Résultat pour “Yahia”

Publié le 31 Décembre 2017

Jean Sénac Yahia El Ouahrani

Jean Sénac Yahia El Ouahrani

Enfin ! Après tant d’années de luttes, de larmes et de sang, l’intellectuel et écrivain Mouloud Mammeri est reconnu officiellement comme une figure de la culture algérienne, dans sa composante amazighe.

Alors, pensons et rappelons une autre figure de la culture algérienne. Je sais que ses simplicité et modestie n’aimaient pas les éloges, mais, au fond de moi-même, le connaissant, il en sera néanmoins touché, avec le sourire si chaleureux et si sincère qui était le sien.

En évoquant cet homme, nous découvrirons que la politisation-idéologisation et le copinage clanique peuvent revêtir un aspect de racisme ethnique, ajouté à une occultation idéologique. Ces tares révèlent la bassesse de ceux qui se vantent de posséder un esprit éclairé.

Nous avons affaire à un auteur de plusieurs publications poétiques, en langue française (parce que la djazaïrbya – j’appelle ainsi la « darija » - ou le tamazight n’était pas sa langue maternelle, contrairement à tous les autres auteurs algériens). Parmi ses publications furent notées et appréciées, entre autre, Matinale de mon peuple, paru en 1961, et, plus tard, Citoyens de beauté ; il est l'auteur de la plus belle métaphore poétique, inventée par un auteur algérien :

« Tu es belle comme un comité de gestion ».

Bien entendu, il s’agit de comité d’autogestion (ouvrière ou paysanne). Il faut être poète et libertaire pour penser et écrire ce genre d’image-idée.

L'homme en question prit partie, dès 1955, pour l'indépendance nationale, ben qu’il fut « pied-noir », comme on dit. À son propos, voici ce qui est généralement occulté :

« Parallèlement à son activité de journaliste de 1957 à 1960 à El Moudjahid, bulletin clandestin de la révolution en France, Sénac a réussi à conserver les premiers exemplaires de la plate-forme de la Soummam (20 août 1956), chez ses éditeurs parisiens et est en même temps parvenu à y installer une imprimerie pour la cause de ses frères combattants. De plus, sa démission tonitruante de la radio Alger en 1954 prenant fait et cause pour l'indépendance d'Algérie fut plus qu'une prouesse, sachant bien qu'une année auparavant il aurait permis grâce à sa revue «Terrasses» aux écrivains autochtones : Mammeri, Yacine, Dib, Haddad et autres de s'exprimer et de dénoncer le drame algérien. »(1)

Ce « pied-noir », patriote algérien des premières heures de la lutte pour l’indépendance, demeura dans le pays quand d'autres le quittèrent, comme Albert Camus, cet autre « pied-noir » ; ce prix Nobel de littérature préférait sa « mère à la vérité », refusant, ainsi, l’idée d’indépendance nationale du peuple algérien. Cela porta Jean Yahia à s’éloigner de Camus, bien qu’ils étaient liés par des relations d’estime réciproque, littéraires et même affectives. Jean Yahia préféra, au « père » spirituel qu’était pour lui Camus, l’indépendance du peuple colonisé.

Jean Sénac fit paraître certains de ses textes sous le nom Yahia El Ouahrani, peut-être à cause de sa naissance en Oranie, à Beni-Saf, ou de son enfance et adolescence vécues à Oran. En 1963, il fut l'un des fondateurs de l'Union des écrivains algériens, dont il assuma le secrétariat général jusqu'en 1967, c’est-à-dire à peine deux ans après le coup d’État militaire du colonel Boumédiène.

Le poète fut, aussi, l'animateur, à la Radio chaîne 3, d'une émission de poésie, largement suivie et enrichissante : « Poésie sur tous les fronts ». C'est par elle que je connus, personnellement, l'existence d'auteurs tels Djamal Amrani, Youcef Sebti, Maïakovsky, Nazim Hikmet ou Pablo Neruda. Cette diffusion encouragea des jeunes à devenir écrivains.

« L'un des jeunes poètes qu'il avait formé au côté de Youcef Sebti, Hamid Skif, Imaziten, Abdoun en leur consacrant tout un créneau dans son ouvrage «Anthologie de la nouvelle poésie algérienne», qui fut en l'occurrence l'écrivain Tahar Djaout, aurait péri sous les balles des «ennemis de la liberté». Lui, qui s'est d'ailleurs indigné en 1981 de l'assassinat de son maître. »(2)

En 1971, Jean Sénac vint voir ma première réalisation théâtrale, « Mon corps, ta voix et sa pensée », et m’encouragea fraternellement, en m’offrant un de ses recueils poétiques, avec une dédicace.

En janvier 1972, l’émission poétique à la radio de ce «maître» fut interdite par les autorités, alors « socialistes », lesquelles avaient lancé les trois fameuses (fumeuses) réformes, dont l’une était rien moins qu’une « révolution culturelle » (pour singer la chinoise, alors en cours).

« Depuis 1971, Sénac a dit à ses proches : « Ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Ils feront croire que c’est une affaire de mœurs. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Garcia Lorca. »

« L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer
En moi votre propre liberté,
de nier
La fête qui vous obsède 
»(3)

Épilogue :

« Le jugeant menacé, certains de ses amis le pressent de quitter Alger. Le « poète qui signait d'un soleil » est assassiné dans la nuit du 29 au 30 août 1973, son meurtre demeurant non élucidé. » (4)

Il trouva la mort non pas dans un appartement offert par les autorités, mais dans une cave qu’il habitait dans un quartier populaire ; non pas « fameux », mais mis en ban par la majorité des membres de l’ « élite » algérienne, y compris celle « progressiste » (stalinienne) ; non pas chouchouté par le chef de l’État, comme certains autres intellectuels « révoltés », mais totalement banni.

Cet authentique patriote algérien, du coté du peuple, poète publié et reconnu, diffuseur de poésie et offrant son aide généreuse à la formation de jeunes auteurs autochtones, eh bien cet homme, les institutions l’ont ignoré et continuent à l'ignorer, à tel point que, durant son existence, la nationalité algérienne lui fut déniée. En outre, la presse en parle trop peu, et les intellectuels sont avares de colloques et de rencontres à son sujet. Bien entendu, sauf erreur, aucune institution ne porte son nom, et très peu d’intellectuels s’en offusquent. Contrairement à d’autres écrivains algériens, lui n’a pas été élevé au rang d’ « icône », de « monument » ni considéré « immense ». Quand, en Algérie, on évoque les victimes intellectuelles, combien rappellent celui qui les précéda dans la liste, Jean Yahia ? Croient-ils, comme lui-même l’avait prédit, à la commode thèse d’une affaire de « mœurs » ?

Comment expliquer cet ostracisme ?

Est-ce parce que Jean Sénac - Yahia El Ouahrani était d'origine espagnole, son grand-père étant arrivé de Catalogne pour travailler dans les mines de fer de Béni-Saf ? Est-ce parce Jean - Yahia n’était pas musulman, mais chrétien ? Pas « socialiste » à la manière officielle, mais libertaire ? Pas membre d’un clan « ethnique », mais homme libre et solidaire de tout ce qui est opprimé sans ségrégation ? Ne faisait pas l’éloge de l’alors chef de l’État et de ses « révolutions », au nom d’un « soutien critique », mais rappelait et défendait l’autogestion ? Bref, parce qu’il ne consentit jamais de compromission avec quiconque, mais se vouait uniquement au peuple algérien opprimé et, au-delà, à ceux de la planète ?

Cela a attiré et continue à attirer sur Jean – Yahia des ennemis implacables : tous les autoritaires, quelque soit leur idéologie.

Cependant, Jean Sénac - Yahia El Ouahrani a la meilleure des reconnaissances : celles des personnes qui partagent son idéal de bonté et de beauté, autogestionnaire. Merci, frère et compagnon, pour le soleil que tu nous as offert, et qui continue à nous éclairer ! Toi qui dédaignes les « statues », tu reste vivant dans nos coeurs ! Jeunes et moins jeunes d’Algérie et du monde, lisez ses écrits et ses déclarations, vous en sortirez plus libres et plus solidaires !

Publié sur Le Matin d'Algérie, 30 décembre 2017.

 

Éloge au compagnon Jean Yahia

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

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Publié le 20 Janvier 2019

Meeting en faveur de l'autogestion en Algérie (1963).

Meeting en faveur de l'autogestion en Algérie (1963).

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse se termineront toujours en la gloire du chasseur » Joseph Ki-Zerbo.

Cet Appel part d’une constatation : l’effarante ignorance et le néfaste oubli causés par l’intéressée occultation d’une partie fondamentale du passé du peuple algérien. En l’occurrence, il s’agit en particulier de l’expérience autogestionnaire qui eut lieu en Algérie, tout juste au lendemain de l’indépendance. Contrairement aux allégations des vainqueurs de l’histoire, cette expérience réalisa le miracle d’assurer une certaine continuité de la production industrielle et agricole, en dépit de l’abandon des propriétaires et cadres techniques coloniaux, et malgré l’absence d’un État nouveau capable de gérer le pays tout juste libéré. Cette expérience démontra avec éclat l’absurdité oligarchique du dicton algérien « Ilâ anta mîr ou anâ mîr, achkoun issoug al hmîr ? » (Si tu es maire et je suis maire, qui conduira les ânes ?). En effet, les « ânes » prouvèrent avec éclat leur capacité d’être des « maires », c’est-à-dire des gestionnaires, et cela de manière libre, égalitaire, solidaire et, - cerise sur le gâteau -, efficace !

En Algérie, actuellement, tous s’accordent à reconnaître l’extrême délicatesse de la période. Les solutions correctes aux problèmes sociaux ne sont pas claires. Aussi, le débat en cours gagnerait à remettre à l’ordre du jour un idéal social et la forme concrète qu’il eut dans le passé, comme il essaie de l’avoir dans le présent : il s’agit de toute réalisation, selon l’expression consacrée, « par le peuple et pour le peuple », plus exactement des actions autonomes, libres, égalitaires et solidaires, entreprises par des citoyen-ne-s en Algérie, de 1962 à aujourd’hui, en vue du bien commun. Celui-ci implique l’élimination de toute forme d’exploitation économique d’une majorité par une minorité, donc de domination sociale de la première par la seconde ; cela suppose, bien entendu, la suppression de toute forme de conditionnement idéologique. Telle n’est-elle pas la volonté fondamentale du peuple, comme celle de tout authentique démocrate ?

Évitons un malentendu. Cet Appel n’a aucune prétention, évidemment, de s’imaginer comme solution actuelle à la situation présente. Il s’agit simplement d’une mise en perspective à long terme ; elle tient cependant en considération des actions autogestionnaires actuelles, comme possibles semences pour une future récolte plus consistante.

Dès lors, il s’agit de savoir quelles furent dans le passé, et quelles sont dans le présent les caractéristiques de l’autogestion sociale, ses succès, ses limites, ses échecs, ses perspectives et les leçons pratiques à en tirer. Le but est la recherche non pas d’un modèle ni de recettes miraculeuses, servant une minorité, mais d’une piste vers des solutions socialement équitables, pacifiquement réalisables, démocratiquement débattues et acceptées par et pour la collectivité entière. Utopie ?… Peut-être. Aux citoyen-ne-s la décision !

Pour connaître et faire connaître ces propositions de solutions, un Appel est donc lancé à témoignages, sous la forme d’écrits personnels (en dziriya dite « darija », tamazight, arabe classique ou français), de déclarations audio (dans l’une de ces langues), de matériel photographique documentaire (tracts, journaux, revues, photos d’assemblées, d’actions diverses, etc.), éventuellement vidéo..

Le but est de faire le point sur les actions passées et présentes d’autogestion collective en Algérie et, mieux encore, de créer un centre de recherche ou, mieux encore, un observatoire permanent sur l’autogestion sociale. Espérons faire ensemble œuvre utile pour déterminer en quoi cette pratique pourrait être, dans les conditions actuelles de l’Algérie, en dépit des dénigrements intéressés, une bénéfique source d’inspiration dans la recherche et l’instauration d’une société où liberté individuelle soit en harmonie avec une solidarité collective, dans le respect des spécificités culturelles. Le point fondamental est d’examiner si l’autogestion sociale, en Algérie (comme partout ailleurs), est ou n’est pas la réalisation la plus réellement concrète de démocratie populaire dans le meilleur sens de l’expression. Cette autogestion a existé en Algérie, et démontra son efficacité, avant d’être éliminée par la force bureaucratique, laquelle, comble de l’imposture, se manifesta au nom du « socialisme ».

