Résultat pour “comment une révolution devrait être faite”

Publié le 18 Avril 2018

Sidi Belabbès à l'époque coloniale : des légionnaires se font cirer les bottes par des enfants algériens.

Sidi Belabbès à l'époque coloniale : des légionnaires se font cirer les bottes par des enfants algériens.

En ce qui la concerne, les auteurs harkis se distinguent par une caractéristique : ils ne trouvent dans ce combat patriotique que des faits condamnables. Non pas qu’ils n’aient pas existé ou qu’ils doivent être occultés, mais ne faut-il pas, en les évoquant, les insérer dans le cadre général d’une guerre de libération ?
Considérons un cas. A. bensaada écrit (5) :
« Le premier exemple est celui du roman Le Village de l'Allemand de Boualem Sansal qui traite d’un Allemand converti à l'Islam et réfugié en Algérie après la seconde guerre mondiale. Marié à une Algérienne, ce personnage était un bourreau nazi qui a mis ses compétences au service de l’ALN. Qualifiée d’authentique par l’auteur, cette théorie a été battue en brèche par de nombreuses personnes dont M. Bouhamidi. Mais qu'elle soit vraie ou non importe peu. Ce qui compte c’est cette relation entre le nazisme, l’ALN, l’islamisme et les banlieues françaises. Ce mélange explosif représente un grimoire qui fait mousser les ventes. Je ne vous apprendrais rien si je vous disais que plusieurs pays ont acquis les droits de traduction de ce roman, dont Israël (6). »
Approfondissons l’examen. Il est possible que des Allemands aient pu rejoindre l’Armée de Libération Nationale. Des militants français, partisans de l’indépendance de l’Algérie, ont essayé de sensibiliser des militaires de la légion étrangère, dont certains étaient d’origine allemande ; le but était de les encourager soit à déserter, soit à rejoindre les combattants algériens. Les cas de succès de ces tentatives furent très rares. Tandis que l’écrasante majorité de ces légionnaires ont exécuté leur infâme action colonialiste. J’en sais personnellement quelque chose. Je suis né à Sidi Belabbès, comme disait la propagande officielle d’alors « Berceau de la Légion Étrangère ». Ma première enfance s’est déroulée pendant la guerre de libération nationale. Plus d’une fois, en pleine nuit, je fus réveillé en sursaut, avec toute ma famille. Mon grand-père allait ouvrir la porte à ces légionnaires, et nous étions, femmes et enfants, jeunes et vieux, extrêmement préoccupés, réunis dans la cour pour « inspection », au cas où des moudjahidines étaient parmi nous. Il arrivait à ces « représentants de la Civilisation Française », s’ils étaient ivres, de tirer une balle dans la tête des personnes à « contrôler », et cela pour « rire », ou de violer une femme, devant les yeux de toute sa famille, et même, cela est arrivé, qu’un légionnaire, d’un coup de crosse, tua une femme enceinte, en s’amusant de voir éclater son ventre, et voir tomber le fœtus qu’il contenait. Et plus d’une fois, ma mère était, alors, enceinte, jeune et « attrayante » pour ces criminels sadiques. Par chance, dans notre famille, rien de grave n’eut lieu.
Ce qu’était la majorité écrasante de la légion, la voici. Imbue d’idéologie nazie, mais pas seulement. Celle-ci était renforcée par l’idéologie coloniale française. Les méthodes de répression étaient absolument les mêmes ! Les Algériens étaient les Juifs, les Tziganes et les Russes de l’armée française. Pis encore. Au début de l’invasion, les Algériens étaient soumis à la « solution indienne » : extermination de la population indigène pour la remplacer par des colons français. Massacres en masse des civils et « enfumages » des réfugiés dans des grottes.
Quant à épouser une Algérienne, la majorité écrasante des légionnaires allemands fréquentaient le bordel de « Filaj al laft » (village du navet) de Sidi Belabbès, quant ils ne violaient pas des femmes autochtones durant leurs « mission civilisatrice » de « pacification ».
Dès lors, posons la question : si Sansal avait mis en scène l’un de ces criminels, est-ce que les éditeurs occidentaux capitalistes et israéliens sionistes (6) auraient été intéressés à la promotion d’un tel roman ?… L’expérience répond par la négative. Ces éditeurs n’y auraient vu qu’une « dénonciation haineuse contre l’Occident » et sa « Civilisation », de la part d’un « Arabe » (ou « Kabyle ») vindicatif, rongé par le « ressentiment » et « incapable d’oublier le passé » (comme dirait le président français Emmanuel Macron, lors de son « bain de foule » à Alger). Par contre, raconter le genre de personnage présenté par Sansal va dans le sens de l’idéologie présentant la guerre de libération nationale algérienne comme inspirée par le nazisme et l’Islam le plus rétrograde. Alors qu’en réalité, la guerre de libération nationale fut nourrie essentiellement par un nationalisme patriotique, démocratique et une interprétation progressiste et libératrice de l’Islam. La version obscurantiste de l’Islam existait, mais elle fut incarnée essentiellement par les « zaouïas », alliées au système colonial, notamment par l’affirmation suivante : « Le colonialisme nous a été envoyé par Allah Tout Puissant ! Nous devons, par conséquent, nous plier à sa Volonté ! » Ce n’est pas un hasard si l’administration coloniale encouragea la création de « marabouts ».
Autre cas, encore signalé par A. Bousaada :
