les Kabyles tant, pourquoi tu t’acharnes contre le MAK? C’est le seul représentant Kabyle sérieux qui a des objectifs claires. »

Réponse.

Ce que j’aime, c’est l’être humain exploité-e économiquement, dominé-e politiquement, aliéné-e idéologiquement, quelque soit son « ethnie » et le territoire où il vit sur cette planète.

Concernant le MAK, ayant constaté que certaines personnes s’en revendiquent, je me suis permis de m’adresser à ses dirigeants pour, précisément, connaître (et que les autres connaissent, et d’abord en Kabylie) clairement ses objectifs. À ce jour, à ma connaissance, la réponse n’est pas venue. Je vous prie donc, cher lecteur, d’écrire une contribution au Matin d’Algérie, pour exposer ce que vous considérez les « objectifs clairs » du MAK, en exposant le contenu de son programme politique et les actions concrètes principales de ses dirigeants.

4: « Est ce tu penses que les indépendantiste kabyles sont des extrémistes racistes? Ou c’est la peur de l’inconnu qui te dérange ? »

Réponse.

L’accusation d’ « extrémisme raciste » a été formulée, en Algérie comme en France, non pas contre les « indépendantistes kabyles », mais contre ceux d’entre eux qui se réclament du MAK. Il appartient aux dirigeants de cette organisation de démontrer le contraire. C’est une pratique normale, dans le monde entier, qu’une organisation qui se voit accusée de manière qui ne corresponde pas à la vérité de son programme et de ses actions, réponde et démontre l’infondé des accusations contre elle. Une organisation politique qui garde le silence autorise le doute légitime sur son idéologie et ses actes. Personnellement, je doute fort que le MAK soit une organisation qui vise à abolir l’exploitation économique, la domination politique et l’aliénation idéologique du peuple de Kabylie, autrement dit qu’elle ne vise pas à instaurer en Kabylie une nouvelle caste au détriment du peuple qu’elle prétend défendre et représenter. Que cette organisation démontre, par son programme et ses actions, qu’elle se conforme à l’abolition de toute caste dominatrice en Kabylie, y compris d’ethnie kabyle, et je serai le premier à défendre sa légitimité.

Quant à l’ « inconnu », il me dérange quand il y a absence de propositions intellectuellement tout-à-fait claires (à ne pas confondre avec des recettes dogmatiques toutes prêtes), et concrètement praticables, le tout au bénéfice du peuple dans sa grande majorité. Cette dernière exclut, évidemment, ses dominateurs-exploiteurs. À ce sujet, tous mes écrits visent à ouvrir, justement, un débat ; pour ma part, je suggère la conception autogestionnaire pour en examiner la pertinence.

5. « Les Kabyles ont levé leur propre drapeau, c’est vrai ce drapeau Kabyles est quelques chose qui nous différencie des Algériens, et nous avons lâché le drapeau Algérien. On l’a laissé pour des Tliba, Sadani, Naïma, Bouteflika,...et les autres. »

Réponse.

En Algérie, il n’y a pas que les personnes mentionnées ci-dessus. Il y a la majorité des citoyen-ne-s qui sont exclu-e-s de l’accès égalitaire aux ressources naturelles du pays, dont le vote est, selon les témoignages dignes de fois, trafiqué pour servir les gens au pouvoir, dont les droits syndicaux sont limités, dont le droit de quitter le pays est interdit, dont l’accès à une école, un logement, une santé et un travail convenables sont niés, etc., etc. Et ces exclu-e-s sont aussi bien en Kabylie que dans le reste du pays.

Quant au « drapeau », le meilleur drapeau n’est-il pas celui qui ne crée pas de frontières entre les peuples, lesquelles justifient la ségrégation et l’exclusion ?… Le meilleur drapeau n’est-il pas celui d’une humanité libre et solidaire ?… Certes, il faut tenir compte de la réalité nationale, mais il est nécessaire de l’insérer dans un horizon planétaire, surtout en cette phase de mondialisation capitaliste impérialiste. À l’appel « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous », voici le temps de dire : « Dominé-es de tous les pays, unissez-vous ! »

6. « Sans le sacrifice des meilleurs enfants Kabyles. »

Réponse.

Dans le reste du pays, depuis juillet 1962, le reste des Algérien-ne-s n’a-t-il consenti aucun sacrifice ? Aucun-e n’a été arrété-e, emprisonné-e, torturé-e, assassiné-e, « disparu-e » ? Aucune population de village n’a été massacrée ?… Doit-on tomber dans le compte des morts pour considérer les uns des morts à rappeler, et les autres à ne pas citer ? Où est la différence entre les victimes de la « décennie sanglante » et celles d’Alger (1989) et du « Mouvement Citoyen » du printemps de 2001 ? Puisque Sidi Bel-abbès a été évoqué, peut-on parler des victimes assassinées en Kabylie, pour la démocratie, sans rappeler les enseignantes égorgées dans un autobus, à Sidi Bel-abbès, pour avoir voulu aller fournir la culture à des enfants dans une école ?… Dans les deux cas, ne sommes-nous pas en présence de crimes niant la liberté, la solidarité, la démocratie et la culture ?

Élargissons le propos. Quand on évoque la guerre de libération nationale algérienne, doit-on oublier le sacrifice du peuple vietnamien qui, le premier, porta un coup décisif au colonialisme français, permettant ainsi au peuple algérien d’avoir encore plus de résolution et de méthode pour mener son propre combat libérateur anti-colonialiste ? Anecdote en passant. Quand mon oncle maternel, alors soldat dans l’armée coloniale française en Indochine, fut capturé par les patriotes vietminh, ils ne l’insultèrent pas ni l’assassinèrent ; ils lui expliquèrent avec patience qu’il s’était trompé d’ennemi, qu’il devait retourner en Algérie pour combattre et chasser de sa patrie le même colonialisme.

Qu’est-ce cela veut dire, appliqué dans l’Algérie actuelle ?… Si un Algérien linguistiquement arabophone manifeste de l’hostilité envers ses compatriotes kabyles, le Kabyle qui l’insulte et le méprise commet une grave erreur, car il tombe dans le piège des ennemis communs à ces deux Algériens. Au contraire, le Kabyle devrait expliquer à son compatriote linguistiquement arabe d’aller plutôt se libérer des personnes qui l’ont conditionné à voir comme adversaire le compatriote kabyle plutôt que ses propres dominateurs linguistiquement arabophones. Bref, tout ce qui tend à opposer Kabyles (ou Amazighes ») et « Arabes » (ou « Algériens) comme ethnie fait le jeu des dominateurs de ces deux composantes citoyennes, au détriment des dominés dans ces deux composantes.