En complément à cette production documentaire de la part des intéressé-e-s, seront prochainement publiés, de ma part, un essai théorique Pourquoi l’autogestion ? (1), comme perspective actuelle à considérer, ainsi qu’un roman : Quand la sève se lève (2). Ce dernier relatera, juste après l’indépendance, deux expériences autogestionnaires : dans une usine de chaussures à Oran, et dans une ferme des environs, à Gdyel. Par ces diverses productions, l’espoir est d’intéresser aussi bien les lecteurs d’essais que ceux de littérature, en illustrant le très beau vers du regretté ami et compagnon Jean Sénac / Yahia Alwahrani : « Tu es belle comme un comité de gestion ».

Décharger le texte de l’Appel ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie_appel_autogestion.html

_____

(1) https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres_pourquoi_autogestion.html

(2) https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-roman_quand_seve_se_leve.html

 

Publié sur Le Matin d'Algérie, le 14 janvier 2019.

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #AUTOGESTION

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Publié le 25 Décembre 2023

Interrogatoire d'un citoyen algérien par l'armée coloniale française durant la guerre de libération nationale algérienne

Interrogatoire d'un citoyen algérien par l'armée coloniale française durant la guerre de libération nationale algérienne

Durant cette période où le peuple palestinien assène aux colonialistes sionistes la leçon qu’ils méritent, la seule qu’ils comprennent, j’examine de nouveau cette déclaration d’Albert Camus :

« Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice1. »

Cette manière sophiste et byzantine de parler signifie en réalité ceci : croire à la justice rendue aux opprimés, dans ce cas les Algériens colonisés, vient après la défense d’une mère qui fait partie de la population des oppresseurs. Qui objecterait que cette mère est de condition modeste n’enlève rien à sa position sociale : faire partie de la population coloniale et bénéficier des miettes concédées par l’exploitation coloniale.

Un colon sioniste israélien, qui se prétendrait « démocrate », « libéral », « progressiste », « humaniste », etc., ne raisonne-t-il pas de la même manière ? Avant de croire à la justice qui défend les mères palestiniennes, ce colon défend d’abord sa mère à lui, donc, au détriment des mères palestiniennes.

Cette position explique la situation actuelle en Palestine occupée : pour la majorité de la population israélienne et pour la majorité de ceux qui la soutiennent dans la sphère capitaliste occidentale, quelques « mères » tuées par la résistance palestinienne (ce qu’une enquête internationale objective devrait prouver) justifie le génocide de milliers de mères palestiniennes.

Quant à ceux qui accordent à la citation sus-mentionnée de Camus une interprétation qui donne une image « démocrate », « libérale » et « humaniste » à Camus, voici ce qu’il écrivit lui-même, et cela pendant que l’armée coloniale française massacrait la population civile algérienne et les patriotes combattants pour libérer l’Algérie du colonialisme, patriotes qui comprenaient une minorité de Juifs et de citoyens d’origine européennes notamment française qui considéraient, eux, que la défense de la justice contre le colonialisme primait sur leurs « mères » :

« En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. (...)2 »

Remplacez « Juifs, Turcs, Grecs, Italiens, Français d’Algérie » (Camus aurait pu ajouter les Romains et les Vandales) par « Juifs israéliens », puis « Arabes » par « Palestiniens », et vous aurez l’argumentation sioniste colonialiste en ce qui concerne la Palestine.

Notons la spécification : « Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. » Tiens ! Tiens ! De toute mon existence pendant l’époque coloniale, seuls nous, les Algériens (Arabes et Berbères confondus) étions catalogués comme « indigènes », même nos écoles, administrativement citoyens de seconde zone. Décidément, Camus s’aide de sophisme et de byzantinisme pour légitimer son illégitime position.

Par chance, le Dieu de l’Ancien Testament ne promit pas l’Algérie comme Terre Promise aux Français. Cependant, comme les Juifs testamentaires au pays des Cananéens, les Français conquirent l’Algérie par le fer et le sang dans le but du génocide de la population autochtone, à la manière des Amérindiens, pour installer leur auto-déclarée « civilisation », c’est-à-dire un système où l’oligarchie coloniale s’enrichit avec le concours du reste des colonisateurs, au détriment des « indigènes » : les « Arabes » et les « Berbères ».

Notons également, dans le texte de Camus, la subtile opposition entre « Berbères » et « Arabes » : diviser pour régner. Malheureusement pour lui, « Arabes » et « Berbères », malgré des problèmes entre eux, combattaient comme Algériens l’ennemi commun colonialiste.

À propos de « mère », un Algérien d’origine espagnole préféra la justice à son père adoptif : le premier se nommait Jean Sénac-Yahia Lahouari et le second… Albert Camus. D’où la rupture entre les deux, à l’honneur de l’enfant adoptif, auteur du magnifique et significatif recueil « Matinale de mon peuple ». Sénac ne souffrait pas du complexe de supériorité du « petit blanc pied-noir », comme les Juifs installés en Palestine après la Nakba de 1948 se croient, eux aussi, « civilisés » par rapport aux Palestiniens qu’ils ont colonisés et que l’un des dirigeants sionistes considéra des « animaux ».

*

Mais, objecteraient les défenseurs de l’écrivain Camus, et sa littérature qui eut l’honneur du prix Nobel ?… Edward Saïd note dans les romans de Camus vis-à-vis des Algériens :

« une absence remarquable de remords ou de compassion. (…) Ses romans et nouvelles racontent les effets d’une victoire remportée sur une population musulmane, pacifiée et décimée, dont les droits à la terre ont été durement restreints. Camus confirme donc et raffermit la priorité française, il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté livrée aux musulmans algériens depuis plus d’un siècle, il ne s’en désolidarise pas. (…) on fait de sa fidélité à l’Algérie française une parabole de la condition humaine. Tel est encore le fondement de sa renommée sociale et littéraire3. »

Et tel est le fondement de la renommée sociale et littéraire de ceux qui présentent le colonialiste invétéré Albert Camus comme « humaniste », « libéral », « démocrate », « progressiste ». Les chiens de garde de tout système exploiteur se présentent toujours avec le plus plaisant maquillage : Liberté, Démocratie, Droits de l’Homme et de la Femme, Culture, Civilisation… mais toujours à l’avantage de l’exploiteur, et si l’exploité conteste, bombes ! bombes ! bombes ! au napalm, au phosphore sur les « animaux à deux pattes ». Les Européens commencèrent à l’époque des « découvertes » du « Nouveau Monde », et leurs descendants continuent de manière identique : les meilleurs mots à la bouche et l’utilisation des armes les plus meurtrières contre les envahis luttant pour leur dignité.

*

Concluons.

La phrase de Camus sur la « mère » présente un mérite ; cette opinion révèle la duplicité de la mentalité coloniale : ma « mère », autrement dit mes intérêts de colonisateur avant toute justice.

Par principe, toute « mère » est égale à une autre, mais une « mère » qui fait partie d’une population colonialiste ne devrait-elle pas renoncer à sa position exploiteuse au nom de cet autre principe : respecter l’indépendance des « mères » du pays conquis par les armes ? Comment ?… En quittant ce pays ou, si la « mère » le considère sien, s’allier aux colonisés et combattre contre les colonisateurs.

1Cité par Dominique Birmann, article Albert Camus a exposé aux étudiants suédois son attitude devant le problème algérien, quotidien Le Monde, 14 décembre 1957. Confirmation par Camus de sa déclaration ici : http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fsinedjib.wordpress.com%2F2013%2F11%2F14%2Falbert-camus%2F, vu le 23.1.2017.

2 Cité par Edward W. Said, article Albert Camus, ou l’inconscient colonial, mensuel Le Monde diplomatique, in http://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SAID/2555#nh7

3 Idem.

Publié in

https://www.algeriepatriotique.com/2023/12/20/albert-camus-de-la-justice-et-de-la-mere-en-temps-de-colonisation/

18 décembre 2023

https://tribune-diplomatique-internationale.com/2023/de-la-justice-et-de-la-mere/

20 décembre 2023

https://reseauinternational.net/de-la-justice-et-de-la-mere/

25 décembre 2023

 

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Rédigé par Kadour Naimi

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Publié le 14 Décembre 2017

« Belle comme un comité d’autogestion ! »

A la mémoire des combattants

pour l’autogestion sociale.

En ce mois de mars, comme souvent, ma pensée va à un certain passé, en Algérie.

Qui se souvient du surgissement des comités d’autogestion agricoles et industriels ?… Juste à l’indépendance nationale, après la fuite et l’abandon des fermes et entreprises par les patrons et ingénieurs colonialistes, que faire ?…

Spontanément, oui ! Spontanément, des travailleurs d’entreprises et de la terre ont décidé et réussi à continuer la production. Aux yeux des analystes honnêtes, elle fut non seulement assurée comme auparavant, mais ses résultats furent meilleurs. Sans patron ni ingénieur ni contre-maître ! Uniquement les travailleurs !

Au point que notre poète Jean Sénac, autrement dit Yahia Alwahrani (comme il avait aimé se nommer) écrivit cette expression inoubliable (je cite de mémoire) :

« Tu es belle comme un comité d’autogestion ! »

J’eus le bonheur, adolescent, de vivre directement cette autogestion dans l’entreprise de chaussures où travaillait mon père, à Oran, quartier Saint Eugène.

Alors, moi, enfant de pauvre, de « froufrou » (déformation algérienne de « ouvrier »), comme on disait avec mépris, j’ai vu des ouvriers, dont certains analphabètes, savoir continuer la production de chaussures, réparer les machines, organiser la distribution pour la vente. Et tout cela dans une atmosphère de coopération égalitaire et solidaire. Le paradis sur terre !… Les travailleurs manuels montraient leur capacité intellectuelle de gestion de leur entreprise. Ils démontraient dans la pratique et avec succès la non nécessité de personnes commandant autoritairement (contre-maîtres) et de propriétaires, s’enrichissant de la plus-value produite par le travail de salariés.

*

Hélas !... Le paradis sur terre ne fut pas de l’agrément de tous, plus précisément de ceux qui étaient habités, plus exactement obsédés et torturés par la peste de l’exploitation des autres, renforcée par le choléra de la domination sur eux.

Environ une année après la création autonome et libre des comités d’autogestion, vinrent les fameux étatiques « décrets de mars » 1963.

L’État « socialiste » algérien décidait l’ « organisation » de ces comités. Pour justifier cet accaparement arbitraire, les tenants du régime accusèrent l’autogestion d’ « anarchie », d’ « inefficacité » et de toutes les calomnies imaginables.

A la tète de l’entreprise autogérée, en ville comme à la campagne, l’État installa un « Directeur ». Il représentait l’État, lequel incarnait le « peuple » et les « travailleurs ». Donc, ce fonctionnaire aurait été le défenseur des travailleurs des comités d’autogestion.

Dans la réalité, ce « Directeur » commandait, donnait des ordres.

En plus, son salaire bien élevé, ses conditions de travail très confortables et les privilèges qui lui étaient accordés par l’État étaient une injustice scandaleuse par rapport au salaire et aux conditions de travail des gens sous ses ordres.

Les travailleurs comprirent progressivement que les décisions de ce commis de l’État contredisaient les intérêts réels des travailleurs. Ils se sont trouvés devant une forme inédite de patron : il n’était plus un individu privé, mais l’incarnation en chair et en os de l’État. Et celui-ci se comportait exactement en patron. Seule différence : le système n’était plus capitaliste colonial, mais capitaliste étatique indigène.

Surgit alors la fameuse phrase : « Lichtirâkiyâ ? L’auto lîk wal hmâr liyâ. » (Le socialisme ? l’Automobile pour toi et l’âne pour moi).