« Le second exemple est Le rapt d’Anouar Benmalek, roman qui déterre l’histoire du massacre de Melouza perpétré par l’ALN sur des populations civiles algériennes pendant la guerre de libération. Il va sans dire qu’il est important de se pencher sur notre Histoire afin d’en analyser aussi bien les faits d'armes que les exactions. Cacher honteusement des pans de notre Histoire pour protéger la mémoire de certains n’est ni constructif, ni éthique. Mais vous conviendrez avec moi qu’il est quand même étonnant de voir le succès époustouflant de cette histoire, alors que le film « Hors-la-loi » de Rachid Bouchareb a subi les foudres de nombreuses personnalités politiques françaises avant même qu’ils ne le voient. La raison ? Ce film aborde le massacre d’Algériens par l’armée française, le 8 mai 1945 à Sétif. Reprochant son contenu "anti-français", des députés UMP ont même demandé son retrait du festival de Cannes en menaçant de perturber la projection du film.
« Comment peut-on accuser un film de "falsifier l'histoire" lorsqu’il s’agit du massacre d’Algériens par des Français et de qualifier de chef d’œuvre un roman qui relate le massacre d’Algériens par des Algériens? N’y a-t-il pas là une conception biaisée de la liberté de création et d’expression ? »
Certes, on est dans le cas où la liberté devrait être uniquement celle des dominateurs, anciens et actuels. Elle consiste à fournir leur version de l’histoire, celle qui convient à leur idéologie dominatrice. Et, pour la « légitimer » aux yeux de l’opinion publique, il faut « angéliser » les actions du dominateur et « diaboliser » celles de la victime. Et comment réaliser cette opération mieux qu’en utilisant non pas des « Occidentaux » mais des individus issus du peuple dominé lui-même ? En effet, dans le premier cas, l’opinion publique risque de soupçonner l’existence d’une « vérité » uniquement des vainqueurs, donc partiale, tandis que dans le second cas, l’apparence de vérité vraie est plus crédible, puisque formulée par un « représentant » des victimes.
La tragédie relatée dans le roman de Benmalek est, évidemment, absolument condamnable. Mais ne faut-il pas la placer dans son contexte général ? Afin d’en relativiser l’aspect, en reconnaissant que le massacre de civils perpétré par l’Armée de Libération Nationale, se place dans le cadre d’une guerre atroce, imposée par l’armée coloniale, sans oublier ses supplétifs indigènes. Elle fut la première à commettre des massacres généralisés de civils, dès l’invasion de l’Algérie, et, à peine la seconde guerre mondiale finie, où des Algériens sont morts pour sauver la France, la même armée coloniale commit le massacre de civils à Sétif.
Bien entendu, comparaison n’est pas raison. Les immenses crimes contre l’humanité de l’armée coloniale française ne justifient pas le massacre de civils par l’Armée de Libération Nationale. Ce qui est en examen et en cause est le fait suivant : la tragédie relatée par le romancier est-elle placée dans son cadre général ?… Autrement, n’est-on pas dans la manipulation de l’histoire à des fins de propagande ? Et qui sert-elle, dans la lutte actuelle des dominateurs-exploiteurs contre les dominés-exploités, sinon les premiers ?
À propos du choix de son sujet, Benmalek répondit à Ahmed Boussaada, selon ce dernier : «  tout auteur a le droit de choisir les sujets qui l’intéressent. » Bien entendu !… Reste la question : cet intérêt de l’auteur, avec quel intérêt social général coïncide-t-il ? Celui des dominateurs ou celui des dominés ?
On découvre, alors, la vérité occultée. Elle est dans le cadre de la propagande stratégique mondiale actuelle, celle du « choc des civilisations » du fameux Samuel Hungtington (7). Son ouvrage prépara l’opinion occidentale à l’agression de l’armée états-unienne contre l’Afghanistan, ensuite l’Irak, dans le cadre de la création du « nouveau » Moyen-Orient, conforme aux intérêts de l’oligarchie militaro-financière U.S., et de son gendarme dans la région : l’oligarchie sioniste.
Voilà comment la « littérature » se révèle être un instrument de guerre psychologique et idéologique dans la stratégie, dans ce cas celle de l’impérialisme états-uniens et de son allié sioniste. Dès lors, on comprendra le motif du « succès » commercial et médiatique des romans de Sansal, de Benmalek et de tout roman fabriqué avec cette recette (8). Elle est très simple : mettez dans la marmite (roman ou film) un ou plusieurs éléments qui « montrent » la « barbarie », passée et/ou présente, du peuple et/ou du régime de la nation à agresser. Comme par hasard, cette dernière a toujours des ressources naturelles ou/et un territoire stratégiques… pour les intérêts de l’oligarchie capitaliste mondiale.
Si par hasard, l’écriture de l’auteur n’est pas à la hauteur, les commanditaires sont là pour fournir l’ « aide » nécessaire, comme ce fut le cas du premier roman de Kamal Daoud, sauf erreur de ma part. L’essentiel est que l’argent versé à l’auteur et pour la promotion commerciale de son œuvre servent l’intérêt stratégique de domination mondiale. Car, sans l’accès aux ressources naturelles du Moyen-Orient (sans oublier la Libye, et, prochainement l’Algérie ?), notamment pétrole et gaz, comment faire fonctionner l’industrie (qui fournit les profits commerciaux) et les instruments de guerre (qui garantissent son existence) ?… Que l’on ne se trompe pas sur les « bons rapports » actuels entre les dirigeants algériens et ceux états-uniens et européens (notamment anglais et français). Il en était de même de ces derniers avec les Talibans, Saddam Hussein et Mouammar El Gueddafi avant de décider leur élimination, parce que les intérêts stratégiques changèrent.
Ceci étant clarifié, l’auteur en question déclarera : « Je suis libre d’exprimer mes idées, et je dénonce la police de la pensée ». Hitler déclarait la même chose quand il écrivit son « Mein Kampf » (Mon combat), aidé dans l’écriture par quelqu’un d’autre, et, comme on le sait, cet ouvrage eut un immense succès commercial. Ferdinand Céline et Robert Brasillach revendiquaient, eux aussi, la même « liberté » de s’exprimer ; et ils eurent leur succès de librairie.