Tout combat identitaire qui n’inclut pas intégralement la dimension économique (exploitation) et sociale (domination politique), ainsi que la solidarité entre tou-te- les dominé-es, quelque soit leur identité ethnique, est, par nature, raciste et fasciste, et ne sert que la caste de personnes qui le dirigent. Avant la deuxième boucherie mondiale, Hitler, Mussolini, l’empereur du Japon et les groupuscules qui les soutenaient dans le monde furent, ainsi, des racistes fascistes. À l’époque actuelle de mondialisation capitaliste, qui est la cause des flux migratoires, nous assistons de nouveau à l’apparition de ces organisations racistes fascistes. L’Algérie, hélas, a, elle aussi, ses tendances et organisations de ce genre. Elles sont l’ennemi du peuple, quelque soit l’identité ethnique de ce dernier.

Revenons au thème du sacrifice et élargissons complètement l’exposé. Peut-on oublier, dans le monde, le sacrifice pour la liberté authentique de millions d’êtres humains, depuis Spartacus, en « Occident », et les révoltés paysans, en « Orient » (Chine) ?

L’espèce humaine est unique, malgré les aspects spécifiques de ses divers peuples ! Et, en son sein, celles et ceux qui ont combattu et combattent pour la dignité humaine collective sont toutes et tous à respecter de la même manière. Les meilleur-e-s ont, certes, le mérite d’avoir donné et de continuer à donner l’exemple. Cela leur donne-ils/elles le droit de se vanter de leur spécifique sacrifice ?… Si tel est le cas, alors limitons-nous à Spartacus, pour la partie « occidentale » de la planète.

7.« Il faut être clair dans votre projet, d’autogestion. C’est trop vague. Vous manquez trop la cible. Ne jouez pas au ridicule comme le ministre le l’intérieur venu à Tizi Ouzou dire, nous devons prendre l’exemple de la démocratie Kabyle, pour faire avancer l’Algérie. L’autogestion en Kabylie n’est pas une solution pour l’Algérie, c’est très marginal comme champs d’action. Par rapport à ce que vous voulez qui est incompatible avec la réalité mondiale. On peut toujours débattre mais faites sortir vos idées. »

Réponse.

L’autogestion est, certes, «incompatible avec la réalité mondiale », puisque celle-ci est capitaliste.

Mais la revendication d’indépendance algérienne (ou d’autres pays) était-elle compatible avec la réalité mondiale de son époque ?… N’a-t-il pas fallu des luttes sanglantes pour y parvenir ?

Élargissons l’examen. Du temps de l’esclavagisme, puis du féodalisme (qui ont duré des siècles), les personnes qui appelaient à l’abolition de l’esclavage, puis du féodalisme, étaient-elles « compatibles avec la réalité mondiale » ?

Le capitalisme, lui, a un existence qui débuta seulement après les révolution anglaise puis française, soit environ deux siècles et demi. Bien entendu, si l’on voit ce système à l’auge de sa propre vie individuelle, certainement, il paraît durable. Mais si l’on place ce système dans l’évolution historique générale, à long terme, quel Prophète garantirait l’immortalité de ce système capitaliste ?

Certes, le marxisme a prétendu mettre fin au capitalisme pour instaurer le « communisme ». Nous avons vu les résultats. Mais, malheureusement, leur analyse impartiale et objective reste à faire. Car elle ne considère pas la conception autogestionnaire.

Venons donc à la clarifier brièvement.

Sous des appellations diverses (« anarchisme », « libertaire », « collectivisme », « communisme », « anarcho-syndicalisme » et autres), la conception autogestionnaire affirment quelques principes fondamentaux.

Pour fonctionner de manière harmonieuse, la société humaine doit assurer :

- un traitement égalitaire de ses membres, hommes et femmes, selon la règle : «  À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités » ;

- ce principe exclut l’exploitation économique de l’un par l’autre, au bénéfice de la coopération égalitaire entre tous les membres de la société ;

- afin d’assurer cette coopération solidaire, il faut exclure toute forme de domination politique de la majorité sur la minorité, pour établir un système où tous les membres de la société puissent exprimer leurs désirs et adopter leurs décisions, librement et solidairement ;

- pour parvenir à cette liberté solidaire, il faut mettre fin à toute forme d’aliénation des citoyen-ne-s, quelque soit sa forme.

La personne qui désire savoir ce qu’est réellement l’autogestion peut commencer par connaître les expériences les plus significatives : la Commune de Paris de 1871, les soviets russes de 1905 et surtout de 1917-1921, les collectivités espagnoles (1936-1939), l’autogestion ouvrière et paysanne yougoslave, et celle algérienne, ces deux dernières avant leur mise sous contrôle étatique. Il reste encore à élucider si la révolte des esclaves, représentés par Spartacus, ne fut pas, à sa manière et toute proportion gardée, une forme d’autogestion.

Cette très brève mais essentielle présentation suffit pour comprendre :

- que les formes d’autogestion qui existent en Kabylie sont simplement des aspects partiels, mais importants et à développer de ce qu’est l’autogestion sociale généralisée ;

- que l’autogestion a effectivement existé en Algérie, juste après l’indépendance, puis durant le « Mouvement Citoyen » de 2001 (qui n’est pas, répétons-le, kabyle, contrairement à la propagande officielle mais, aussi, à ce que déclare une certaine mouvance existant en Kabylie… Tiens ! Tiens ! Ils ont un point commun !) ;

- que l’autogestion ouvrière et paysanne n’a absolument rien à voir avec la prétendu « autogestion » décrétée par Ben Bella, ni avec les « réformes » décrétées par Boumédiène, ni avec son « soug alfellah »(marché de paysan), ni avec ses faillites économiques. Tout au contraire, les « décrets » de mars 1963, puis les réformes industrielles et agricoles de 1971 (la soit disant gestion « socialiste » des entreprises et la « réforme » agraire) avaient éliminé toute forme d’autogestion au profit d’un capitalisme étatique dont on connaît les résultats désastreux.

Ceci étant brièvement dit, j’invite toute personne intéressée par l’autogestion à chercher sur internet. Si elle y consacre la patience et l’attention nécessaires, elle finira par s’éclaircir convenablement les idées, sans nul besoin de « maître à penser », ni d’ « expert », ni de mes articles. Il suffit de savoir lire, de privilégier l’intérêt réel du peuple dominé et de réfléchir.

Amicalement au lecteur qui m’a interpellé.

Publié sur Le Matin d'Algérie, le 12 février 2018

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #PEUPLE-DEMOCRATIE

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Publié le 12 Février 2018

Syndicalisme autonome algérien dans l’éducation : Bachir Hakem, un syndicaliste au long cours

Bachir Hakem est un retraité de l’enseignement secondaire. Fruit de trois écoles: marocaine française et algérienne, et d'une expérience d'enseignement de 32 ans en Algérie dans l'éducation. Il fut professeur de mathématiques au lycée Lofti, à Oran, et fondateur de plusieurs syndicats autonomes. Dans cet interview, il nous informe sur son activité syndicale et sur les syndicats autonomes dans le secteur de l’éducation.