Plus grave. Si, au temps du capitalisme colonial, le syndicat était permis, comme instrument de défense des travailleurs, du temps de l’État « socialiste », il était devenu une simple courroie de transmission des impératifs des détenteurs de l’État.

Toute résistance des travailleurs ou de leurs authentiques représentants pour défendre et maintenir les acquis de l’autogestion réelle furent réprimés, en fonction des exigences nécessaires : licenciement, arrestation, torture, assassinat. Bien entendu, au nom du « socialisme » et du « peuple ».

*

Après le « réajustement révolutionnaire » de l’auteur du coup d’État du 19 juin 1965, quelques années après, vinrent les « réformes », dites aussi « révolutions » : celle agraire et celle de la « gestion socialiste des entreprises ».

Le très peu qui restait de l’autogestion, dans les entreprises comme dans les fermes (exemple celle de Bouchaoui, près d’Alger) fut définitivement supprimé. La justification est connue : l’État étant celui du « peuple », donc des « travailleurs » ne peut pas admettre l’existence d’un instrument spécifique uniquement aux travailleurs : un syndicat autonome. Ce serait « contre-révolutionnaire », « contre le peuple », « contre les travailleurs ».

Bien entendu, il est illusoire d’attendre de personnes autoritaires et dominateurs la reconnaissance des faits concrets, ainsi que l’usage sensé de la raison et de la logique.

Ainsi, le capitalisme étatique s’est consolidé, permettant la formation d’une bourgeoisie étatique. Le peuple laborieux, les travailleurs se sont trouvés devant le pire des patrons (L’État) et le pire asservissement : un syndicat non plus de défense de leurs intérêts, mais une simple courroie de transmission des décisions de l’État-patron, et de contrôle de la servitude des travailleurs. L’Union Générale des Travailleurs Algériens était, en réalité, Union Générale (DES DÉTENTEURS DE L’ÉTAT) contre les Travailleurs Algériens.

J’en ai connu personnellement les méfaits, ayant été secrétaire d’une section syndicale de travailleurs. Je le fus juste le temps pour la hiérarchie syndicale de comprendre que je ne me prêtais pas au rôle de larbin, mais défendait réellement l’intérêt des travailleurs. Par cette hiérarchie, je fus alors arbitrairement suspendu, accusé d’ « agitation subversive ».

*

Ainsi, le lecteur peut comprendre que, après la fin de la dictature, l’apparition de syndicats autonomes en Algérie fut pour moi une heureuse nouvelle.

Oh ! Leur existence et leurs activités ne sont pas semées de roses. Partout et toujours, dans le monde, les partisans d’une société réellement égalitaire et solidaire doivent vaincre la résistance des exploiteurs-dominateurs pour conquérir leurs droits.

L’autre bonne nouvelle que j’ai lu, dernièrement, concerne certains villages en Kabylie ; ils pratiqueraient l’autogestion. Je souhaite vivement qu’un contributeur à ce journal puisse fournir davantage d’informations à ce sujet. En particulier, il est utile de savoir de quel genre d’autogestion il s’agit : est-elle l’initiative libre et autonome de tous les habitants du village, avec leurs représentants élus de manière impérative, ou, au contraire, a-t-on affaire à un groupe de notables ayant instauré une forme de gestion, autoritaire et paternaliste, abusivement dire autogestion ?

En effet, l’autogestion sociale est un idéal réalisable, ou, si l’on veut, une utopie qui s’est concrétisée.

Le syndicat libre et autonome en est l’une des manifestations, s’il est une organisation produite par les travailleurs pour réaliser leurs intérêts, sans nuire à ceux de leurs compatriotes.

Sans évoquer les expériences antiques ou médiévales qui ressemblent de près ou de loin à l’autogestion, citons les plus récentes et les plus significatives : les soviets russes de 1905 et surtout 1917, notamment à Kronstadt, et l’autogestion paysanne en Ukraine de 1917 à 1921 (voir Voline, « La révolution inconnue ». Et, surtout, l’autogestion réalisée en Espagne de 1936 à 1939 (voir Gaston Leval, « Espagne libertaire 1936-1939 »). Les deux livres sont gratuitement disponibles sur internet.

Concernant ces expériences, aussi, le même phénomène s’est produit : accaparement par l’État supposé être celui des travailleurs (Russie) ou répression militaire directe (Espagne).

Ce que l’expérience historique enseigne est ceci.

Le capitalisme « libéral », cet autoritaire paternaliste, démontre son incapacité à instaurer une société humaine égalitaire et solidaire. Les États dits « socialistes », « communistes » ou de « démocratie populaire », ces autoritaires dictatorieux, ont montré la même carence.

Il reste, alors, à l’organisation sociale autogérée à être de nouveau expérimentée : sans nulle autorité autre que celle émanant directement des citoyens pour réaliser leurs buts.

A ceux qui ont prétendu que c’était là du « désordre », la réplique fut donnée : au contraire, c’est l’unique forme d’ordre, parce qu’elle exclut toute forme d’exploitation et de domination d’un être humain sur ses semblables.

On a également affirmé : la « nature » humaine est, en tant que telle, dominatrice et exploitatrice ; impossible de la changer. Ainsi, furent justifiés esclavagisme, féodalisme et capitalisme. L’histoire a démontré que la « nature » humaine est un produit social, résultat de rapport de force entre groupes.

C’est dire que les ennemis de la conception autogestionnaire sont tellement nombreux, et l’aliénation des peuples est si grave, que ce projet semble à première vue une utopie totalement irréalisable.

Cependant, il y a des utopies qui ne le sont que parce qu’elles n’ont pas trouvé encore les moyens de se concrétiser ou de durer.

Combien de temps a-t-il fallu pour détruire le système esclavagiste et le voir remplacé par le système féodal ? Et combien de temps fut nécessaire pour anéantir ce dernier au bénéfice du système capitaliste, privé puis étatique ?… Eh bien, il faudra du temps pour l’instauration de l’autogestion.

L’essentiel est d’y contribuer chacun selon ses possibilités.

Que cette action ne nous garantisse pas de vivre en société autogérée n’est pas un problème pour nous décourager.

Déjà, considérer l’autogestion comme expérience à mener, contribuer à sa concrétisation, par les mots et les actes, même les plus apparemment insignifiants, faire connaître les expériences auparavant menées, les motifs de leurs succès et de leurs échecs, instaurer le débat sur ce thème « Pourquoi pas l’autogestion ? », c’est semer des graines pour permettre à la belle et généreuse plante de germer.

« Et à l’aurore, où est l’espoir ? » se demandait le poète Nazim Hilmet, alors qu’il était enfermé dans une prison pendant de longues années. Je répond : Vérifions s’il n’est pas dans l’autogestion sociale généralisée.

Alors, soyons réalistes, demandons l’impossible !

Et prenons le plaisir de chanter :

Ô société humaine ! Quand, librement et solidairement, tu ressembleras à un comité d’autogestion, tu seras belle !

*

Soyons concrets.

Parmi la multiplicité des partis, organisations et associations algériens, pourquoi n’existe-t-il pas, du moins à ma connaissance, de mouvement pour l’autogestion sociale ?

Je parle de MOUVEMENT et non de parti. Ce dernier se caractérise, malgré sa « démocratie interne », par l’existence d’un système autoritaire vertical, ayant des chefs (disposant de privilèges, notamment l’inamovibilité) commandant à des exécutants, et le droit à l’exclusion des adversaires. Un éclairant essai en fournit les preuves : Robert Michels, Les partis politiques; essai sur les tendances oligarchiques des démocraties (librement téléchargeable sur internet).

Au contraire, un mouvement authentique comprend uniquement des membres aux droits et devoirs parfaitement égaux. L’unique autorité est celle émanant de toutes et tous. Elle se manifeste par une réelle démocratie directe, concrétisée par des représentants élus sur base de mandat impératif.

Pour concevoir ce genre d’organisation, il est indispensable de se libérer d’une traditionnelle mentalité, largement diffuse en Algérie :

« Ilâ anta mîr wanâ mîr, achkoun issoug alhmîr ? » (Si tu es maire et je suis maire, qui conduira les ânes ?)

Il faut être atteint d’une mentalité autoritaire, laquelle est par essence méprisante, pour parler ainsi.

D’abord, les citoyens ne sont pas des ânes. Ensuite, s’ils se révèlent tels, c’est parce que quelqu’un les a réduits à cette tare, pour en tirer des avantages.

Il faut donc œuvrer pour une société sans ânes ; alors, tous pourraient être des maires, à tour de rôle. Non pour conduire des ânes, mais pour réaliser le mandat pour lequel ils sont élus: satisfaire les intérêts de toute la communauté.

Une considération linguistique est à ajouter.

En français, il est concevable et souhaitable de parler de « mouvement » ; il correspond à la définition présentée auparavant. Mais, en arabe algérien, le mot équivalent est par trop fâcheux : « haraka ». Ce terme fait trop penser à « harka », « harki ».

Alors, peut-être, conviendrait le mot « nidhâm » (ordre, organisation). Ce terme a l’avantage d’affirmer l’autogestion sociale comme ordre, ou organisation, dans le sens noble du terme. Ainsi, il contre-carre la propagande adverse qui le ferait passer pour de l’ « anarchie », du « désordre ».

Je ne pratique malheureusement pas le tamazight. Aux compatriotes de cette langue de penser comment traduire « mouvement ».

Ah ! J’oubliais… Ce genre d’organisation est le plus démocratique et pacifique qui puisse exister.

Alors, quand verrons-nous la naissance d’un « Nidhâm Attassyîr Adhâtî Alijtimâî » (Mouvement pour l’Autogestion Sociale) ?

Publié sur Le Matin d’Algérie, et sur Algérie Patriotique, 09 Mar 2017.

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #AUTOGESTION

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Publié le 29 Octobre 2019

Lors d'une manifestation hebdomadaire du soulèvement populaire en Algérie, 2019

Lors d'une manifestation hebdomadaire du soulèvement populaire en Algérie, 2019

Les banalités élémentaires ont le défaut d’être oubliées quand pas occultées, bien que certaines ont une importance décisive. C’est le cas de la solidarité. Cependant, elle se manifeste de diverses manières, selon l’agent social qui y recourt.

 

Oligarchie.

Les membres des oligarchies, partout et toujours, savent pratiquer la règle de la solidarité. Même quand ces oligarchies sont composées de groupes (clans) aux intérêts contradictoires, toutefois ces derniers font tout pour maintenir leur solidarité. Elle est rompue uniquement quand les contradictions entre les composantes de l’oligarchie deviennent insoutenables. Dès lors, la composante la plus puissante, - économiquement, donc militairement -, se débarrasse de la composante devenue un obstacle. Ainsi, la solidarité redevient la règle au sein de la composante victorieuse. Jusqu’à ce que, au sein même de celle-ci, les vulgaires appétits en matière d’enrichissement opposent, de nouveau, les uns aux autres, donnant, alors, naissance à de nouvelles contradictions. Et le conflit éclate, encore une fois, portant à la création de composantes nouvelles, aux intérêts opposés. Alors, le même processus de confrontation se déclenche, pour aboutir à la victoire d’une composante de l’oligarchie, parce qu’elle détient les deux leviers fondamentaux de la guerre sociale : l’économie et les armes.

C’est, par exemple, ainsi que se comprennent les dominations oligarchiques nationales, aussi bien aux États-Unis qu’en Chine, et partout ailleurs, dont l’Algérie. C’est également ainsi que se comprennent les oligarchies mondiales, constituées par des groupes comme le G7 (ou 8, etc.), le groupe dit de Davos, le Conseil de Sécurité de l’ONU, etc.

La solidarité, quoique relative, est donc l’un des éléments stratégiques de la domination oligarchique, tant au niveau national qu’à celui international.

 

Peuple.

Au contraire, au sein des peuples, au niveau national comme à celui international, la solidarité, partout et toujours, est difficile à concrétiser. Deux motifs expliquent cette carence.