Revenons à la guerre de libération nationale. En considérant son cadre général, les fautes et les méfaits des combattants pour l’indépendance étaient nettement inférieurs en comparaison des crimes du colonialisme, depuis son installation dans le pays jusqu’à la guerre qui l’a chassé. Souvenons de la réplique de Larbi Ben Mhidi aux journalistes français qui lui reprochaient l’emploi de bombes artisanales contre les civils, laissant sous-entendre par là le coté « barbare » des combattants algériens : « Donnez-nous vos chars et vos avions, et nous vous donnerons nos couffins de bombes artisanales ».
Si l’on est objectif du point de vue historique, il est donc nécessaire de distinguer mais, aussi, mettre en relation crimes épisodiques de la guerre de libération (sans rien en diminuer) et crimes du colonialisme contre l’humanité (là, aussi, sans rien en diminuer). Autrement, sous prétexte de dénoncer les premiers, on justifie les seconds. Au tribunal de l’histoire, doit également être appliquée la règle : la vérité, toute la vérité et rien d’autre que la vérité. Est-ce le cas dans les œuvres romanesques ou filmiques des auteurs en examen ?
Tout roman ou film charrie une idéologie, une vision sociale, que l’auteur le veuille ou pas. Celle-ci est claire ou voilée, mais toujours existante. L’art pour l’art n’existe que dans la cervelle de ceux qui croient produire « au-dessus » des conflits sociaux. Si l’auteur nie le « message » idéologique, explicite ou implicite, de son œuvre, soit il est stupidement ignorant, soit ignoblement menteur. Il ne s’agit pas, ici, de défendre la théorie passée, stérile et totalitaire, du « réalisme socialiste », ni de l’ « engagement social », mais de montrer les implications, non avouées, d’une littérature et d’un art. Sous prétexte de « droit à la liberté d’expression », ils servent en réalité les intérêts des oligarchies dominatrices-exploiteuses.
L’œuvre littéraire ou artistique de l’auteur – voilà en quoi il est harki - fonctionne objectivement comme arme de préparation psychologique afin de disqualifier l’aspect libérateur de la guerre anti-colonialiste algérienne. Dans quel but ?… À travers les consommateurs de ces œuvres, l’objectif est, d’une part, de désarmer moralement le peuple algérien, et, d’autre part, de préparer l’opinion publique des pays dominateurs à une agression contre l’Algérie. Pourquoi ?… Parce que, après l’agression contre la Syrie, devrait venir le tour de l’Iran, puis de l’Algérie. Parce que dans ces pays, il y a le pétrole et le gaz ! Et qu’il faut réduire les gouvernants de ces pays au rôle de laquais, à l’image de ceux d’Arabie et du Golfe. Autrement, comment garantir la continuité de l’hégémonie états-unienne (et de ses alliés européens) face à la montée en puissance de la Chine et de la Russie, et du désir de pays comme l’Algérie à se développer économiquement ?
Voilà donc ce qu’il faut souligner et tenir en permanence dans notre esprit : ce serait la plus grande des catastrophes si les générations algériennes actuelles, n’ayant pas subi le colonialisme, ignorent ce qu’il fut (9). Dans cette ignorance, osons une métaphore adéquate : des rats sont à l’action pour inoculer la peste dans la mémoire. Cette action infâme leur fournit argent, projecteurs médiatiques et « invitations » dans des colloques organisés par certains États ; comme par hasard ils font partie du « club » des agresseurs d’autres nations. La « culture » harkie, comme préparation psychologique à l’agression, est une méthode traditionnelle. À ce propos, rien de nouveau.
Il reste à se poser une autre question. Depuis l’indépendance, les détenteurs du pouvoir en Algérie, qu’ont-ils fait pour perpétuer l’indispensable mémoire du combat héroïque du peuple algérien pour son indépendance nationale, et maintenir vive la flamme patriotique ? Non pas par ressentiment stérile, non pas par dérisoire rabâchage d’un passé révolu, mais parce que la menace impérialiste et néo-colonialiste est redevenue actuelle (10). La réponse à cette question sera examinée dans les trois parties successives. À suivre.
_____
(5) Article cité dans la partie 1.
(6) Veillons toujours à distinguer les sionistes israéliens des citoyens du même pays qui luttent courageusement pour la reconnaissance des droits légitimes du peuple palestinien, en conformité avec les résolutions de l’ONU, telles l’organisation « Gush Shalom » et celle des militaires « refuznik » qui refusent de servir dans l’armée d’occupation. Voir « LA GUERRE, POURQUOI ? LA PAIX, COMMENT ?... » librement accessible ici: http://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits.html
(7) Paru en 1996, voir « LA GUERRE, POURQUOI ? LA PAIX, COMMENT ?... » déjà cité.
(8) Voir http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=361:2016-02-11-23-13-24&catid=49:poesie-et-litterature&Itemid=135
(9) Voilà dans quel cadre il faut comprendre la fameuse phrase du président français Macron, lors de sa dernière visite en Algérie. Dans un « bain de foule », il voulut convaincre un jeune Algérien de ne plus penser au « passé ».
(10) Pour l’analyse de la stratégique mondiale impérialiste-sioniste contre les peuples, notamment palestinien, voir les autres auteurs (de romans et de films) examinés par Ahmed Bensaada, afin d’y appliquer l’analyse globale exposée dans cette contribution. Pour effectuer encore mieux cette analyse, il est très utile de relire ou de lire les œuvres de Frantz Fanon et de Albert Memmi, dont les écrits se révèlent encore actuels.di Belabbès, à l'époque colonia
 