Syndicalement, tu es le fondateur de deux syndicats le SNAPEST et le CLA. Quelle est leur nature et leurs objectifs ?

Avant de parler d’objectifs, un peu d’historique est nécessaire. Les enseignants du secondaire ont toujours pensé à avoir leur propre syndicat, et cela depuis la grève de 1989 appelée par certains la grève du cartable, mais cela ne s’est pas concrétisé et l’UGTA a continué à gérer l’enseignement secondaire. Le malaise dans le secondaire a touché son sommet au début des années 2000, et à partir de là émergèrent des mouvements tel que celui du CNAPEST (coordination national autonome des professeurs de l’enseignement secondaire et technique, devenu plus tard conseil) et du CLA (coordination des lycées d’Alger devenu plus tard conseil), ces deux mouvements réussirent à mobiliser en 2003 plus de 99% des enseignants du secondaire autour de 3 revendications :

  • Augmentation des salaires à 100% pour tous les enseignants du secondaire,

  • Élaboration d’un nouveau statut des travailleurs de l’éducation,

  • Retraite après 25 ans de service.

Le CNAPEST était dirigé à l’époque par Monsieur Méziane Mériane et le CLA par feu Monsieur Rédouane Osmane. Ce n’est qu’à partir de là que le CNAPEST et CLA pensèrent à créer des organisations syndicales pour défendre les enseignants du Secondaire.

A la fin de la grève de 2003 des divergences entre le bureau de wilaya d’Oran et les membres du bureau national du CNAPEST, obligèrent, en 2005, 95% des membres du bureau de wilaya d’Oran à démissionner du CNAPEST, il furent rejoints par Mériane Méziane et un groupe de l’EST qui décidèrent ensemble de créer une organisation syndicale indépendante le SNAPEST. Feu Osmane Redouane, à son tour, pensa à un syndicat national qu’il appela conseil des lycées d’Algérie, mais malheureusement il décéda le 15 décembre 2007, et cette année là le CNAPEST et le SNAPEST eurent leur récépissé d’enregistrement et furent des syndicats légaux. D’autres syndicalistes démissionnèrent du SNAPEST et du CNAPEST dont je fais partie, déçus par les syndicats ou ne partageant pas leurs méthodes ou leur idéologie. Ayant été enseignant de mathématiques de l’un des plus grands lycées d’Oran, et poussé par plusieurs enseignants du secondaire d’Oran ainsi que d’autres wilayas, nous décidâmes de créer un troisième syndicat à l’époque du secondaire. Nous contactâmes l’organisation CLA d’Alger, qui n’hésita pas à rejoindre notre demande ainsi qu’un groupe d’enseignant d’Oum El Bouaghi et de Béjaïa. Par respect à feu Osmane Rédouane et pour remémorer ce grand syndicaliste, nous décidâmes de garder le même sigle CLA, mais pour avoir droit au récépissé d’enregistrement, nous dûmes changer l’appellation en CELA (conseil des enseignants des lycées d’Algérie) suite aux réserves du ministère du Travail. Nous gardâmes pour la presse le nom CLA.

Pour les objectifs de tous les syndicats corporatifs comme le CLA, c’est la défense de l’enseignant du secondaire. Tous les syndicats ont généralement une plateforme de revendications pour l’éducation autour de 5 points : Salaire, Primes, Statut particulier, Œuvres sociales, Retraite.

Quelle fut la procédure de ces deux fondations, je veux dire fut-elle autonome, libre et solidaire, autogestionnaire ?

D’abord le mot autonome prête souvent à confusion, il veut tout simplement dire organisation indépendante de toute idéologie, parti politique, de l’État, et dont la gestion est faite par le syndicat lui-même. C'est-à-dire principalement avec les cotisations des adhérents ou la subvention annuelle de l’État qui ne dépasse pas les 100.000 DA.

De ces deux syndicats, quels sont les aspects positifs et, éventuellement, les aspects négatifs ou qui ont présenté des difficultés parmi les travailleurs ?

Les aspects positifs de ces deux syndicats sont nombreux. Parmi eux :

  • L’indépendance des organisations vis-à-vis de l’ État,

  • L’auto-gérance, la liberté et la solidarité,

  • Rendre la dignité à l’enseignant,

  • Les réponses aux revendications de 2003, à part celle de la retraite, sont aujourd’hui dépassées,

  • L’UGTA (1) a disparu dans la représentativité au niveau du secondaire,

  • Les œuvres sociales ne sont plus gérées uniquement par l’UGTA,

  • Seuls les syndicats autonomes contrôlent le secteur de l’éducation.

Les aspects négatifs sont aussi énormes :

  • La division du pouvoir de force des syndicats de l’éducation. La multitude de syndicats dans le même secteur a créé, pour les mêmes revendications, des actions dispersées, de là une diminution des forces.

  • Le côté idéologique est en train de rattraper indirectement et rapidement les syndicats de l’éducation. Nous assistons, dans certains syndicats, à des récupérations partisanes indirectes.

  • La revendication de méthode de gérance des œuvres sociales continue de diviser les syndicats autonomes.

  • Les leaderships font des ravages entre les syndicalistes ; ils les poussent à surenchérir dans les revendications ou dans leurs actions pour prendre le monopole de la représentativité.

  • Le manque de vraie solidarité syndicale à l’intérieur des établissements scolaires ou un combat violent existe entre les syndicalistes en l’absence d’éthique syndicale ce qui arrange la tutelle.

Selon toi, comment remédier à ces problèmes ?

D’abord, il faut savoir que les vrais syndicalistes se font de plus en rares, et que le manque de formation dans ce domaine a boosté le leadership par rapport au travail syndical. Aujourd’hui nous avons beaucoup plus affaires à des militants formés pour faire des grèves. Pour y remédier, nous devons former ces militants pour en faire des syndicalistes et une fusion de certains syndicats est nécessaire.

Les rivalités syndicales divisent les actions pour les mêmes revendications.

Quelles en sont les causes ?

La course vers la représentativité nationale (20%) pousse les syndicats à surenchérir l’action pour gagner la sympathie des enseignants, ou, dans certains cas, pour montrer l’unicité de représentativité dans le corps, ou pour des aspects idéologiques, ou tout simplement pour casser l’action d’une autre organisation.

Quels sont les aspects de l’éthique syndicale ?

Les aspects de cette éthique syndicale sont :

  • la solidarité entre syndicats,

  • le soutien de tout syndicat victime de l’instrumentalisation de la justice ou du licenciement abusif d’un de ses adhérents,

  • la non ingérence dans les affaires internes d’un syndicat,

  • la non dénonciation de toutes actions syndicales,

  • condamner toutes actions visant à casser une grève syndicale,

  • chercher à unifier toutes les actions pour les mêmes revendications.