Le premier est extérieur. Toujours et partout, au niveau national comme international, l’oligarchie dominante applique systématiquement et résolument la règle, en ce qui concerne le peuple : « Divide ut regnes » (Diviser pour régner). Le théoricien le plus représentatif des oligarchies l’exprima par la formule « Divide et impera » (Machiavel). La procédure consiste à créer le plus possible de tensions, de conflits, allant jusqu’à la confrontation violente, au sein du peuple (au niveau national) et entre les peuples (au niveau international). Cette procédure est la meilleure garantie d’existence dominatrice d’une oligarchie. Cette dernière le sait parfaitement et agit en conséquence.

L’oligarchie cause les conflits principalement en manipulant des contradictions secondaires au sein du ou des peuples. Ainsi, l’oligarchie manipule les aspects suivants, au sein d’une nation ou entre les nations : 1) l’ethnie (ou la race) ; 2) les croyances spirituelles (religions monothéistes, ou doctrines spirituelles là où les premières sont inexistantes) ; 3) civilisationnels. Ce processus se manifeste par la présentation d’une ethnie, d’une croyance religieuse ou spirituelle et d’une civilisation comme « supérieures » à d’autres, décrétées unilatéralement comme « inférieures », « barbares », donc représentant une « menace » pour l’ethnie, la croyance religieuse ou spirituelle et la civilisation proclamées arbitrairement comme les seules valables.

Les appareils de conditionnement idéologique des oligarchies étant dominantes, les conséquences de ce bourrage de crane sont les conflits et oppositions au sein du peuple d’une nation et entre les peuples des diverses nations, et tout cela au bénéfice des oligarchies. Ces oppositions se manifestent par des conflits larvés, jusqu’à éclater en guerres civiles et en massacres de masse. Où les membres de l’oligarchie sortent toujours gagnants. Un propriétaire d’usine d’armement, durant la seconde boucherie mondiale, déclara : « Quand les bombes d’avion explosent et le sang coule, les dividendes augmentent ! »

L’Algérie n’échappe pas à cette procédure oligarchique, et cela depuis l’indépendance nationale. Du sang coulé durant la guerre de libération nationale, du sang coulé lors du putsch militaire de l’été 1962, du sang coulé par la suite, notamment en octobre 1988, en 2001 et durant la « décennie noire », qui donc a profité en terme d’enrichissement illégitime et illégal ? N’est-ce pas les membres de l’oligarchie ?

Encore aujourd’hui, en cette phase salutaire d’intifadha populaire, l’oligarchie régnante actionne ces deux leviers : l’ethnicisation (notamment au sujet de l’emblème amazighe) et la religion (avec les récentes mesures contre des églises en Kabylie). Un troisième moyen est mis en œuvre, lui aussi classique, partout dans le monde et depuis toujours : un pseudo-patriotisme consistant à accuser de « trahison de la nation » tout opposant aux décisions prises par les détenteurs du pouvoir étatique. Quel meilleur et plus significatif exemple que de constater l’emprisonnement de l’exemplaire et symbolique frère Lakhdar Bouregaa, alors que tellement de membres de l’oligarchie régnante continuent à jouir de leurs illégitimes privilèges ?

Malheureusement, une frange, - non négligeable -, du peuple tombe dans le piège fabriqué par l’oligarchie. C’est le résultat d’un systématique et permanent bourrage de crane des appareils de propagande oligarchiques, créant une désolante carence de conscience sociale adéquate. Aux citoyens résignées et indifférents (1), il faut ajouter la non négligeable armada de harkis de l’oligarchie, achetés avec plus ou moins de postes administratifs, donc de salaires et de privilèges, du plus haut au plus bas de la hiérarchie sociale.

C’est là le motif interne de la carence de solidarité au sein et entre les peuples. Certes, l’intifadha populaire actuelle en Algérie est le produit d’une positive et impressionnante solidarité entre hommes et femmes, jeunes et vieux, citoyens démunis et ceux jouissant d’une relative aisance, résidents au pays et dans la diaspora. Mais, les faits répressifs contre des militants du mouvement populaire prouvent qu’il faut davantage de solidarité pour que l’action libératrice pèse de manière décisive dans le rapport de force l’opposant à l’adversaire oligarchique. L’un des moyens pour y parvenir a été indiqué à plusieurs reprises : c’est la constitution de comités populaires de base autogérés partout sur le territoire national.

 

Aspects fondamentaux.

Pour construire la stratégique solidarité populaire, il s’agit donc de démontrer et de convaincre le (s) peuple (s) que ce qui les constituent en premier lieu, ce ne sont pas l’ethnie, la croyance spirituelle, le degré de civilisation ou le pseudo-patriotisme, mais le fait que le peuple est d’abord et principalement formé de citoyens économiquement exclus des richesses nationales, donc exploités ; politiquement exclus de la gestion de la société, donc dominés ; idéologiquement interdits de libre expression, donc aliénés, qu’enfin ces trois aspects sont intimement liés et se conditionnent totalement l’un l’autre.

D’ailleurs, les oligarchies fournissent l’exemple à ce sujet. En effet, au niveau d’une nation comme à celui international, les membres de l’oligarchie ne se solidarisent pas sur une base ethnique, religieuse-spirituelle, civilisationnelle ou patriotique, mais sur le fait que ces membres des oligarchies sont économiquement exploiteurs, politiquement dominateurs et idéologiquement hégémoniques. Les institutions oligarchiques déterminantes sont les multinationales, et, ne l’oublions jamais, ces dernières ont comme base fondamentale non pas uniquement des propriétaires connus, mais la masse des actionnaires, du possesseur de la plus grande part d’action à celui qui en détient la plus petite.

Voilà pourquoi, des oligarchies de diverses idéologies, - mais toutes exploiteuses -, se solidarisent contre leurs peuples : sionistes israéliens, wahabites saoudiens, émiratis, états-uniens, européens, algériens, asiatiques agissent de manière solidaire, en considérant leurs autres contradictions comme secondaires.

Il reste donc aux peuples d’apprendre au mieux possible la leçon. Ils doivent comprendre que s’ils parviennent à éliminer le système basé sur l’exploitation économique, la domination politique et l’aliénation idéologique, alors les distinctions et conflits de nature ethnique, spirituelle, civilisationnelle et patriotique trouveront de justes solutions, bénéfiques à tous sans exception, parce que la solidarité suppose la liberté et l’égalité authentiques entre les citoyens au sein et entre les nations, et parce que ces trois caractéristiques assureront une vie collective harmonieuse, où chacun trouvera son légitime intérêt.

Bien entendu, la conscientisation du peuple à son indispensable solidarité exige une action organisée (notamment, comités autogérés populaires de base), patiente en terme de temps, intelligente sur le plan pédagogique, et, parfois, des risques d’emprisonnement et autre.

En ce qui concerne le peuple algérien, la question ayant besoin de réponse est celle-ci : Sœur citoyenne, frère citoyen ! Qu’es-tu d’abord ? Un Kabyle, Arabe, Chaoui, Mozabite ou autre encore ?... Un musulman (sunnite ou chiite ou autre encore) ou non musulman ?... Ou, plutôt et d’abord, tu es un « mahgour » (2) parce que ta force de travail n’est pas rétribuée à sa juste valeur mais sert à enrichir un membre de l’oligarchie, parce que ta part de gestion de la société dont tu fais partie t’est reniée pour te réduire à un « beni oui oui » de décisions prises autoritairement par une minorité d’oligarques, parce que ton droit à la connaissance t’est dénié pour te cantonner à l’obscurantisme le plus débile qui fait de toi un vulgaire harki néo-colonisé ?… Par conséquent, de quel genre de solidarité as-tu besoin pour devenir un membre d’une société libre, égalitaire et solidaire, caractéristiques fondamentales d’une authentique démocratie ?… Durant l’infâme et criminelle colonisation, française, le peuple algérien a pu vaincre parce qu’il s’est d’abord et principalement défini comme colonisé, au-delà de ses autres caractéristiques ethniques et religieuses. À présent, le peuple vaincra s’il parvient à se définir d’abord et principalement comme néo-colonisé par une oligarchie autochtone, au-delà des aspects ethniques et religieux caractérisant le peuple.

Avec la délicatesse indispensable (car l’intifadha populaire, c’est, aussi, changer en positives et créatrices nos propres manières de communiquer avec les autres), là sont donc les questions concrètes que chacun de nous doit poser aux membres de sa famille (dont certains sont des policiers, des gendarmes et des soldats), à ses amis, à ses collègues de travail, à toute personne avec laquelle s’établit un contact. Le mieux, pour mener à bien cette conscientisation citoyenne, est, - il faut le répéter et le souligner encore et toujours -, de constituer des comités populaires autogérés de base, partout. Bien entendu, il faut y réunir toutes les diverses opinions visant à l’authentique démocratie, et neutraliser les habituelles infiltrations (autochtones ou étrangères) tendant à semer confusion et division. Alors, les actions des militants dans les réseaux sociaux auront tout leur positif impact pour obtenir les droits légitimes proclamés par l’intifadha populaire. Au « diviser pour régner » des oligarchies, il s’agit de répliquer par : Se solidariser pour démocratiser (dans le sens de : auto-gérer). L’unité la plus large, le front le plus solide, dans le cadre de la démocratie la plus auto-gérée, pour le but principal qu’est l’émancipation du (des) peuple (s) de tous les maux qui les affligent, voilà, partout et toujours, des éléments fondamentaux pour sortir l’humanité de l’affligeante et psychopathe préhistoire oligarchique, pour construire une société où l’humain manifestera ce qu’il a de meilleur en terme de bonté et de beauté. N’est-ce pas là qu’est l’authentique civilisation ?

_____

(1) Une contribution précédente suggéra des groupes sociaux avec lesquels il est stratégique de concrétiser cette solidarité. Voir http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/10/resignes-et-indifferents-l-enjeu-de-l-intifadha-populaire-algerienne.html

(2) Maltraité et humilié. Lors de la présentation de la pièce de l’auteur de ce texte « Al hnana, ya ouled ! » (La tendresse, les enfants !), au Festival International de Théâtre de Béjaïa, en novembre 2012, quand le personnage de l’ouvrier ivre s’écria « Yahia hizb al mahgourne ! » (Vive le parti des maltraités-humiliés), le public manifesta son accord par de très vifs applaudissements.

 

Publié sur Algérie Patriotique (25.10.2019), La Tribune Diplomatique Internationale (27.10.2019), Le Matin d'Algérie (19.10.2019) - Voir les commentaires de lecteurs dans les publications, notamment sur Algérie Patriotique.

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #AUTOGESTION, #PEUPLE-DEMOCRATIE

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Publié le 16 Février 2020

ET L’ORGANISATION DE L’ « ÉLITE » ?

Dans la contribution précédente, concernant l’auto-organisation du Mouvement populaire comme agent social opératoire, un lecteur inséra ce commentaire :

« C’est plutôt à l’élite intellectuelle et politique qu’il revient de se structurer, s’organiser, et montrer concrètement, sur le terrain de la lutte, une combativité franche et soutenue en faisant bon usage de la force d’appui considérable que le Hirak met à son service. Mais pour l’instant, il est regrettable de constater que cette élite brille par son absence sur le terrain de la lutte. (…) En attendant que cette élite endosse honorablement sa tenue de combat, le Hirak est toujours là, debout, et il déblaie pour la postérité. » (1)

 

Tentatives vaines.

À l’exemple de ce lecteur, qui donc, parmi les membres de cette « élite », a posé ce problème réel ?… Voici l’objection prévisible : « Et toi, qu’as-tu fait ? »… Bien que parler de soi n’est pour le moins pas appréciable, il faut bien répondre à cette légitime interpellation ; elle a, en outre, l’avantage de valider cet exposé par un témoignage personnel. Pour ma part, voici ce que j’ai proposé.

En janvier 2018, j’ai publié un « Appel pour un mouvement d’autogestion sociale » (2). Résultat : silence total !

Durant le printemps de la même année, j’ai commencé par proposer à deux intellectuels universitaires, - se distinguant par leurs écrits comme soucieux du peuple algérien -, dont l’un renommé en Algérie, j’ai donc proposé la création d’une revue culturelle. Elle regrouperait toutes les bonnes volontés et compétences afin de contribuer ensemble, chacun et chacune à sa manière, à l’indispensable production culturelle qui manque dramatiquement en Algérie, et qui serait susceptible de contribuer à la naissance d’un mouvement social en mesure de changer positivement la situation dans le pays. L’un des deux sollicités a fini par me calomnier dans la presse, l’autre a simplement décliné la proposition. Il m’a semblé inutile d’aller plus loin.