Publié sur Algérie Patriotique et Le Matin d'Algérie, le 16 avril 2018.

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

Repost0

Publié le 16 Mars 2018

Représentation en avril 1969 sur la cour d'une ferme, en présence de paysans et d'édutiants. L'auteur est au centre, de dos.

Représentation en avril 1969 sur la cour d'une ferme, en présence de paysans et d'édutiants. L'auteur est au centre, de dos.

Éternel problème depuis l’indépendance du pays : artistes, journalistes et essayistes « experts » ont toujours et continuent à parler de « retrouver » le public, quand ils ne se lamentent pas de son « absence », laissant croire à son manque d’intérêt pour la culture et l’art. Comme quoi c’est toujours la faute au public, et jamais celle des artistes. Enfin, ces derniers évoquent la « décennie sanglante » comme cause de cette absence de public ; dans ce cas, encore, c’est le public qui a « peur » d’aller dans les salles de théâtre. Mais quasi jamais les artistes (et les intellectuels) n’évoquent leur propre responsabilité dans ce qu’ils appellent l’ « indifférence » du public à la culture et à l’art. Bref, le peuple a toujours tort, et les intellectuels et artistes ont toujours le beau rôle d’avoir raison. Ainsi, leur Super-ego est content. Partout dans le monde, et dans les pays « sous-développés » davantage, le petit-bourgeois a toujours besoin de se croire meilleur de ce qu’il est, par la « pose », l’habit et la « tchatche ».

Parlons d’abord de théâtre. Désolé d’évoquer mon expérience personnelle, mais je ne vois pas une autre qui lui ressemble et qui mérite, donc, d’être mentionnée. Le détail de ce qui sera dit ici se trouve dans l’ouvrage dont je suis l’auteur (1).

À la fin de 1968, il y avait certes un public qui allait au théâtre. Mais il était composé de gens des villes, précisément de couches sociales petites-bourgeoise et bourgeoise. Car le peuple laborieux, notamment celui manuel, n’allait pas au théâtre, pour plusieurs motifs : 1) l’édifice théâtral se trouve au centre-ville, ce qui demande un déplacement en utilisant un moyen de transport public, méthode pas facile, surtout après une exténuante journée de travail ; 2) le prix du billet, pour un travailleur manuel, n’est pas indifférent, surtout s’il doit aller au théâtre en famille ; 3) le décor même de l’établissement théâtral, son cérémonial et l’uniforme de ses employé-e-s intimident le travailleur manuel et sa famille à se rendre dans cet endroit ; 4) généralement, le contenu et la forme de l’œuvre théâtrale sont étrangers, pour ne pas dire rebutants, à ce genre de spectateurs. Bref, on demande au peuple laborieux de venir là où il ne se reconnaît en rien ! Ne parlons pas du public des campagnes : là, aucun lieu théâtral digne de ce nom. Après le peuple manuel des périphéries des villes, celui des campagnes est le plus méprisé, depuis toujours par les petits-bourgeois et les bourgeois. Et, pourtant, sans les paysans, comment se nourrir, et sans les ouvriers, comment obtenir certains biens matériels indispensables ?

C’est donc dans cette situation que j’avais fondé le Théâtre de la Mer, à Oran. Et, dès le départ, refus de jouer dans l’établissement public conventionnel et officiel. Mais uniquement dans des places publiques de quartier (Ville Nouvelle, Lamur), dans des cours de lycée, d’usines, dans des villages (tels Gdyel, pour les paysans), et même pour les malades mentaux à l’hôpital psychiatrique de Sidi Chahmi. Ajoutons que l’accès à la représentation était gratuit, que la forme de la représentation se faisait en « halga », les gens étant assis à même le sol en cercle autour des acteurs, enfin que le contenu de l’œuvre s’inspirait des problèmes concrets réels du peuple laborieux. Chacune des deux premières œuvres eut plus de 150 représentations. Nous n’attendions pas de voir venir le public dans une salle conventionnelle, mais nous allions au public, là où il vivait, travaillait, étudiait.