Il faut, cependant, signaler la création de poste de mise à la disponibilité aux syndicats pour casser l’esprit militant syndicaliste et multiplier les opportunistes dans les organisations.

Comment éviter cette action ?

La mise en disponibilité aux syndicats est le moyen ingénieux trouvé par les autorités pour diminuer le nombre de militants et augmenter le nombre d’opportunistes.

Pour éviter cette action, il faut amener l’organisation, si elle veut avoir droit à des militants mis spécialement à la disponibilité du syndicat, à financer elle-même le salaire de ce cadre syndical, alors, en l’espace d’une année, on verra le nombre des opportunistes se compter sur le bout des doigts.

Comment les autorités officielles, étatiques et/ou de l’entreprise, ont réagi ?

Les autorités étatiques ont réagi négativement en rendant la délivrance du récépissé d’enregistrement presque impossible malgré les conventions internationales que l’Algérie a signé.

Les autorités officielles choisissent de travailler ou de faciliter la tâche aux syndicats ayant signé la charte d’éthique de l’éducation, ou de faire appel à l’UGTA, qui n’est pas représentative dans l’éducation, ou aux syndicats « maison », pour dénoncer toutes actions d’un syndicat autonome. Ces autorités ont opté pour la ponction sur salaire des grévistes, sans faire appel à un calendrier, pour affamer les grévistes. Elles ont, aussi, choisi d’instrumentaliser la justice pour interdire la grève, ou de présenter des vacataires pour remplacer les grévistes, ou tout simplement licencier les grévistes.

Les autorités officielles veulent rendre la grève impossible ou tout simplement l’interdire, et la lecture du futur code du travail le confirme.

Comment avez-vous affronté ces réactions des autorités ?

Nous essayons de surmonter cela par la création d’un rapport de force, et cela ne peut être possible que si les syndicats oublient leurs rivalités personnelles ou syndicales, car les revendications à 90% sont les mêmes. Les autorités ont compris que pour diminuer en leur faveur le rapport de force, seule la division entre syndicats pourra mettre fin à celui-ci, et, ainsi, nous assistons à la création d’une multitude de syndicats autonomes dans l’éducation pour un même corps.

Est-ce que cela veut dire que les autorités étatiques ont créé des syndicats faussement autonomes, autrement dit des syndicats « harkis », pour affaiblir les syndicats réellement autonomes ?… Dans ce cas, comment ce problème est affronté ?

Nous n’irons pas jusqu’à parler de syndicat « harkis », car certains syndicats ont été créés par les autorités étatiques pour diminuer la force de certains syndicats autonomes, mais à l’insu de certains fondateurs. Nous voyons émerger des syndicats qui portent le même sigle, l’un reconnu par les autorités, l’autre non. Et dès qu’une organisation syndicale dérange ou atteint la ligne rouge, les autorités étatiques font appel à un redressement ou à la création d’un syndicat qu’on appelle « clone ». Ces syndicats clones ne représentent aujourd’hui qu’eux-mêmes et n’ont aucune force, ils participent à cautionner certaines décisions étatiques ou à dénoncer certaines actions syndicales.

Après ta retraite en septembre 2017, tu m’as dit qu’un grand nombre de retraités te sollicitent pour créer un syndicat spécialement pour eux. Quelle était l’activité professionnelle de ces retraités ?

Les retraités en Algérie sont nombreux et n’ont pas de vrais syndicats propres à eux. Ils ont le droit d’adhérer à certains syndicats suivant les statuts, mais ils sont absents dans les bureaux nationaux de ces derniers et n’ont jamais été pris en charge.

Nous sommes dans l’éducation, donc on a pensé à créer un syndicat de l’éducation qu’on envisage d’appeler SAREN (Syndicat Autonome des Retraités de l’Éducation Nationale) en attendant les assises. Il regroupera tous les retraités de ce secteur.

Pour quel motif veulent-ils un syndicat ?

Le motif essentiel est le pouvoir d’achat du retraité. Au fur et à mesure que le temps passe, sa pension augmente beaucoup moins que l’inflation, à tel point qu’on voit aujourd’hui des anciens cadres de l’éducation mendier. Lorsque les salaires augmentent, leur pension stagne ou progresse dix fois moins vite. Ajouter à cela qu’ils sont privés de certains droits au niveau des œuvres sociales auxquels ils pouvaient accéder.

Pourquoi, à cet effet, s’adressent-ils à toi et ne constituent pas eux-mêmes leur syndicat ?

Ils ne s’adressent pas spécialement à moi mais à un groupe d’anciens syndicalistes aujourd’hui retraités qui ont senti la nécessité d’avoir leur propre syndicat. Car ces syndicalistes pouvaient, dans leur propre syndicat, créer une section des retraités mais son apport de force serait insuffisant.

Comment envisages-tu, ou envisagez-vous, de créer ce syndicat, je veux dire sous quelle forme, autogérée ou autre ?

Ce sera, je l’espère, un syndicat autonome comme le sont les autres syndicats, mais qui se consacrera uniquement aux retraités, comme ils en existent partout dans le monde. Aujourd’hui, seule l’UGTA a une fédération des retraités, mais elle n’a pas fait grande chose, la preuve en est que certains anciens cadres retraités sont dans la misère, d’où l’utilité de notre syndicat.

Pour quelles raisons, ce choix ?

Ces syndicalistes pouvaient dans leur propre syndicat créer une section des retraités mais son apport de force serait insuffisant, et il serait dans la division des retraités.

Tu viens de lancer le SAREN, syndicat autonome des retraités de l'éducation nationale dont les assises se feront bientôt. Sous quelle forme s’est constitué ce syndicat ?

Il s’est constitué à partir de la base et d’expérience syndicale. Nous tâcherons de confectionner un syndicat à partir des communes qui remplaceront les établissements pour que ces dernières soient représentées dans leur wilaya et par la suite au niveau national.

_____

(1) Pour qui l’ignore, l’Union Générale des Travailleurs Algériens est le syndicat étatique qui détenait le monopole de l’activité, plus exactement de l’encadrement syndical des travailleurs.

Quels sont ses buts ?

- Défendre les intérêts matériels et moraux des travailleurs, améliorer leurs conditions de vie, répondre aux tentatives d'abus et d'exploitation.

- Protéger la vie des retraités, améliorer le pouvoir d'achat des retraités et assurer une répartition équitable du revenu national.

- Préserver les acquis sociaux des travailleurs et des retraités, et s'efforcer de fournir davantage.

- Demander pour les retraités au niveau national de construire une société juste fondée sur les valeurs de l'interdépendance économique et sociale.

- Renforcer les liens de solidarité entre les retraités à travers un travail conjoint entre les syndicats nationaux, algériens, africains et internationaux.

- Prendre soin des besoins de vie des retraités et retraitées, de leurs familles et des travailleurs, dans le domaine social et économique : résidentiel, santé, consommation et loisirs.