Retournons au passé lointain.

Juste après l’indépendance, le regretté et ami Yahia Alwahrani, de son vrai nom Jean Sénac, voulut faire de l’Union des Écrivains Algériens un noyau contribuant à cette culture indispensable à un surgissement d’une conscience sociale émancipatrice. On se moqua de l’initiative de Jean Sénac. On serait très étonné d’apprendre qui fut l’un de ces moqueurs qui préféra faire cavalier seul, avec son petit groupe d’amis.

Personnellement, en créant la troupe du Théâtre de la Mer à fin 1968, je déclarai vouloir en faire un exemple incitant à créer un maximum de troupes du genre sur le territoire national, afin de contribuer à la naissance d’un mouvement culturel émancipateur. Un seul critique le comprit (3), sans être entendu.

 

Cas exemplaires.

La conscience de la nécessité d’une auto-organisation des intellectuels en Algérie, cette nécessité provenait d’une connaissance personnelle d’exemples historiques.

Des nations ont connu une union d’intellectuels, ayant su produire les idées que leurs peuples ont, par la suite, employées comme moyens d’émancipation politique et sociale. Exemples significatifs mais non exhaustifs : les membres du « Siècle des Lumières » en France, réunis autour de L’Encyclopédie, dirigée par Denis Diderot ; le mouvement intellectuel russe d’avant 1917, réuni autour de la revue La Cloche, dirigée par Alexandre Herzen ; le mouvement intellectuel chinois qui porta à l’élimination du régime féodal en 1919, puis au développement du mouvement populaire émancipateur.

Il y eut, également, - il faut le noter -, des « élites » réactionnaires qui, en s’auto-organisant, eurent une certaine influence sur leurs peuples. Exemples significatifs et non exhaustifs : les intellectuels allemands nazis, les intellectuels arabes qui ont créé l’organisation « Frères Musulmans » (4).

Certes, dans tous les cas, il s’agissait d’une minorité d’intellectuels, mais leurs capacités en matière de culture émancipatrice (ou réactionnaire) était assez forte. Leurs productions eurent un rôle important dans le réveil (ou la manipulation aliénante réactionnaire) de la conscience sociale, suivie par l’action populaire. Ces productions constituèrent une base pour l’établissement d’un programme, d’une « feuille de route » qui permirent de concrétiser les changements sociaux émancipateurs (ou réactionnaires).

 

Bilan.

En Algérie, si l’islamisme politique armé a été vaincu, par contre, l’islamisme politique et idéologique demeure vivace et influent, quoiqu’en disent certains intellectuels qui prennent leur désir pour réalité. Cet islamisme dispose de ce qui donne la force sociale : une auto-organisation, un programme d’action commun et des représentants pour le concrétiser. Ces trois éléments manquent aux intellectuels se réclamant de la démocratie, quelque soit sa nature, capitaliste ou socialisante. Même durant l’hécatombe d’intellectuels, qui eut lieu durant la « décennie noire », à ma connaissance il n’y eut pas d’auto-organisation effective des intellectuels.

Retournons au passé d’après l’indépendance. Il y eut des tentatives d’organisation des élites algériennes. Principalement par deux partis politiques d’opposition. L’un fut radical et sans concessions avec l’oligarchie alors dominante : le P.R.S. (Parti de la Révolution Socialiste), dirigé par le regretté Mohamed Boudiaf. Malheureusement, ce Parti fut trop faible, principalement à cause de l’impitoyable répression exercée contre lui par l’oligarchie dominante… L’autre parti, le P.A.G.S. (Parti de l’Avant-Garde Socialiste) pratiqua, hélas, le « soutien critique » avec l’oligarchie. Il en résulta une élite intellectuelle opportuniste (certes, suite à une répression impitoyable de la part de l’oligarchie) et « caporaliste ». Opportuniste, elle bénéficia des strapontins administratifs concédés par l’oligarchie régnante, tout en s’efforçant de créer des « espaces de liberté ». Il en résultat une désorientation qui a neutralisé, quand pas corrompu financièrement, des membres de cette élite intellectuelle, isolant et neutralisant la minorité d’entre eux, réellement au service du peuple. Quant au « caporalisme », il se manifesta par une action où l’asservissement à l’idéologie et à la politique du Parti (« l’Avant-Garde » !) primait sur la valeur qualitative de la production intellectuelle. Mécanisme typique jdanoviste stalinien. Comme en Russie, où le bolchevisme au pouvoir annihila l’émancipatrice production intellectuelle, en Algérie le pagsisme eut un résultat identique : la médiocrité servile érigée en « culture ». Le cas le plus flagrant fut le théâtre caporalisé de l’époque. J’en ai payé les frais (5).

Encore aujourd’hui, quoique ce Parti est depuis longtemps dissous suite à ses contradictions internes, sa mentalité reste majoritaire parmi les intellectuels algériens : opportuniste et caporaliste. Opportunisme, parce que préférant les strapontins offrant de confortables sinécures dans l’administration, tout en se proclamant « progressiste » et « démocratique ». Et « caporalisme », car tout intellectuel n’adhérant pas à cette position est automatiquement occulté, écarté de toute possibilité de travail dans les domaines où ces intellectuels « progressistes » ont des responsabilités étatiques. Là, aussi, j’en ai payé les frais (6).

Notons un aspect fondamental. Le point commun entre les gérants de l’État et les membres de l’élite d’opposition est la mentalité autoritaire hiérarchique : seuls les membres des élites conçoivent et ordonnent, le peuple se contentant d’applaudir et d’exécuter. On comprend, alors, que le concept d’autogestion sociale soit totalement tabou. Certes, la formule « Par et pour le peuple » est évoquée tout le temps (sauf par les intégristes islamistes) ; mais, dans les faits, il s’agit uniquement d’une proclamation démagogique. Pour ces élites, le but n’est pas de partager le pouvoir entre tous les citoyens, mais de prendre le pouvoir, pour, ensuite, édifier un système social où ces élites demeurent dominantes.

Le pays a, certes, une minorité, - à ma connaissance toute petite minorité -, d’intellectuels professionnellement compétents et éthiquement au service de l’émancipation sociale réelle. Mais, en règle générale, - tout au moins selon mes constatations personnelles, basées sur les actes et non sur les déclarations d’intentions -, le souci premier des intellectuels se proclamant favorables au peuple est ailleurs : d’abord, s’assurer une carrière professionnelle qui leur fournit une certaine réputation médiatique et les bénéfices matériels qui l’accompagnent. Pour ces intellectuels, la conscience de la nécessité de s’unir sur base d’un programme d’action commun, cette conscience est absente, sinon hésitante. Depuis l’indépendance, à part Jean Sénac, qui et combien sont les intellectuels qui se sont unis dans une structure commune, non caporalisée - précisons-le -, autonome, pour contribuer à la production d’une culture servant à l’émancipation sociale du peuple ?

Voici un cas flagrant où les intellectuels algériens, francophones comme arabophones, ont failli totalement à leur devoir : la promotion de la langue populaire arabophone, dite « darija ». Alors que dans le monde, un groupe d’intellectuels a contrecarré la langue élitaire dominante dans son pays, pour promouvoir la langue populaire (par exemple, le français était, au temps de Ronsard, une simple « darija », dominée par le latin, mais qui devint langue à part entière grâce au groupe d’intellectuels réunis dans la « Pléiade »), en Algérie on se contenta du français et de l’arabe classique, au mépris de la langue populaire arabophone. Pis encore : on évoqua des arguments de fanfarons (tare habituelle de l’aliénation de colonisé) pour justifier ces choix. Seuls, les intellectuels amazighes eurent le courage et l’honneur de combattre pour valoriser leur langue populaire. Et quand, pour introduire le débat, j’ai publié mon essai Défense des langues populaires : le cas algérien (7), silence total. En Algérie, ce n’est pas l’argument qui compte, mais le statut médiatique de l’auteur. Ce statut est concédé par des élites oligarchiques de l’ex-métropole coloniale ou par celles moyen-orientales. Frantz Fanon, reviens ! Pour constater combien d’intellectuels algériens, au pays ou dans la diaspora, sont encore colonisés ou néo-colonisés, tout en se proclamant libres penseurs au service du peuple.

Au cours de l’actuel Mouvement populaire algérien, l’enthousiasme me porta, avec un ami informaticien, à élaborer un projet de revue culturelle, où interviendrait toutes celles et ceux qui estimeraient indispensable de créer un mouvement culturel d’émancipation sociale. Mais voici la question : combien de personnes collaboreraient de manière bénévole et régulière ?

La majorité dominante des membres de l’élite politique, syndicale et intellectuelle, y compris « progressiste » et « démocrate », se caractérise par le « zaïmisme », le leadership : « Moi, le meilleur ! Qui n’y consent pas est un envieux ! » Ces intellectuels adorent être érigés en icône (voir leur manière de poser devant l’appareil photographique, tels de vulgaires acteurs de Hollywood), qualifiés de « Monument », de « Géant », de « Mythe »… Ils le sont par la petite-bourgeoisie superficiellement cultivée, psychiquement demeurée enfantine parce que besogneuse de « Père Sauveur ».

Au contraire, s’unir dans une structure, c’est mettre au second plan la personnalité individuelle au bénéfice de l’organisation collective. La majorité des intellectuels font cavalier seul. Cette posture leur permet de bénéficier du beurre et de l’argent du beurre : argent et privilèges d’une part (jamais révélés publiquement) concédés par les gérants du pouvoir (étatique ou privé), et, d’autre part, une image (ostentatoire) d’ami et défenseur du peuple. Cependant, la critique des autorités (étatiques ou privées) est soigneusement calibrée : elle pointe le secondaire et occulte l’essentiel, par exemple, dénoncer la « bureaucratie » et non l’oligarchie dominante, cause de la bureaucratie ; ou encore dénoncer des problèmes sociaux stigmatisés comme « tares », en occultant les premiers responsables de ces « tares ».

Prêtons finalement attention uniquement à la minorité d’intellectuels réellement soucieux de l’émancipation du peuple. Avant ou pendant qu’ils parlent ou écrivent pour demander au peuple de s’auto-organiser, ne devraient-ils pas, d’abord, commencer par donner l’exemple eux-mêmes ?

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(1) « Un Hirak qui ne s’organise pas échouera », https://www.algeriepatriotique.com/2020/02/10/contribution-de-kaddour-naimi-un-hirak-qui-ne-sorganise-pas-est-voue-a-lechec/

(2) Voir « Vers l’intifadha populaire en Algérie 2019 », disponible ici https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-vers-intifadha-algerie-2019.html

(3) « « Le Théâtre de la Mer doit exister à des milliers d'exemplaires (...) », article non signé, revue « Echabab », 7 février 1971.

(4) Pour plus d’informations concernant la Chine, l’Allemagne et les pays arabes, voir https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/1076

(5) Voir « Éthique et esthétique au théâtre et alentours », Livre 2 : « Écriture de l’histoire avec la gomme ou le prix du silence », disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-theatre-oeuvres-ecrits%20sur%20theatre_ethique_esthetique_theatre_alentours.html

(6) Voir « Éthique... », o. c., Livre 4 : Retour en zone de tempêtes.

(7) Librement accessible ici :https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-defense_langues_populaires.html

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Publié sur

Algérie Patriotique (16.02..2020) et La Tribune Diplomatique Internationale (16.02.2020).

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #AUTOGESTION, #PEUPLE-DEMOCRATIE

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Publié le 9 Mai 2018

Contre l’idéologie harkie, pour la culture libre et solidaire 8.  Guerre de libération, société actuelle et « intellectuels » harkis.

Suite à l’examen de l’attitude des dirigeants algériens après l’indépendance, à propos de la guerre de libération nationale (1), revenons aux écrivains et artistes algériens ou d’origine algérienne. Comme dans le cas des politiciens, nous constatons une corrélation directe entre l’attitude envers la guerre de libération nationale et celle concernant la réalité sociale actuelle de l’Algérie. Les dirigeants étatiques occultent la vérité sur la première, et gèrent la seconde de manière oligarchique ; tandis que les harkis dénigrent la première, et ne voient que négativement la seconde. Concernant ces derniers, essayons d’éclairer les procédés fondamentaux, vis-à-vis du passé puis du présent.