L’accueil populaire fut tel que la valeur de la démarche fut appréciée non seulement par les membres de la critique nationale, mais également par des observateurs internationaux.

Cette expérience s’est élargie et approfondie en s’activant au sein des Centres de Formation Professionnelle des Adultes. Le Théâtre de la Mer dura de fin 1968 à l’été 1972. Les motifs et les circonstances de ses succès et de sa fin sont décrites en détails dans l’ouvrage déjà mentionné.

Par la suite, Kateb Yacine puis Abdelkader Alloula tentèrent de suivre cette démarche, sans toutefois jamais la mentionner, et sans jamais l’imiter réellement. Depuis lors, l’expérience du Théâtre de la Mer fut quasi totalement occultée de l’histoire du théâtre algérien. C’est le motif pour lequel j’ai écris l’ouvrage mentionné, pour faire connaître la vérité sur une expérience qui devrait inciter à réfléchir les artistes qui, réellement, se soucient du public en Algérie.

Mesdames et messieurs les artistes (et intellectuel-le-s), vous voulez le public, notamment celui populaire ?… Ne l’attendez pas dans vos salles conventionnelles et dorées, mais allez là où il vit, travaille, étudie ! Ne lui présentez pas vos tourments égotistes, mais des œuvres dont le contenu reflète les problèmes concrets actuels du public populaire ! Et que la forme scénographique et esthétique de l’œuvre corresponde aux traditions populaires, tout en se caractérisant par des innovations et des recherches du meilleur niveau mondial possible. Le Théâtre de la Mer l’a fait, preuves en sont les comptes-rendus et les essais d’auteurs aussi bien nationaux qu’étrangers.

C’est ainsi que je ferai, si je reprends une activité théâtrale en Algérie. Je l’ai tentée en 2012, à Béjaïa. Mais la pièce que j’avais présentée fut limitée à une seule représentation au Festival International du Théâtre, qui eut lieu dans cette ville. Cependant, le « commissaire » (quel nom sinistre dans le domaine de la culture) de ce Festival enterra cette pièce, interdisant la tournée qui devait en être faite dans le pays. Pourtant, ce « commissaire » était un « progressiste » et un « démocrate », selon ses dires.

Aussi, à la fin de 1968 comme aujourd’hui, chaque fois que je lis ou entends un-e artiste parler de public algérien, en évoquant son « absence » et l’attente de sa « venue », je suis indigné ! En effet, ce n’est pas le public mais les artistes qui sont absents ! Car, à moins de ne viser que le public petit-bourgeois et bourgeois des villes, le public populaire n’a aucun motif d’aller dans les lieux conventionnels voir le théâtre qui lui est proposé ; par contre, il a besoin que les artistes aillent le trouver avec des œuvres dont les caractéristiques furent mentionnées ci-dessus.

On voit l’objection : « Eh ! Mais ce privilège accordé au peuple, c’est de la démagogie ! Comment présenter à des ignorants une œuvre profonde, complexe, raffinée ?! »… L’expérience théâtrale du monde (le théâtre grec antique, le théâtre chinois du passé, le théâtre de Shakespeare, de Molière, de Federico Garcia Lorca, etc.) et celle de très rares hommes de théâtre algériens prouve l’inanité de cet argument élitiste aussi prétentieux que médiocre.

Et même si les artistes, journalistes et essayistes algériens, dans leur grande majorité, ignorent (ou occultent) l’expérience du Théâtre de la Mer, sont-ils également ignorants du théâtre populaire qui existait dans les années 1960 en France, et de celui vietnamien, chinois, cubain, pour ne citer que les plus exemplaires ?

À moins, évidemment, d’être un artiste, un journaliste ou un essayiste petit-bourgeois, intéressé uniquement à un public de la même couche sociale. Alors, d’accord, on comprend la carence de public ainsi que celle des œuvres. Car la petite-bourgeoisie algérienne n’a généralement pas manifesté un niveau de culture assez élevé pour produire et jouir d’un théâtre réellement à considérer. Et la « décennie sanglante » n’a fait qu’aggraver le phénomène, mais n’en est pas la cause principale. La preuve ?… Depuis l’an 2000, dix-sept années sont passées. Où est le théâtre algérien aujourd’hui, même celui de la petite-bourgeoisie ? Il est le reflet de la situation générale du pays : médiocrité, servilisme, carriérisme, rentier. Tandis que le peuple laborieux, des quartiers populaires des villes et des campagnes, lui, au temps de la dictature comme de l’actuelle démocratie très limitée, est toujours sevré de vraie culture. Car la majorité des artistes, journalistes et essayistes, sont des privilégiés du système aujourd’hui dominant. Ils parlent du « peuple », du « public » non pas pour LE « servir » mais S’EN servir.

Concernant le cinéma, le même problème se pose. Si l’on a réellement le souci du public, notamment celui populaire, il n’est pas nécessaire de l’attendre dans des salles de cinéma, mais d’aller là où il vit, travaille ou étudie pour lui projeter des œuvres. La technologie vidéo le permet nettement plus que l’époque de la pellicule. Et il faudrait que les films et documentaires aient un contenu et une forme qui répondent aux intérêts de ce public populaire.

La peinture ? La poésie ?… De même : il faut aller au peuple et non pas l’attendre.