- Prendre soin des retraités et défendre leurs droits physiques, sanitaires et sociaux.

- Prendre soin des femmes à la retraite, et les protéger contre toute forme de violence, d'exploitation et de harcèlement de toutes sortes, quelles que soient leurs sources. Maintien des droits de maternité et d’éducation des enfants.

- Combattre toutes les formes d'exploitation qui affectent les retraités et les retraitées.

- Travailler pour atteindre une stabilité globale pour les retraités et retraitées sur les règles de justice et d'équité.

Qui en sont les membres ?

La plupart des représentants sont des figures connues sur la scène nationale et internationale. Jusqu’à ce jour, nous avons réussi à avoir 20 wilayas.

D’une manière générale, que penses-tu de l’existence, en Algérie, de syndicats autonomes ?

Là, tu me poses une question qui peut avoir deux réponses tout à fait opposées : l’une positive et l’autre négative.

La positive :

  • Leur existence sert à enlever le monopole de représentativité que ce soit celle de l’UGTA ou d’un autre syndicat non réellement représentatif.

  • Une augmentation des salaires phénoménale de plus de 300% mais, cependant, très insuffisante par rapport au pouvoir d’achat.

  • Délivrance de la gérance des œuvres sociales à un seul syndicat autonome ou non.

  • Élaboration d’un nouveau statut particulier de l’éducation, et préparation d’un autre qui corrigera, je l’espère, les imperfections.

La négative :

  • Division du rapport de force syndicale.

  • Rivalités syndicales au lieu de leur complémentarité.

  • Un grand nombre de syndicalistes opportunistes et non intègres.

  • Problème de leadership aussi bien entre syndicat qu’à l’intérieur du même syndicat.

  • Fausse image de l’Algérie en tant que pays des libertés syndicales à travers de la multitude de syndicats.

Ces syndicats autonomes fonctionnent-ils réellement de manière démocratique, autrement dit autogérée ?

Je ne peux répondre à cette question que pour le SNAPEST lorsque j’étais trésorier de ce syndicat, et le CLA lorsque j’étais son porte-parole. Pour ce qui de la question démocratique, je peux te dire que toutes les décisions décisives ou de déclenchement de grève ne se font qu’à partir d’un conseil national, et aucun membre des bureaux nationaux ne peut prendre la décision seul de déclencher ou d’arrêter une grève.

Ces syndicats fonctionnent essentiellement par les cotisations des adhérents, donc ils sont autogérés.

Quel est le type de solidarité entre eux, est-elle de type corporatiste et/ou nationale ?

Ces syndicats sont corporatistes, et, donc, ils ne sont pas encore arrivés à une solidarité en dehors de leur corps, mais la création du front syndical essaie de généraliser la solidarité dans la fonction publique.

Quelles sont les difficultés, d’une part, internes (problème de recrutement, de fonctionnement, de leadership, etc.) et, d’autre part, externes (hostilité des directions des entreprises, publiques ou privées, ou des administrateurs étatiques) ?

La difficulté réside dans le fait qu’on n’a pas de véritables militants syndicaux, mais beaucoup plus d’adhérents qui ne cherchent que leurs intérêts sociaux, ainsi ils migrent d’un syndicat à un autre. Dans le CLA, on a élaboré une plate-forme de revendications sur laquelle on a voulu recruter les adhérents et les militants, mais la culture syndicale en Algérie ne s’y prête pas beaucoup, car il suffit d’une bonne déclaration à la télé ou une surenchère syndicale ou un intérêt personnel pour voir le nombre d’adhérents augmenter sans tenir compte ni des convictions du syndicat ni de sa plate-forme de revendications.

Il y a donc tout un travail de conscientisation qui doit être fait auprès des travailleurs, afin qu’ils se rendent compte où sont leurs intérêts réels, d’une part, en tant que travailleurs, et, d’autre part, de savoir quels sont leurs véritables représentants. Selon toi, ce travail est-il possible et comment ?… En particulier, est-ce que existent des rencontres ou des stages de formation à la conscience syndicale dans le sens correct du terme ? Si non, pourquoi ?

Ce travail est impossible pour diverses raisons :

  • Moyens financiers presque inexistants pour certains syndicats autonomes qui s’autogèrent par les finances des cotisations des adhérents.

  • Politiques : refus d’autoriser toutes manifestations formatrices (séminaires, colloques, congrès…) venant de l’étranger dans le cadre des échanges internationaux entre organisations par les autorités.

  • Manques de locaux aptes à organiser ces formations ainsi que la prise en charge totale des formateurs et des formés.

  • Le manqué d’intérêts de la part des travailleurs.

Pour les stages à l’étranger, cela est, aussi, impossible car les syndicats n’ont pas les moyens de payer la billetterie. Seuls quelques militants, en employant leur propres moyens, peuvent participer.

Ce n’est pas les stages qui manquent, et, généralement, pour participer dans la plupart du temps on exige le payement de la billetterie. Alors, que faire lorsqu’on a un stage de trois jours à Caracas ou à Montréal ?

Enfin, quelle forme de solidarité syndicale existe au niveau nord-africain, méditerranéen et international ?

Nous aspirons à une solidarité maghrébine, mais qui ne peut se faire pour des raisons purement politiques, ou de décisions qui doivent être prises à la base. Pour le moment, des relations existent à travers l’adhésion du CLA au Forum Social Maghrébin, ou à travers les échanges entre les syndicats maghrébins.

En ce qui concerne la solidarité nord-africaine, méditerranéenne et internationale, le problème est le même que celle du Maghreb, mais on a réussi à organiser un sit-in devant le consulat de France à Oran en 2013, à l’occasion de la présentation d’un syndicaliste français de la CNT devant la justice. Et j’ai participé, en novembre 2017, à l’occasion du colloque de la CGT à Marseille, à un sit-in devant la bourse du travail pour la Palestine.

Le CLA, membre du FSM (Fédération Syndicale Mondiale) a tenté en vain de participer à l’organisation du 18ème congrès de la FISE (Fédération Internationale des Syndicats de l’Éducation), prévu en fin août 2017, à cause des autorisations non délivrées par le ministère de l’éducation. Aujourd’hui, ce congrès a été déplacé au Mexique en mars, et les grands perdants sont l’Algérie et l’éducation. La Tunisie et le Maroc organisent régulièrement des manifestations syndicales internationales sous l’égide de l’UE ou grâce aux facilités créées par leur État, pour aussi bien développer leur tourisme que connaître les réalités syndicales des autres pays, et marquer le point sur les libertés syndicales de ces deux pays. Nous avons aussi demandé à organiser le Forum Social aussi bien mondial que maghrébin, vues les relations qui nous lient aux organisations fondatrices de ces forums qui font le tour du monde : Maroc, Tunisie, Canada, Afrique du Sud, Amérique Latine.