Premier cas : la guerre de libération nationale.

Tous les mouvements de résistance dans le monde, sans exception, ont connu des actions inacceptables, contraires à l’idéal proclamé et poursuivi. Cependant, les auteurs objectifs n’en ont pas tiré de ces événements négatifs une généralisation pour dénigrer la résistance en tant que telle. Pour ce qui est spécifiquement de l’Algérie, ces auteurs n’ont pas, non plus, suivi la tendance colonialiste et néo-colonialiste française. Elle est représentée notamment par un Eric Zemmour, déclarant le « rôle positif » de la colonisation, un Alain Finkielkraut, honoré par l’Académie, assurant le « bien aux Africains » que fut le colonialisme français, et un Robert Menard, l’auteur de « Vive l’Algérie française ! » (2).

Est-ce là uniquement des propos concernant le passé ?… Absolument pas ! Il s’agit d’une évocation d’un passé (colonial) pour justifier un présent à visée néo-coloniale. Car, de même que dans le passé, l’Algérie possédait des ressources naturelles, un territoire et une force de travail, elles les possèdent aujourd’hui, encore davantage. Et de même que, dans le passé, l’oligarchie française avait besoin de coloniser pour s’enrichir, elle a également, aujourd’hui, besoin du même recours, pour ne pas perdre ce qui lui reste d’hégémonie « impériale ». D’où l’agression continue des représentants de cette oligarchie capitaliste (« socialistes » et « libéraux ») en Libye, puis en Syrie, en attendant le tour de l’ex-colonie « chérie » : l’Algérie.

Comment, donc, justifier l’actuel néo-colonialisme sinon en mettant en valeur les aspects « positifs » du colonialisme passé ? Et comment y parvenir sans salir la guerre de libération nationale algérienne, afin de lui enlever toute légitimité ? Les deux démarches constituent un processus unique complémentaire.

C’est dans cette infecte tendance idéologique néo-coloniale que se placent les productions et déclaration des harkis algériens ou d’origine algérienne dans le domaine culturel : romans, films, théâtre, déclarations de presse, participation à des colloques, chansons, etc (3). La meilleure preuve que ces oeuvres répondent aux intérêts néo-coloniaux, c’est qu’elles sont financées, parrainées, commercialisées, glorifiées par leurs représentants politiques, économiques et « culturels ». Autrement, a-t-on jamais vu des capitalistes offrir leur argent pour des œuvres « culturelles » dont ils n’étaient pas les premiers à en tirer pas profit, d’une manière ou d’une autre ?

Notons la méthode d’exposition médiatique glorificatrice de ces « oeuvres » : elles sont présentées comme l’aspect « civilisé » d’autochtones combattant la « barbarie » de leur propre peuple. Version actuelle des « Ya ! Ya ! Banania ! » et « beni-oui-oui » de l’ignoble époque coloniale. Bien entendu, cet aspect « civilisé » de l’auteur indigène ou d’origine indigène se présente comme tel parce qu’il se réfère aux « valeurs » occidentales, considérées comme les seules valables. Et, bien entendu encore, ce discours est soutenu et financé par les promoteurs néo-coloniaux de ces « œuvres ».

Qui croirait que c’est là procédure et langage nouveaux ignore l‘histoire. Dans le passé, tout colonialisme, et cela dès les invasions dans l’antiquité (Grèce, Chine, Inde), ne tenait-il pas le même discours par la voix de ses politiciens, idéologues, écrivains et artistes ? Apporter la « civilisation » aux « barbares » : là était et là demeure aujourd’hui l’ « argument ».

Quand au colonialisme visant spécifiquement les peuples musulmans, et cela dès les croisades, les arguments employés étaient de la même substance. Il a suffi de remplacer un mot par un autre particulier : Islam rétrograde, domination inacceptable de l’homme sur la femme, sexualité « débridée », « mystérieux harem », « danse du ventre langoureuse à la limite de la décence », « sultan » et « peuple » « fourbes » (les nazis ont appliqué l’adjectif aux Juifs, et les « Occidentaux » à tous les peuples du « Tiers-Monde »). Non pas que, dans les sociétés musulmanes, des problèmes, et graves, n’existaient ou ne perdurent pas, mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les arguments et la méthode de les présenter par les néo-colonisateurs et leurs harkis servent uniquement à légitimer une « supériorité civilisationnelle » contre une « barbarie », pour justifier une domination coloniale passée et une autre néo-coloniale présente et future. Cette « supériorité civilisationnelle » finira par se manifester par l’agression militaire (4).

Second cas : la société actuelle.

Rappelons-nous, récemment, le co-pilote allemand qui se suicida, en entraînant dans sa mort tous les passagers de l’avion. Si cet homme avait été musulman (et/ou arabe, pakistanais, afghan, asiatique, latino-américain), les auteurs harkis (et leurs mandataires) auraient affirmé : « C’est parce qu’il est musulman (et/ou arabe, pakistanais, afghan, asiatique, latino-américain) qu’il a commis ce crime ! » Donc, procédé généralisateur sans nuance. Cependant, on se limita à déclarer une carence individuelle psychique, sans procéder à une généralisation abusive, par exemple en rattachant le geste du co-pilote au fait qu’il était : 1) chrétien, en évoquant les Évangiles où on trouve une notion permanente et fondamentale : le « sacrifice » ; 2) allemand, en évoquant le récent passé nazi de l’Allemagne et sa pratique de la « punition collective », puisque le co-pilote entraîna dans sa mort celle des passagers de l’avion ; 3) de culture germanique, en se basant sur la philosophie de Nietzsche : « volonté de puissance », « Sur-homme », mépris de la foule.

Personne n’a présenté ce genre d’ « analyse ». Pourquoi ?… Simplement parce que personne ne songeait à légitimer une néo-colonisation de l’Allemagne par ce genre d’article de presse. Cependant, avant la première guerre mondiale, des articles pullulaient en France, accusant l’Allemagne de « barbarie germanique » : alors, il fallait justifier la guerre de l’oligarchie française contre l’Allemagne.

Autre exemple. On sait que les viols de femmes par des hommes existent partout, y compris dans les pays dits civilisés. Néanmoins, a-t-on jamais lu un article de presse, écrit par un journaliste de ces pays, affirmer que tel viol, commis par un individu ou un groupe, est le produit d’une société entièrement malade, tarée, où la femme est réduite à un objet érotique commercialisée systématiquement dans la publicité, où la sexualité est envahie par la pornographie, où les valeurs éthiques sont méprisées au profit du gain financier, etc., etc. ?… Non ! Le journaliste se limite à examiner le cas dans sa spécificité circonstanciée, simplement.

Par contre, quand on accusa des Algériens de viol à Cologne, en Allemagne, Kamal Daoud s’est empressé immédiatement, sans même attendre le verdict de la justice, d’affirmer de stupéfiantes généralisations, applaudies et diffusées par des « Occidentaux » que cette présentation de l’événement arrangeait. Pardi !… Mais c’est encore là le « choc des civilisations » entre la « barbarie » et la « civilisation » ; il faut donc, pour sauver la seconde, combattre la première. Précisons qu’à la fin du procès concernant ces viols, les magistrats ont innocenté les inculpés. Mais combien de moyens d’ « information », contrôlés par les tenants du « choc des civilisations », ont présenté leur auto-critique ? Aucun, à ma connaissance. Et l’auteur de l’article infamant, Kamal Daoud ?

Signalons une précédente initiative harkie. En 2010, une « caravane » se proposait de légitimer Albert Camus en Algérie (5). Tiens ! Tiens !… Alors, qu’il avait déclaré « préférer » sa mère à la « justice », autrement dit la population coloniale européenne aux indigènes qui voulaient l’indépendance. Et, pourtant, l’écrasante majorité de cette population coloniale était hostile à l’indépendance, quoique le programme qui la décrivait n’excluait pas la présence européenne, une fois le pays libéré du colonialisme. Extrêmement rares furent les Européens d’Algérie qui ont soutenu l’idéal indépendantiste.

Retournons à la « caravane » en faveur de Camus, l’opposé à l’indépendance. Autorités étatiques algériennes (en la personne de l’officiel directeur du Centre Culturel Algérien de Paris, qui était… Yasmina Khadra. Tiens ! Tiens !), une partie significative de la presse algérienne, dite d’opposition, et des privés ont soutenu cette tentative de « reconquête culturelle » du peuple algérien, prélude et condition de sa néo-colonisation. Seul, un petit groupe d’intellectuels algériens dénonça cette entreprise, en la mettant dans la stratégie néo-coloniale où elle s’insérait objectivement. La « caravane » avorta. Bien entendu, ce petit groupe de protestataires fut calomnié de toutes les manières, par les « élites » dominantes, en France comme en Algérie. Quels furent les arguments ?… Le « droit à la culture » pour le peuple algérien, et le refus du « ressentiment chauviniste » lié au « passé ». Cependant, voici ce qu’on peut lire :

«  (…) Sartre, lors de sa célèbre conférence de 1956 : « Le colonialisme est un système ». Répondant à une question posée par un interlocuteur fictif, qu’il nomme un « réaliste au cœur tendre qui proposait des réformes » (et on ne peut que penser que Sartre visait Albert Camus), réformes qualifiées de « mystification néo-colonialiste », il ironisait : « Les néo-colonialistes pensent qu’il y a de bons colons et des colons très méchants. C’est par la faute de ceux-ci que la situation des colonies s’est dégradée ». Non, disait Sartre, il n’y a pas de « bons colons » qui pourraient racheter les fautes et les crimes des « méchants », il y a des colons tout court qui, tels les bourgeois de Marx, ont créé leurs propres fossoyeurs : « Les colons ont formé eux-mêmes leurs adversaires ; ils ont montré aux hésitants qu’aucune solution n’était possible en dehors d’une solution de force. L’unique bienfait du colonialisme, c’est qu’il doit se montrer intransigeant pour durer et qu’il prépare sa perte par son intransigeance ». Même si ce n’est plus à la mode, je me range pour ma part à cette conclusion de Sartre. » (6)

On découvre, alors, la méthode des auteurs harkis : partir d’un fait incontestable (sans avouer sa particularité circonstanciée), du passé ou du présent, pour le présenter comme signifiant général et absolu, sans tenir compte d’autres faits qui en relativisent la valeur explicative. Et, naturellement, on oculte totalement l’enjeu fondamental : le rôle de la culture dans le conflit entre dominateurs et dominés. Résultat : on donne de la société visée une image complètement barbare, obscure, cruelle, scandaleuse, donc… inacceptable. Par conséquent, « quelqu’un » de « civilisé » doit apporter la « civilisation » à ce peuple. Camus a-t-il agi de manière diverse ? En dénonçant les violences commises sur des civils européens par les combattants de la guerre de libération algérienne, sans considérer celle-ci dans le cadre des crimes contre l’humanité commis par le colonialisme français (ce que Sartre reconnaît et souligne), Camus ne justifiait-il pas la présence coloniale (sa « mère ») en Algérie, au détriment de l’indépendance nationale (la « justice ») ?

Alors, Camus, comme les auteurs harkis algériens ou d’origine algérienne, se présentent en révoltés contre l’injustice et la barbarie, en défenseurs des droits humains, de la civilisation et du progrès, en les plaçant uniquement d’un coté, celui des colonisateurs puis néo-colonisateurs. Concernant Camus, on évoqua, pour sa défense, sa sympathie pour les anarchistes. Or, ceux-ci ont tous condamné le colonialisme, sans ambiguïté ni réserve. Même ceux des anarchistes qui dénonçaient le caractère totalitaire du F.L.N. et la possibilité de création d’une caste anti-populaire, après l’indépencance, n’allaient pas jusqu’à dénier la légitimité de la lutte du peuple algérien pour abolir le système colonial. Dans la vision de Camus, « l’homme révolté » se divisait, en réalité, en deux catégories : le « bon » et le « mauvais », ce dernier étant l’Algérien, voulant l’élimination du colonialisme.