Pour ma part, n’ayant pas la possibilité de m’activer actuellement dans l’activité théâtrale ou cinématographique en Algérie, je me suis contenté d’écrire un ouvrage et des articles (dans les rares journaux qui les acceptent) avec l’espoir que des jeunes puissent les lire et, peut-être, s’inspirer de l’expérience du Théâtre de la Mer. Je l’avais réalisée dans des conditions de dictature, tandis le régime actuel, bien qu’aimant la dictature, est contraint de laisser quelques espaces de liberté. Hélas, ce régime dispose d’une arme plus redoutable que la répression du temps de la dictature : l’argent corrupteur des consciences !…

Cependant, finissons ces observations par le titre de l’ultime pièce que j’avais réalisée en Algérie, avant mon exil. Elle eut un « Prix de la Recherche populaire » au Festival International du Théâtre de Tunis, en 1973, mais elle ne trouva aucun lieu pour être représentée en Algérie, sous prétexte qu’elle était « faoudaouya » (agitatrice) : « Et à l’Aurore, où et l’Espoir ? »

Cet espoir est dans les personnes qui sauront aimer le peuple comme il mérite de l’être ; alors, ces personnes auront la modestie de travailler dur pour devenir réellement d’authentiques artistes, si pas reconnu-e-s par les soit disant « experts » (généralement petits-bourgeois), du moins bien accueilli-e-s par le public populaire des périphéries des villes, des villages et douars de campagne. Voilà une des manières fondamentales de contribuer à diminuer l’obscurantisme qui étouffe les consciences en Algérie, y compris celles des artistes honnêtes. Plus que du temps de la dictature, dans la société actuelle le peuple a soif de culture, et a besoin de personnes de culture authentiques. Malheureusement, il ne dispose pas des conditions d’en jouir. On lui offre uniquement de quoi s’abrutir davantage. Aux artistes honnêtes et courageux, donc, de trouver les moyens pour lui porter ce qui le délivrera de l’ignorance dans laquelle il est volontairement enfermé par ses exploiteurs-dominateurs. Mais où sont donc ces artistes authentiques, surtout quand ils se proclament « progressistes », « démocrates » et soucieux du « peuple » ? Faut-il rappeler ce qu’est un-e artiste authentique ?… Une personne dont la production contient autant de bonté que de beauté. La bonté consiste à se préoccuper des plus démuni-e-s (les exploité-e-s/dominé-e-s), et la beauté se soucie d’offrir ce qu’il y a de plus agréable dans l’humanité.

Bien entendu, ce choix comprend un risque : combien de personnes savent que Shakespeare et Molière, par exemple, produisaient leurs œuvres sans être certains de dormir dans leur lit, et non dans un obscur trou de prison, avec le risque d’y être étranglés ou empoisonnés ? C’est que l’art authentique est d’abord révolte humaine contre l’injustice des dominateurs.

____

(1) « Éthique et Esthétique au théâtre et alentours », en accès libre ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html

Publié sur Le Matin d'Algérie et sur Algérie Patriotique, le 10 mars 2018.

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #THÉÂTRE

Repost0

Publié le 14 Décembre 2017

Croquis de K. N.

Croquis de K. N.

Sur la rubrique « Débats » de ce journal (Le Matin d'Algérie), on lit cette conclusion de Kacem Madani :

« Rassemblez-vous d’abord ! vous les Grands Benbitour, Benflis, Djillali, Boukrouh, Sadi et autres « douctours » (Allah ibarek les sommités que compte le pays) ! à ce moment-là, l’espoir de faire bouger le « ghachis », qu’à vos yeux nous sommes, ne serait pas insensé ! Tel rassemblement, en haut lieu organisé, faites-nous confiance ! nous nous réveillerons de notre profonde léthargie pour vous acclamer et vous glorifier, comme nous l’avions fait pour ceux qui vous ont précédé, juste avant que l’armée des frontières ne surgisse du fond fin de tout ce qui rime avec imposture céleste et Arabie pour nous b…riser ! »

Auparavant, le même auteur déplore :

« Côté caste intellectuelle, les choses n’offrent pas davantage d’optimisme. »

Dans les affirmations de Madani, je ne discerne pas la part d’ironie et celle de sérieux. Supposons la seconde hypothèse.

Concernant ces deux catégories sociales, chefs politiques et intellectuels, voici quelques considérations. Elles ne sont dictées par aucun ressentiment négatif et stérile, tout au moins je m’y efforce ; elles veulent résulter uniquement du simple résultat de l’observation objective du mode de fonctionnement des sociétés humaines.

1. L’impossible « rassemblement » des partis politiques.

Pourquoi les partis politiques d’opposition et leurs chefs, et pourquoi les personnalités politiques sans parti ne peuvent pas s’unir, des motifs ont déjà été fournis dans une contribution précédente (1).

La référence de Madani au passé d’avant l’indépendance appelle des précisions.

Le Front de Libération Nationale ne fut pas un rassemblement de partis politiques, malgré le terme « Front ». Il fonctionnait comme parti politique exclusif. De fait, toutes celles et ceux qui y adhéraient devaient renoncer à leur éventuelle appartenance à un autre parti politique, d’une part. D’autre part, dès qu’un autre parti lui fit concurrence, le Parti Communiste Algérien, puis le M.N.A., le F.L.N. les élimina par la violence, acceptant que des adhérents à ces deux derniers partis rejoignent le F.L.N. mais en tant qu’individus simplement.