Propos recueillis par Kadour Naïmi.

Un complément d’information est disponible dans deux articles de Bachir Hakem, parus ici : http://www.lematindalgerie.com/cherchons-ses-causes-et-ses-vraies-responsables

et http://www.elwatan.com/contributions/la-greve-illimitee-une-mode-specialement-algerienne-ses-causes-et-ses-vrais-responsables-09-02-2018-362217_120.php

Publié sur Le Matin d'Algérie, le 10 février 2018

 

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #PEUPLE-DEMOCRATIE

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Publié le 8 Février 2018

Des jeunes qui font le volontariat en Kabylie.

Des jeunes qui font le volontariat en Kabylie.

Dans le Matin d’Algérie, Chérif Ali vient de dresser un tableau on ne peut plus clair et significatif sur la nature et la situation des partis politiques algériens, notamment ceux dits d’opposition « démocratique ». En outre, on vient d’apprendre que des militants d’un parti (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie) démissionnent, en formulant les reproches qui caractérisent tout parti politique : manque de démocratie en son sein, impossibilité d’y manifester une opinion libre, etc.

Cependant, on remarque, sauf erreur de ma part, qu’aucune critique, quoique pertinente de ces partis, ne propose une solution alternative fondamentale. Pour ma part, j’ai publié une analyse générale sur la fonction de ces mêmes partis, et proposé une solution : la création du Mouvement Pour l’Autogestion. À l’évidence, à ma connaissance, personne ne semble y croire parmi les personnes qui réfléchissent et écrivent sur la situation sociale algérienne.

Pourtant, la création d’un tel mouvement social pour l’autogestion, comme but, et qui fonctionnerait, également, de manière autogérée, donc comme moyen, n’est-il pas l’une sinon la seule solution que la raison et la logique proposent, si, vraiment, on a le souci du peuple ?

Que l’on présente les arguments pour rejeter une telle option comme irréalisable !… Évidemment, il n’est pas question de voir une majorité de l’ « élite » et des citoyen-ne-s croire et adopter la voie autogestionnaire comme forme de gestion de la société en général. Parce que la mentalité hiérarchique et autoritaire est, encore, largement dominante.

Mais pourquoi n’existe pas même une minorité, pas même une toute petite minorité qui parle et revendique l’utilité et la nécessité de créer un mouvement pour l’autogestion sociale en Algérie ? D’essayer cette solution ? Ou, tout en moins, en débattre ?

Il est vrai que la conception, l’esprit autogestionnaire n’ont jamais brillé dans les cerveaux de l’élite algérienne. Elle était et reste dépendante des « élites » de presque la planète entière, à quelques exceptions près, qui sont dépendantes d’une mentalité autoritaire et hiérarchique, justifiée par de « bonnes » intentions soit disant en faveur du peuple. Nous constatons leurs lamentables résultats pour... le peuple, mais pas pour les... « élites » qui, elles, jouissent de privilèges confortables.

En Algérie, l’autogestion s’est manifestée uniquement dans les esprits du peuple dominé et exploité. Je l’ai dit et je le répète : ce fut le cas suite à la fuite des patrons coloniaux, juste après l’indépendance, et lors de ce qui s’appela « Mouvement Citoyen » du printemps de 2001. J’ai évoqué l’importance socio-historique de ces deux mouvements autogestionnaires algériens, au point d’avoir influencé la vie et la pensée d’un intellectuel des États-Unis. Mais où sont les intellectuel-le-s algérien-ne-s qui revendiquent, aujourd’hui, l’importance, encore actuelle, de ces deux mouvements ?

Il semble que ces deux mouvements n’ont pas d’importance significative, du moins actuelle, aux yeux de l’ « élite » algérienne, y compris la plus « démocratique » et la plus « progressiste ». Étant donné qu’elle est de mentalité hiérarchique autoritaire, il n’y a pas à s’en étonner.

Elle écrit sur l’histoire de l’Algérie, dénonce à juste titre les innombrables occultations et déformations, mais n’écrit rien ou presque sur toute conception autogestionnaire algérienne. Qui, par exemple, connaît Mohamed Saïl, sa pensée et son action, à part l’association qui en a commémoré la mémoire dans le... village de Taourirt, en Kabylie ?

Mais, répétons-le, au sein de l’ « élite » algérienne, pourquoi n’existe pas même une toute petite minorité qui daigne s’intéresser à l’importance réelle de la conception autogestionnaire, pour examiner sa pertinence, aujourd’hui, en vue d’un changement social réellement significatif en Algérie, en faveur du peuple ? Pourquoi pas même un débat sur ce thème ? Encore une fois, rappelons-le. Concernant l’autogestion, j’avais pris la peine de poser la question à une personnalité politique qui s’est récemment distinguée par ses appels au peuple pour un changement social réel dans le pays, Monsieur Noureddine Boukrouh. Sans obtenir de réponse publique, pas même une phrase.

Il est vrai que pour s’intéresser à la conception autogestionnaire, non seulement passée et récente en Algérie, non seulement algérienne mais de part le monde, non seulement des pays « développés » dominateurs, mais également dans ceux dominés (par exemple au Chiapas mexicain et au syrien Rojava), il est indispensable d’avoir le courage intellectuel et la force éthique de se débarrasser de ses propres convictions, en se rendant compte que la pratique en a montré l’inconsistance et l’impasse, pour s’intéresser à l’histoire et à la nature de l’autogestion en tant que système social alternatif.

Il est vrai que la conception autogestionnaire, contrairement à d’autres doctrines (« libérale », marxiste, cléricale) a un double inconvénient : d’une part, elle ne se contente pas de mettre à disposition un « système » de recettes qu’il suffit d’appliquer ; d’autre part, cette conception s’oppose totalement à la mentalité hiérarchique autoritaire dominante.

Au contraire, la conception autogestionnaire exige de réfléchir par soi-même aux solutions, implique de les concevoir uniquement comme propositions à vérifier collectivement, se présente comme une expérimentation continue (donc sujette à talonnements et erreurs, conformément à la démarche réellement scientifique empirique), réclame la participation du maximum de personnes, et sans « chefs suprêmes » et inamovibles, mais seulement des citoyen-ne-s librement associé-e-s de manière solidaire, tou-te-s susceptibles ou apprenant à représenter une partie de la collectivité, à tour de rôle. Quel « casse-tête » pour les mentalités qui ont sucé le « lait maternel-paternel » de l’Autorité hiérarchique, successivement dans la famille, au « catéchisme » religieux, à l’école et dans le parti « révolutionnaire » ou « démocratique » !

Alors, qui démontrera que la création d’un mouvement pour l’autogestion sociale est inutile, parce que archaïque sinon impraticable en Algérie ?