Notons qu’au sujet des auteurs harkis, les autorités algériennes n’en ont cure, puisqu’elles ne déclenchent pas les habituelles répressions administratrices, d’emprisonnement, ni d’assassinat « mystérieux » (7). C’est que les écrits et les déclarations des harkis ne portent pas sérieusement atteinte aux intérêts des détenteurs de l’État. Au contraire, d’une certaine manière, il les servent. Car, d’une part, dénigrer la guerre de libération nationale, c’est jeter le discrédit sur ses représentants authentiques, et, donc, légitimer les usurpateurs. D’autre part, calomnier la société algérienne présente, c’est affirmer sa « barbarie » et, donc, justifier la nécessité de la dominer par une caste. Ses intruments ?… Une vision asservissante de l’Islam, une « culture » folklorisante dégradée et dégradante, des moyens de coercition administrative.

Mais, il y a d’autres personnes qui trouvent tout leur intérêt dans ces œuvres et déclarations de harkis. Qui ?… Mais, pardi ! Ceux qui se proclament les « civilisés », les défenseurs des droits humains, de la démocratie et du progrès !… Et qui sont-ils ? Mais, encore pardi !… les oligarchies capitalistes des pays « occidentaux » : États-Unis, Europe (notamment Angleterre et France), Israël. Et leurs chiens de garde « intellectuels » (8).

Ah, bon ! Ils sont donc civilisés et démocrates, les dirigeants de ces pays, et les citoyens qui les ont élus au gouvernement ? Que dire alors de leurs avions et missiles qui, au mépris du droit international, bombardent des populations civiles dans certains pays, sous prétexte de leur donner la « civilisation », la « démocratie », le « progrès », « libérer les femmes » et « combattre l’obscurantisme religieux » ? Et, comme par hasard, les pays victimes possèdent des ressources naturelles ou/et un territoire stratégique pour l’encerclement des adversaires russe et chinois. Et l’oliarchie qui gouverne l’État d’Israël serait, aussi, « civilisée » et « démocratique », défend les « droits humains » des individus et des peuples. Est-ce conforme avec son comportement envers le peuple palestinien, au mépris des résolutions de l’ONU, d’une part, et, d’autre part, avec son soutien aux régimes rétrogrades : Maroc, Jordanie, et, à présent, Quatar et Arabie saoudite ?

Ce qui demeure intéressant à constater c’est que l’apparition de ces harkis algériens ou d’origine algérienne, dans le domaine culturel, est un grave avertissement. Il serait fatal de ne pas le comprendre, en montrant son insertion dans les enjeux fondamentaux actuels de la planète : 1) l’accaparement de ressources naturelles, pour assurer la suprématie économique ; 2) l’occupation de territoires, pour surveiller et, éventuellement, agresser un adversaire ; 3) exploiter une main-d’œuvre sans défense syndicale, asservie par une caste soumise à l’oligarchie mondiale dominante.

Cet avertissement, incarné par des harkis « culturels », montre au peuple algérien qu’il est menacé par une nouvelle forme de domination, néo-coloniale après celle coloniale. Que l’on ne perde jamais de vue cette réalité : jusqu’à peu de temps, l’Afrique, dont l’Algérie est une composante, constituait le « pré-carré » de l’oligarchie française. Voici que la Chine est arrivée en Afrique, et la Russie y retourne. Leurs méthodes sont différentes. Non pas qu’elles soient philanthropiques, mais elles tiennent un meilleur compte des intérets des peuples africains. Dès lors, l’oligarchie française est contrainte de recourir à tous ses moyens (y compris, comme toujours, services secrets et présence militaire) pour conserver ses profits économiques en Afrique. Et, comme toujours, la « culture » française (celle coloniale et non celle anti-coloniale) y joue un rôle important. Voilà la cause première et principale de l’encouragement et du soutien aux harkis « intellectuels » africains (9).

L’expérience historique le montre, partout et toujours : une certaine « culture » n’est rien d’autre que le signe précurseur de la domination exploiteuse, présente ou prochaine qui se prépare (10). Elle se manifeste d’abord par ce qui la cause : l’hégémonie économique (11). Si celle-ci ne donne pas les profits escomptés, suit l’agression militaire. Bien entendu, au nom de la « civilisation », comme toujours. Aux peuples et à leurs parties éclairées de se préparer à l’affrontement (12), parce qu’ils n’ont pas d’autre choix : être asservi, à moins de combattre pour conquérir la liberté. Et pour qu’elle soit authentique, elle doit se compléter par l’indispensable solidarité entre les dominés-exploités, hommes et femmes, jeunes et vieux. À suivre.

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(1) https://www.algeriepatriotique.com/2018/04/30/dirigeants-guerre/

(2) Voir https://www.revue-ballast.fr/tuer-pour-civiliser-au-coeur-du-colonialisme/

(3) Voir partie 1 https://www.algeriepatriotique.com/2018/04/12/contre-lideologie-harkie-culture-libre-solidaire/ et partie 2 https://www.algeriepatriotique.com/2018/04/16/contre-lideologie-harkie-culture-libre-solidaire-2-guerre-de-liberation-nationale/.

(4) Voir l’excellent article de Alain Ruscio, cité en note 2.

(5) Lire absolument les très éclairantq texte ici : http://forumdesdemocrates.over-blog.com/article-la-caravane-camus-et-son-debat-inegal-109135301.html

(6) Référence citée en note 2.

(7) Rappelons celle de Jean Sénac, en 1973. Voir http://www.lematindalgerie.com/eloge-au-compagnon-jean-yahia

(8) Il est salutaire de lire ou relire l’essai de Paul Nizan, du même titre, en l’appliquant à la réalité actuelle.

(9) Voir https://reseauinternational.net/pourquoi-la-france-finira-t-elle-par-perdre-lafrique/

(10) Voir http://www.lematindz.net/news/23193-du-role-des-intellectuels-et-des-artistes.html

et http://www.lematindz.net/news/24015-mercenaires-cameleons-et-libres-penseurs.html

(11) Cet aspect sera exposé dans une partie successive.

(12) En Algérie, des représentants de partis politiques d’opposition, et des intellectuels, soucieux de l’intérêt du peuple, ne cessent de le déclarer.

Publié sur Algérie Patriotique et Le Matin d’Algérie, le 3 mai 2018

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

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Publié le 14 Décembre 2017

Croquis de K. N.

Croquis de K. N.

Sur la rubrique « Débats » de ce journal (Le Matin d'Algérie), on lit cette conclusion de Kacem Madani :

« Rassemblez-vous d’abord ! vous les Grands Benbitour, Benflis, Djillali, Boukrouh, Sadi et autres « douctours » (Allah ibarek les sommités que compte le pays) ! à ce moment-là, l’espoir de faire bouger le « ghachis », qu’à vos yeux nous sommes, ne serait pas insensé ! Tel rassemblement, en haut lieu organisé, faites-nous confiance ! nous nous réveillerons de notre profonde léthargie pour vous acclamer et vous glorifier, comme nous l’avions fait pour ceux qui vous ont précédé, juste avant que l’armée des frontières ne surgisse du fond fin de tout ce qui rime avec imposture céleste et Arabie pour nous b…riser ! »

Auparavant, le même auteur déplore :

« Côté caste intellectuelle, les choses n’offrent pas davantage d’optimisme. »

Dans les affirmations de Madani, je ne discerne pas la part d’ironie et celle de sérieux. Supposons la seconde hypothèse.

Concernant ces deux catégories sociales, chefs politiques et intellectuels, voici quelques considérations. Elles ne sont dictées par aucun ressentiment négatif et stérile, tout au moins je m’y efforce ; elles veulent résulter uniquement du simple résultat de l’observation objective du mode de fonctionnement des sociétés humaines.

1. L’impossible « rassemblement » des partis politiques.

Pourquoi les partis politiques d’opposition et leurs chefs, et pourquoi les personnalités politiques sans parti ne peuvent pas s’unir, des motifs ont déjà été fournis dans une contribution précédente (1).

La référence de Madani au passé d’avant l’indépendance appelle des précisions.

Le Front de Libération Nationale ne fut pas un rassemblement de partis politiques, malgré le terme « Front ». Il fonctionnait comme parti politique exclusif. De fait, toutes celles et ceux qui y adhéraient devaient renoncer à leur éventuelle appartenance à un autre parti politique, d’une part. D’autre part, dès qu’un autre parti lui fit concurrence, le Parti Communiste Algérien, puis le M.N.A., le F.L.N. les élimina par la violence, acceptant que des adhérents à ces deux derniers partis rejoignent le F.L.N. mais en tant qu’individus simplement.

Or, dans la situation actuelle de l’Algérie, aucun parti n’a une force structurelle et idéologique telle qu’il pourrait assumer le rôle qu’a eu le F.L.N., quand il déclencha et dirigea avec succès la guerre de libération nationale. En outre, la violence employée par le F.L.N. pour éliminer ses concurrents d’alors n’est évidemment pas de mise aujourd’hui.

Reste donc, actuellement, uniquement la concurrence acharnée entre les partis pour l’hégémonie ; elle servirait à conquérir le poste suprême de la hiérarchie sociale : l’État. Mais cette ambition se révèle impossible. Aucun de ces partis, comme le constate tous les observateurs, n’a une assise populaire citoyenne assez consistante pour mobiliser les citoyen-nes de manière significative, afin d’établir son hégémonie sur les autres partis.

Dès lors, comment serait-il possible de croire à une possible union, à un « rassemblement » entre les chefs de partis ?

Quelques exemples significatifs peuvent enlever toute illusion.

Karl Marx a voulu rassembler toutes les forces en faveur de l’émancipation prolétarienne. Michel Bakounine et James Guillaume, entre autres, comme libertaires, s’y sont associés. Après une courte période, Marx, ayant pris la direction de l’Association Internationale des Travailleurs, et critiqué à cause de sa gestion autoritaire de l’organisation, trouva le moyen frauduleux (des bulletins de vote manipulés) pour expulser les critiques.

Devant l’éclatement de la révolution russe, en 1917, Lénine écrivit son essai « Tout le pouvoir aux soviets ! ». Puis il s’arrangea pour que son parti noyaute et prenne la direction de ces soviets. Devant la résistance et la critique contre l’autoritarisme des bolcheviks, les bombes, les canons et les mitrailleuses de l’Armée « rouge » éliminèrent les critiques.

Comment, dès lors, croire qu’un chef politique, une fois consolidé son pouvoir personnel, puisse souffrir un concurrent ?… On objectera que Marx et Lénine étaient autoritaires. Qu’on me cite un « libéral » qui, dans les actes, ne le soit pas. Et rappelons-nous l’expérience française du « Front uni » de « gauche » : elle amena François Mitterrand au pouvoir, par l’affaiblissement puis l’élimination du Parti communiste, avec les piteux résultats qu’on connaît concernant le peuple du « bas » de la pyramide sociale.

Les politiciens, chefs ou ambitionnant de l’être, ne sont, subjectivement et objectivement, rien d’autre que des loups, travestis en bonne grand-mère, pour non pas dévorer mais vivre (privilèges de la décision unilatérale, outre aux avantages matériels fournis par la position étatique) au détriment des « moutons » que seraient les citoyen-nes.

2. Le moteur du « ghâchi ».

Si chaque parti algérien actuel est incapable de « faire bouger le « ghachis », est-il possible que l’improbable « rassemblement » des partis puisse réaliser ce miracle ? Comment ?… Cet « espoir » me paraît « insensé ».

Mais supposons-le possible.

De quelle « léthargie » se réveillerait le « ghâchi » ?

En « acclamant » et en « glorifiant » ces nouveaux « sauveurs », le peuple sortirait-il réellement de sa « profonde léthargie » ?… Est-ce que les peuples français ou états-unien sont sortis de leur « léthargie » en acclamant et glorifiant un Mitterrand ou un Macron, un Obama ou un Trump ?… Et même si le peuple avait Lénine, Trotski, Mao Tsé Toung ou même Gandhi (ou, encore, De Gaulle ou John Kennedy), sortirait-il de sa « léthargie » (que je préfère appeler par un mot qui n’est plus à la mode mais qui reste néanmoins le plus pertinent : aliénation) ?