Or, dans la situation actuelle de l’Algérie, aucun parti n’a une force structurelle et idéologique telle qu’il pourrait assumer le rôle qu’a eu le F.L.N., quand il déclencha et dirigea avec succès la guerre de libération nationale. En outre, la violence employée par le F.L.N. pour éliminer ses concurrents d’alors n’est évidemment pas de mise aujourd’hui.

Reste donc, actuellement, uniquement la concurrence acharnée entre les partis pour l’hégémonie ; elle servirait à conquérir le poste suprême de la hiérarchie sociale : l’État. Mais cette ambition se révèle impossible. Aucun de ces partis, comme le constate tous les observateurs, n’a une assise populaire citoyenne assez consistante pour mobiliser les citoyen-nes de manière significative, afin d’établir son hégémonie sur les autres partis.

Dès lors, comment serait-il possible de croire à une possible union, à un « rassemblement » entre les chefs de partis ?

Quelques exemples significatifs peuvent enlever toute illusion.

Karl Marx a voulu rassembler toutes les forces en faveur de l’émancipation prolétarienne. Michel Bakounine et James Guillaume, entre autres, comme libertaires, s’y sont associés. Après une courte période, Marx, ayant pris la direction de l’Association Internationale des Travailleurs, et critiqué à cause de sa gestion autoritaire de l’organisation, trouva le moyen frauduleux (des bulletins de vote manipulés) pour expulser les critiques.

Devant l’éclatement de la révolution russe, en 1917, Lénine écrivit son essai « Tout le pouvoir aux soviets ! ». Puis il s’arrangea pour que son parti noyaute et prenne la direction de ces soviets. Devant la résistance et la critique contre l’autoritarisme des bolcheviks, les bombes, les canons et les mitrailleuses de l’Armée « rouge » éliminèrent les critiques.

Comment, dès lors, croire qu’un chef politique, une fois consolidé son pouvoir personnel, puisse souffrir un concurrent ?… On objectera que Marx et Lénine étaient autoritaires. Qu’on me cite un « libéral » qui, dans les actes, ne le soit pas. Et rappelons-nous l’expérience française du « Front uni » de « gauche » : elle amena François Mitterrand au pouvoir, par l’affaiblissement puis l’élimination du Parti communiste, avec les piteux résultats qu’on connaît concernant le peuple du « bas » de la pyramide sociale.

Les politiciens, chefs ou ambitionnant de l’être, ne sont, subjectivement et objectivement, rien d’autre que des loups, travestis en bonne grand-mère, pour non pas dévorer mais vivre (privilèges de la décision unilatérale, outre aux avantages matériels fournis par la position étatique) au détriment des « moutons » que seraient les citoyen-nes.

2. Le moteur du « ghâchi ».

Si chaque parti algérien actuel est incapable de « faire bouger le « ghachis », est-il possible que l’improbable « rassemblement » des partis puisse réaliser ce miracle ? Comment ?… Cet « espoir » me paraît « insensé ».

Mais supposons-le possible.

De quelle « léthargie » se réveillerait le « ghâchi » ?

En « acclamant » et en « glorifiant » ces nouveaux « sauveurs », le peuple sortirait-il réellement de sa « profonde léthargie » ?… Est-ce que les peuples français ou états-unien sont sortis de leur « léthargie » en acclamant et glorifiant un Mitterrand ou un Macron, un Obama ou un Trump ?… Et même si le peuple avait Lénine, Trotski, Mao Tsé Toung ou même Gandhi (ou, encore, De Gaulle ou John Kennedy), sortirait-il de sa « léthargie » (que je préfère appeler par un mot qui n’est plus à la mode mais qui reste néanmoins le plus pertinent : aliénation) ?

Certes, en son temps, le peuple a acclamé et glorifié les dirigeants du F.L.N., parti dirigeant de la guerre de libération nationale. Mais comparer cette situation passée à l’actuelle ne semble pas correspondre à la réalité.

Ajoutons ceci. Si le peuple ne s’était pas contenté d’acclamer et de glorifier les dirigeants de la lutte armée, mais avait commencé à prendre son destin en main (comme l’a fait le peuple durant la guerre civile espagnole des années 1936-1939), aurions-nous eu les chars et les mitrailleuses de l’armée des frontières en 1962 ?

Et quand, juste après l’indépendance, le même F.L.N. avait désormais perdu sa mission historique conjoncturelle de dirigeant, étant incapable de faire tourner les entreprises industrielles et agricoles, le peuple a, pour une fois, pris son destin en main, créé l’autogestion, sans besoin d’acclamer ni de glorifier personne.

Dès lors, - l’histoire mondiale et algérienne le prouve -, appeler ou espérer, en voulant acclamer et glorifier des dirigeants politiques, cela revient uniquement à déléguer son propre pouvoir, celui du peuple, à y renoncer pour le confier à une caste politique dirigeante. Or celle-ci se sert d’abord elle-même avant de satisfaire la mission qui lui a été confiée par ses mandataires.

Par conséquent, s’il faut acclamer et glorifier, n’est-il pas sage, raisonnable et utile d’acclamer et de glorifier seulement soi-même, autrement dit le peuple, les citoyens-nes ? Et cela parce qu’ils savent, si on ne les empêche pas par la violence, se prendre en main eux-elles-mêmes, à travers leurs propres organisations autonomes et fédérées.