Et qui, au contraire, affirmera, au moins, la nécessité de réfléchir à cette conception, tout en sachant les difficultés qu’elle rencontrerait, mais, également, les possibilités qu’elle offrirait ?… Et que les personnes qui ne disposent pas de licence ou de doctorats universitaires n’y trouvent pas l’excuse de se dispenser de ce travail d’études et de réflexion. L’auteur du célèbre chant l’ « Internationale » était un ouvrier cordonnier ; le théoricien et praticien d’une forme d’autogestion passée (qui utilisa, le premier, le terme « anarchiste ») fut également un travailleur manuel : Pierre-Joseph Proudhon. Sans parler des autodidactes qui se sont distingués dans le mouvement d’émancipation de l’humanité.

Mais voilà le hic : il est certain que les personnes qui voudraient s’occuper de ce travail sur l’autogestion ne bénéficieront pas de « subsides » officielles, ni de « gloire » médiatique, algérienne ou étrangère. Leur seule reconnaissance viendra de celles et ceux qui souffrent du manque de légitimes droits citoyens à auto-gérer la société dont ils-elles font partie, car l’hétéro-gestion, quelque soit sa forme, montre ses carences partout dans le monde, du moins à qui sait voir sans préjugés opportuns.

 

Publié dans Le Matin d'Algérie, 8 février 2018.

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #AUTOGESTION

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Publié le 4 Février 2018

David Porter en 1973.

David Porter en 1973.

David Porter, retraité depuis 2006, exerça à l’Université de l’État de New York pendant quarante ans comme professeur de sciences politiques et d’histoire, y compris l’histoire de l’Algérie contemporaine. Il est l’auteur de deux ouvrages, présentés dans Le Matin d’Algérie, « Vision on Fire » et « Eyes to the South », ainsi que de nombreux articles sur l’Algérie et l’anarchisme. La présente interview fournit des détails sur son parcours intellectuel et existentiel.

 

1. Comment avez-vous connu l'Algérie?

Après quatre années comme étudiant aux États-Unis, en 1961 je suis allé à Paris pour étudier à l’Institut d’Études Politiques. Là, tandis que les cours me renseignaient surtout sur la nouvelle Cinquième République et les réalités socio-économiques en Afrique, mon éducation la plus valable était non institutionnelle : lectures d’une large variété de la presse française, conversations avec des étudiants français, présence à divers meetings publics, observations de la lourde présence de la police française, et participation à une manifestation de rue réprimée en novembre 1961. Aux U.S.A., j’avais lu des compte-rendus de médias au sujet du combat de libération algérien, mais, une fois à Paris, je me sentais entouré par la réalité du colonialisme français et ses implications en France. Ma marche de rue en novembre au centre de Paris contre l’O.A.S. eut lieu seulement un mois après l’horrible massacre d’Algériens par la police, du 17 octobre. La répression française en cours contre les Algériens dans les deux pays, France et Algérie, fut, à cette époque, mon apprentissage politique central, exactement comme avec la guerre dévastatrice U.S. au Vietnam, quelques années après. Tout aussi important fut le fait d’être terriblement impressionné par la puissance et la détermination des Algériens pour obtenir leur indépendance politique. Je m’identifiais beaucoup avec leur cause.

2. Comment cela vous a-t-il conduit à vous rapprocher et à vous intéresser à l'autogestion algérienne ?

Je suis retourné à New York en 1962, et j’ai commencé mes études supérieures en politique sociale comparative à l’université Columbia. J’avais déjà décidé que le combat algérien pour la libération politique et sociale, procédant alors avec l’indépendance nationale, serait le premier objet de mes études. Les héroïques efforts de l’Algérie étaient irrésistibles. Très tôt, j’appris le massif exode des pieds noirs (1) d’Algérie, et la généralisation des occupations de fermes, d’entreprises industrielles et de biens vacants (1) commerciaux par des travailleurs algériens, ainsi que leur détermination à maintenir la production économique. J'étais émerveillé par cette initiative et stimulé pour en apprendre plus. Venant du contexte U.S. de capitalisme et de hiérarchie, je n’avais jamais considéré que des travailleurs pouvaient gérer leurs propres unités de production. Dans le monde de mon éducation, cela ne m'a jamais traversé l'esprit. Après deux années d’études à New York, je rêvais de l'opportunité d'apprendre directement de la massive expérience algérienne, et j’ai trouvé un soutien de bourse d'études pour rendre cela possible. Avec mon épouse et mon bébé de deux mois, nous arrivâmes en Algérie au printemps de 1965.

3. Comment avez-vous développé votre compréhension de l'expérience algérienne ?

J’ai étudié à l’Institut d’Études de Gestion et de la Planification à Alger, en utilisant leur vaste documentation, en me consultant régulièrement avec ceux qui enseignaient et conseillaient dans le secteur autogéré. J’ai également participé avec des étudiants du même Institut à la visite d’unités autogérées dans la région d’Alger. J’ai, aussi, beaucoup lu la presse algérienne, notamment certains journaux qui soutenaient avec enthousiasme cette nouvelle expérience sociale et éthique. J’ai également interviewé beaucoup de personnes engagées dans ce secteur comme conseillers ou assumant le rôle de superviseurs du gouvernement. Parmi les sources les plus importantes figuraient les assemblées régionales et nationales des travailleurs de l'. Les délégués exprimaient ouvertement leur colère et leur frustration envers les représentants du gouvernement aux niveaux local et national. Ces derniers cherchaient systématiquement à saboter le secteur en le privant de prêts promis et de soutien à la commercialisation, et en installant des directeurs d'unité responsables devant l'État plutôt que devant les décisions prise par la base, c’est-à-dire les travailleurs. Un indépendant Bulletin de l'Autogestion, publié par une imprimerie autogérée, informait sur les réalisations du secteur et les attaques de ceux qui lui étaient hostiles.

Tout cela s’était produit dans le contexte turbulent du régime de Ben Bella, intérieurement fortement conflictuel où les forces sociales antagonistes rivalisaient pour le pouvoir. De nombreux secteurs de la société algérienne étaient, évidemment, pesamment affectés par ces conflits. Mais le sort du secteur de l'autogestion radicale assiégée en fut l'un des indicateurs les plus évidents, avec le recul du statut des femmes, du pouvoir croissant des forces bureaucratiques et capitalistes hiérarchiques, opposées à toute notion de libération sociale sérieuse suite à l'indépendance nationale. Durant mes dix mois en Algérie, j'ai appris et me suis senti stimulé par les impressionnantes initiatives horizontales des travailleurs de l'autogestion, par la productivité, le dévouement et la plus large éthique sociale égalitaire implicites. J'ai également appris à propos des ennemis de l'autogestion et comment l'obstruction était effectuée.