Certes, en son temps, le peuple a acclamé et glorifié les dirigeants du F.L.N., parti dirigeant de la guerre de libération nationale. Mais comparer cette situation passée à l’actuelle ne semble pas correspondre à la réalité.

Ajoutons ceci. Si le peuple ne s’était pas contenté d’acclamer et de glorifier les dirigeants de la lutte armée, mais avait commencé à prendre son destin en main (comme l’a fait le peuple durant la guerre civile espagnole des années 1936-1939), aurions-nous eu les chars et les mitrailleuses de l’armée des frontières en 1962 ?

Et quand, juste après l’indépendance, le même F.L.N. avait désormais perdu sa mission historique conjoncturelle de dirigeant, étant incapable de faire tourner les entreprises industrielles et agricoles, le peuple a, pour une fois, pris son destin en main, créé l’autogestion, sans besoin d’acclamer ni de glorifier personne.

Dès lors, - l’histoire mondiale et algérienne le prouve -, appeler ou espérer, en voulant acclamer et glorifier des dirigeants politiques, cela revient uniquement à déléguer son propre pouvoir, celui du peuple, à y renoncer pour le confier à une caste politique dirigeante. Or celle-ci se sert d’abord elle-même avant de satisfaire la mission qui lui a été confiée par ses mandataires.

Par conséquent, s’il faut acclamer et glorifier, n’est-il pas sage, raisonnable et utile d’acclamer et de glorifier seulement soi-même, autrement dit le peuple, les citoyens-nes ? Et cela parce qu’ils savent, si on ne les empêche pas par la violence, se prendre en main eux-elles-mêmes, à travers leurs propres organisations autonomes et fédérées.

3. La caste intellectuelle.

Venons à celle-ci. Là, également, des contributions précédentes ont fourni des propositions d’éclaircissements (2).

Ajoutons d’autres considérations.

D’une manière générale (les exceptions confirmant la règle), les intellectuels ont des caractéristiques spécifiques. Vient d’abord l’intérêt strictement personnel : en terme de gain financier, donc de confort matériel ; ensuite en terme de gloire sociale (honneurs, récompenses, etc.). Évidemment, les concernés ne le déclarent jamais publiquement, mais il est facile de le constater.

Même leur préoccupation sociale, en particulier pour la classe des exploités-dominés, est généralement instrumentalisée pour servir cet intérêt strictement personnel.

Et, si on ne se laisse pas éblouir comme un insecte par la « lumière » des déclarations de l’intellectuel, l’on constate les précautions qu’il utilise pour être ni trop loin du pouvoir dominant, parce qu’il aura trop « froid » (en terme de gain financier et de gloire médiatique), ni trop proche, parce qu’il aura trop « chaud » (en terme de compromission, et donc de perte de son auréole d’ « ami » et de « compatissant » pour le peuple). Jeu de balance !

Pour comprendre la nature sociale et le rôle idéologique de l’intellectuel, il suffit de lire, entre autres, les deux essais, bien que provenant de conceptions idéologiques différentes : « Les chiens de garde », de Paul Nizan, et « La trahison des clercs », de Julien Benda.

Je ne me rappelle pas où j’ai lu cette information : durant la « guerre froide », la C.I.A. comme le K.G.B., pour mettre des intellectuels à leur service, ont avoué que le premier ressort sur lequel ils jouaient, et réussissaient, était la « vanité » de cette catégorie de personne, puis venait l’argent à leur donner.

L’intellectuel de ce genre n’est-il pas au-dessous de la prostituée ?... Elle vend une partie de son corps pour quelques minutes à quelques individus, sans leur accorder son âme. L’intellectuel mandarin, épris de lui-même, vend son cerveau tout entier, donc son âme, pendant environ huit heures par jour et même plus à un marchand de paroles ou à un usurpateur de pouvoir dominateur. Mais le système social étant ce qu’il est, infâme, ce type d’intellectuel est encensé tandis que la prostituée est méprisée.

De fait, partout et toujours dans le monde, combien sont les intellectuels qui ont non pas uniquement parlé ou écrit mais réellement agi du côté des exploités-opprimés ? Combien ont été les Maïakovsky, les Lu Xun, les Nazim Hikmet, les Federico Garcia Lorca (« Je suis et serai toujours du côté de ceux qui ont faim », avait-il affirmé et pratiqué), les Paul Nizan, les Mouloud Feraoun, les Jean Sénac (très bizarrement trop occulté en Algérie), les Ken Saro-Wiwa ?

Et partout et toujours, combien d’intellectuels se sont unis contre un pouvoir dominateur, non pas pour préserver leurs intérêts de caste particulière (ce qu’ils savent toujours faire), mais pour défendre les intérêts du peuple exploité-opprimé ?

Pour se limiter à l’Algérie et à sa période la plus récente, on a vu des intellectuels protester contre les traitements inacceptables subis par l’un d’entre eux. Ils ont certes bien agi, mais dans le cadre de leur corporation.

Mais les a-t-on vus protester de la même manière contre la répression et l’emprisonnement de représentants de comités de chômeurs ou de syndicats autonomes ?

Retournons au passé. Juste après les premières années de l’indépendance, un intellectuel s’est efforcé d’unir les intellectuels algériens, à travers une organisation (l’association des écrivains algériens). Son nom : Yahia Alwharani, de son vrai nom Jean Sénac. Ses tentatives furent vaines ; son action fut même boycottée et sa personne traitée de manière honteuse et indigne par certains dont il est préférable de taire le nom, parce qu’ils ne sont plus de ce monde.

Depuis, quel-le intellectuel-le algérien-ne a tenté d’unir la catégorie non pas au service de la corporation, mais, aussi et d’abord, des opprimé-es du pays ?

4. Castes élitaires et autoritaires.

Un aspect est commun à la majorité des chefs politiques et intellectuels.

Leur choix existentiel est causé par une blessure narcissique. Les cas les plus pathologiques sont Hitler et Staline.

Généralement, elle remonte à une enfance malheureuse, frustrée ; elle a provoqué des humiliations traumatisantes en matière d’affirmation sociale de soi. D’où l’impératif besoin pulsionnel de s’affirmer de manière spectaculaire. Toute pensée, toute action vise, alors, à être un «Chef », dans un domaine d’activité sociale où l’on se sent capable d’obtenir une reconnaissance sociale. Celle-ci doit provenir d’abord et principalement de la caste dominante (intéressée par les mandarins, même en « soutien critique », pour faire « démocratique »), ensuite de la corporation dont on fait partie (très difficile à cause de la terrible concurrence des Super-Ego jaloux), enfin, très accessoirement, de la « masse » du peuple, dont la fonction est d’ « acclamer » et « glorifier ».

Pour preuve de la validité de cette thèse, posons la question : a-t-on jamais vu de par le monde un être humain ayant eu une enfance réellement heureuse, pleinement satisfaisante sur le plan affectif, prétendre par la suite à un rôle de « chef », politique ou intellectuel ?… Si on en trouve, on constate que cet être humain a pour toute ambition, à travers son activité, d’être d’abord et principalement utile aux opprimé-es sur cette terre. C’est le cas d’un Pierre Kropotkine, d’un Lu Xun, d’un Nazim Hikmet, pour se limiter à ces exemples.

Ces observations ne sont pas uniquement le fruit d’un examen de la société. Elles sont également le résultat de mon personnel itinéraire existentiel. Je l’ai compris à l’âge de vingt huit ans. Alors, en 1972, au sommet d’une « gloire médiatique », comme fondateur et directeur du Théâtre de la Mer, j’ai renoncé à une « prestigieuse » tournée en France pour une durée de six mois, financée par l’État présidé par le colonel putschiste Boumédiène. Motif : j’ai refusé de trahir mon choix de servir uniquement les intérêts du peuple exploité-dominé (3). Ainsi, d’homme de théâtre « prestigieux », j’ai préféré devenir travailleur immigré, laveur d’assiettes dans un restaurant italien de Bruxelles. Mais ce que j’ai perdu en « gloire médiatique » et en gain financier, je l’ai gagné en respect et estime de moi-même, et j’ai compris le cancer qu’est un super-ego, torturé par le culte de soi-même au point de rechercher « acclamations » et « glorifications » avec ce qu’elles procurent en avantages matériels.

Par conséquent, au lieu de ce besoin pulsionnel, justifié par un vocabulaire public de circonstance, j’ai préféré et me suis trouvé enfin psychologiquement sain et équilibré. Désormais, la seule « gloire » recherchée a consisté, selon l’expression de l’écrivain Lu Xun, à être « le buffle du peuple », autrement dit à le servir. Ainsi, je cherche ma libération et mon affirmation par celles de la classe qui partage cette aspiration : les exploité-es et dominé-es. Ce choix personnel m’apportera au mieux la reconnaissance de ces dernier-es, au pire des inconvénients plus ou moins graves, causés par les membres de la caste dominante et ses complices « démocrates ».

5. L’union possible.

Dès lors, à mon avis, la seule union possible entre intellectuel-les algérien-nes ne pourrait se réaliser que par celles et ceux qui prendront réellement comme dénominateur commun de leur union cette condition : se mettre en solidarité concrète, non seulement par leurs déclarations et écrits, mais également par leurs actes, avec le peuple opprimé.

L’histoire enseigne, en Algérie comme dans le monde : ce genre d’intellectuel-le sera une infime minorité. Travaillons donc à son émergence et, pour cela, apprenons sérieusement les leçons de l’histoire pour nous débarrasser de nos illusions !

Concluons.

L’ « égocentrisme » dont parle Madani, comment les chefs politiques et les intellectuels, en général, pourraient-ils s’en affranchir, alors qu’il constitue leur caractéristique essentielle ? Sans cet aspect, seraient-ils ce qu’ils sont ?

Quant à leur « inertie », peut-on y croire quand on sait combien ces chefs politiques et ces intellectuels se démènent, déclarent, écrivent, polémiquent, agissent, accordent des interviews, font des conférences, des lectures-dédicaces, de jour et de nuit, voyagent, se font photographier vêtus de manière étudiée, dans une pose et un regard attentivement convenus, comme des stars de cinéma ?… Jetez, aussi, un regard sur les chefs politiques et les intellectuels des années 1960, algériens ou étrangers. Vous constaterez la pose : un mégot entre les lèvres et le regard « vague », pour singer l’image publicitaire des acteurs hollywoodiens.

Laissons ces clowns du cirque médiatique et finissons avec l’essentiel qui ne se donne pas en spectacle, mais qui est la sève de la société.

Les seuls égocentrisme et inertie à dépasser sont ceux dont sont atteints les membres du peuple, et ses ami-es sincères. Dans ce cas, c’est possible et indispensable, afin que l’égocentrisme se transforme et solidarité, et l’inertie en action consciente.

Seul le peuple est capable de résoudre ses propres problèmes, et seule une infime minorité d’intellectuels l’aidera dans cette très difficile mais non impossible entreprise. Quant aux politiciens et intellectuels qui se déclarent soucieux du peuple, qu’ils prouvent leur réel intérêt pour lui non pas en le mettant à leur service, mais en se mettant à son service. Comment ? En l’aidant à construire ses propres organisations autonomes, libres et démocratiques.

En se prenant en charge, le peuple démontrera qu’il n’est « gâchi » pour personne. Et les intellectuels ou « politiciens », en aidant le peuple, prouveront la valeur réelle de ce qu’est un authentique intellectuel : un producteur de lumière, autrement dit de beauté, qui signifie bonté.

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(1) http://www.lematindz.net/news/25612-a-propos-dappels-de-personnalites-politiques.html

(2) Voir http://www.lematindz.net/news/24015-mercenaires-cameleons-et-libres-penseurs.html ; http://www.lematindz.net/news/23193-du-role-des-intellectuels-et-des-artistes.html ; http://www.lematindz.net/news/24095-pays-triste-pays-heureux.html.

(3) Voir « Éthique et Esthétique au théâtre et alentours », Livre 1 et Livre 2, librement disponible ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html

 

Publié sur Le Matin d’Algérie, 16 Oct 2017.

 

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Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #PEUPLE-DEMOCRATIE

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