4. Comment votre intérêt pour l'anarchisme est né ?

Fait intéressant, lorsque j'ai parlé avec le responsable du ministère de l'Industrie, chargé de superviser le secteur de l'autogestion industrielle, c'est lui qui parla d’ « anarchie » en discutant du désir des travailleurs autogestionnaires en faveur de leur propre ministère autogéré. Je savais très peu de choses sur l'anarchisme à l'époque, mais, retourné chez moi aux U.S.A., après avoir terminé ma thèse, j'ai commencé à lire davantage sur cette tradition. J'étais très impressionné par la viabilité évidente de l'autogestion des travailleurs, économiquement et culturellement ; alors, j'ai exploré de plus en plus ses antécédents politiques historiques, avant l'expérience algérienne. Cela me porta de manière spécifique à l’exemple de la Russie en 1905 et 1917, et à la révolution espagnole du milieu des années 1930. Dans ces deux pays, l'autogestion des travailleurs était une caractéristique fondamentale, et ce sont les anarchistes qui en ont pris l’initiative.

À la fin des années 1960, également, aux États-Unis comme en France et dans une grande partie du monde, le thème d’organisation radicale anti-autoritaire de la société était devenu un très commun idéal et objectif de mouvement social. Ce que j’avais appris de l'autogestion algérienne s’accordait bien avec les aspirations grandissantes parmi un grand nombre de personnes aux États-Unis pour la «démocratie participative» de base face au racisme, au sexisme, à l'exploitation de classe et à l'agression impérialiste. De plus en plus, j'ai découvert que c'était le mouvement anarchiste historique qui avait le mieux écrit et promu cet idéal anti-hiérarchique.

5. À propos de vos croissants orientation et intérêt anti-autoritaires focalisés sur l'anarchisme, quelles ont été les implications personnelles pour vous ?

Comme beaucoup d’autres aux U.S.A. en ce temps-là, j’ai participé à de nombreuses manifestations politiques contre la guerre au Vietnam et contre le racisme interne. Toutefois, durant la même période, j’ai commencé une carrière d’enseignant en science politique et histoire. Cette carrière s’étendit de Brooklyn à Montréal (Québec), puis au rural Maryland, pour, finalement, retourner à l’État de New York. Au début de 1967, j'ai décidé de porter mon engagement en faveur de l'autogestion dans les salles de classe universitaires où j'ai enseigné, pour développer une pédagogie anarchiste qui aurait maximisé la participation des étudiants dans leurs options d’études, les thèmes de discussion, et l’auto-évaluation pour leurs relevés de notes universitaires. En bref, je cherchais à réduire ma propre autorité hiérarchique traditionnelle, autant que je le pouvais, afin d'encourager les élèves à apprendre les uns des autres, et à respecter les connaissances qu'ils possédaient déjà. Naturellement, cette nouvelle approche stimulait de longues discussions concernant la gestion politique de la classe et de l’université, ainsi que sa relation avec la politique dans la plus large société.

Ce fut cette forme d'éducation politique et historique, basée horizontalement sur l'expérience personnelle des élèves, qui a encouragé de plus en plus les étudiants à s’explorer eux-mêmes, bien que je restais disponible pour faciliter et suggérer des ressources pertinentes. Ma pédagogie avait assez consciemment imité les principes que j'ai appris de l'autogestion algérienne. Inutile de dire que, comme dans le contexte algérien, diverses autorités de la structure universitaire officielle se sentaient menacées par les nouvelles attentes des étudiants, et hostiles à l'expérience. J'ai perdu deux postes universitaires successifs à cause de ces batailles. Finalement, à la fin des années 1970, j'ai trouvé un poste d'enseignant à New York, qui honorait les choix individuels des étudiants et leur expérience de base, à un degré bien au-delà du contexte universitaire habituel. Je suis resté à ce poste jusqu'à la retraite en 2006.

Entre-temps, cependant, dans les années 1970 également, je me suis lancé dans de grandes recherches sur le mouvement anarchiste historique, et j'ai établi mes premiers contacts avec les anarchistes U.S. et étrangers. De là, mon intérêt particulier pour Emma Goldman et l'expérience du mouvement anarchiste espagnol, le plus important au monde, et son courageux effort pour construire une société anarchiste révolutionnaire au milieu de la guerre civile meurtrière menée par les fascistes. Plus tard, après ma retraite, j'ai décidé de m'associer dans un projet de recherche et de livre concernant les principales sources de mon engagement politique à long terme : l'Algérie et le mouvement anarchiste.

6. Pourquoi l'insurrection de 2001 en Algérie fut si importante ?

J'ai été très impressionné par la vitesse, la créativité et le défi de l'insurrection spontanée en 2001. Les formes choisies de résistance à la politique répressive violente du régime semblaient excellentes pour mobiliser la militante lame de fond de l'autodétermination. Il semblait y avoir un réel engagement à maximiser les énergies populaires de base, les idées et la prise de décision à partir de la base, dans le même esprit que l'autogestion des travailleurs algériens quatre décennies plus tôt. Il était frappant de voir comment le mouvement a créé sa structure de résistance communautaire confédérale en adaptant les formes algériennes traditionnelles de la démocratie villageoise et régionale. Le contraste entre ce modèle bien coordonné mais décentralisé et la dictature hiérarchique basée à Alger n'aurait pas pu être plus grand.

Une approche horizontale pour répondre aux besoins des citoyens en matière de dignité et de bien-être ne doit pas nécessairement signifier le chaos ou la compétition individualiste égoïste. Il était important que le modèle émergea de la propre tradition algérienne, et non importé d'ailleurs. Sa similitude avec les concepts anarchistes était frappante, mais, pour moi, cela montrait que les principes de base impliqués, tout comme avec l'autogestion algérienne, étaient bien complémentaires mais ne dépendaient pas du tout de modèles issus des concepts occidentaux de l'anarchisme.

7. Dans la conclusion de Eyes to the South, vous discutez de la situation de l'anarchisme en Algérie. Pouvez-vous résumer brièvement cette discussion en indiquant les perspectives actuelles ?

Je comprends qu'il y ait des signes d'intérêt croissant pour l'anarchisme, en particulier chez les jeunes Algériens. Dans le livre, j'ai mentionné certains exemples de références explicites d’Algériens à l'anarchisme. Alors que certains sont familiers et s'identifient à cette idéologie spécifique, et qu'il y a beaucoup à apprendre de cette tradition historique, il est également important de reconnaître des principes anti-autoritaires et d'autodétermination semblables dans la propre culture politique algérienne, tels que manifestés en 2001, dans le mouvement d'autogestion du début des années 60, dans les divers efforts héroïques et horizontaux d'organisation des jeunes, des femmes et des travailleurs, et dans la détermination des Algériens ordinaires à résister à l'oppression de multiples façons dans leurs propres contextes quotidiens.

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(1) Les termes sont employés par l’auteur dans son interview originale en anglais.

Propos recueillis et traduits de l’original anglais par Kaddour Naïmi.

Publié sur Le Matin d'Algérie, 3 février 2018

 

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #AUTOGESTION

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