3. La caste intellectuelle.

Venons à celle-ci. Là, également, des contributions précédentes ont fourni des propositions d’éclaircissements (2).

Ajoutons d’autres considérations.

D’une manière générale (les exceptions confirmant la règle), les intellectuels ont des caractéristiques spécifiques. Vient d’abord l’intérêt strictement personnel : en terme de gain financier, donc de confort matériel ; ensuite en terme de gloire sociale (honneurs, récompenses, etc.). Évidemment, les concernés ne le déclarent jamais publiquement, mais il est facile de le constater.

Même leur préoccupation sociale, en particulier pour la classe des exploités-dominés, est généralement instrumentalisée pour servir cet intérêt strictement personnel.

Et, si on ne se laisse pas éblouir comme un insecte par la « lumière » des déclarations de l’intellectuel, l’on constate les précautions qu’il utilise pour être ni trop loin du pouvoir dominant, parce qu’il aura trop « froid » (en terme de gain financier et de gloire médiatique), ni trop proche, parce qu’il aura trop « chaud » (en terme de compromission, et donc de perte de son auréole d’ « ami » et de « compatissant » pour le peuple). Jeu de balance !

Pour comprendre la nature sociale et le rôle idéologique de l’intellectuel, il suffit de lire, entre autres, les deux essais, bien que provenant de conceptions idéologiques différentes : « Les chiens de garde », de Paul Nizan, et « La trahison des clercs », de Julien Benda.

Je ne me rappelle pas où j’ai lu cette information : durant la « guerre froide », la C.I.A. comme le K.G.B., pour mettre des intellectuels à leur service, ont avoué que le premier ressort sur lequel ils jouaient, et réussissaient, était la « vanité » de cette catégorie de personne, puis venait l’argent à leur donner.

L’intellectuel de ce genre n’est-il pas au-dessous de la prostituée ?... Elle vend une partie de son corps pour quelques minutes à quelques individus, sans leur accorder son âme. L’intellectuel mandarin, épris de lui-même, vend son cerveau tout entier, donc son âme, pendant environ huit heures par jour et même plus à un marchand de paroles ou à un usurpateur de pouvoir dominateur. Mais le système social étant ce qu’il est, infâme, ce type d’intellectuel est encensé tandis que la prostituée est méprisée.

De fait, partout et toujours dans le monde, combien sont les intellectuels qui ont non pas uniquement parlé ou écrit mais réellement agi du côté des exploités-opprimés ? Combien ont été les Maïakovsky, les Lu Xun, les Nazim Hikmet, les Federico Garcia Lorca (« Je suis et serai toujours du côté de ceux qui ont faim », avait-il affirmé et pratiqué), les Paul Nizan, les Mouloud Feraoun, les Jean Sénac (très bizarrement trop occulté en Algérie), les Ken Saro-Wiwa ?

Et partout et toujours, combien d’intellectuels se sont unis contre un pouvoir dominateur, non pas pour préserver leurs intérêts de caste particulière (ce qu’ils savent toujours faire), mais pour défendre les intérêts du peuple exploité-opprimé ?

Pour se limiter à l’Algérie et à sa période la plus récente, on a vu des intellectuels protester contre les traitements inacceptables subis par l’un d’entre eux. Ils ont certes bien agi, mais dans le cadre de leur corporation.

Mais les a-t-on vus protester de la même manière contre la répression et l’emprisonnement de représentants de comités de chômeurs ou de syndicats autonomes ?

Retournons au passé. Juste après les premières années de l’indépendance, un intellectuel s’est efforcé d’unir les intellectuels algériens, à travers une organisation (l’association des écrivains algériens). Son nom : Yahia Alwharani, de son vrai nom Jean Sénac. Ses tentatives furent vaines ; son action fut même boycottée et sa personne traitée de manière honteuse et indigne par certains dont il est préférable de taire le nom, parce qu’ils ne sont plus de ce monde.

Depuis, quel-le intellectuel-le algérien-ne a tenté d’unir la catégorie non pas au service de la corporation, mais, aussi et d’abord, des opprimé-es du pays ?

4. Castes élitaires et autoritaires.

Un aspect est commun à la majorité des chefs politiques et intellectuels.

Leur choix existentiel est causé par une blessure narcissique. Les cas les plus pathologiques sont Hitler et Staline.

Généralement, elle remonte à une enfance malheureuse, frustrée ; elle a provoqué des humiliations traumatisantes en matière d’affirmation sociale de soi. D’où l’impératif besoin pulsionnel de s’affirmer de manière spectaculaire. Toute pensée, toute action vise, alors, à être un «Chef », dans un domaine d’activité sociale où l’on se sent capable d’obtenir une reconnaissance sociale. Celle-ci doit provenir d’abord et principalement de la caste dominante (intéressée par les mandarins, même en « soutien critique », pour faire « démocratique »), ensuite de la corporation dont on fait partie (très difficile à cause de la terrible concurrence des Super-Ego jaloux), enfin, très accessoirement, de la « masse » du peuple, dont la fonction est d’ « acclamer » et « glorifier ».

Pour preuve de la validité de cette thèse, posons la question : a-t-on jamais vu de par le monde un être humain ayant eu une enfance réellement heureuse, pleinement satisfaisante sur le plan affectif, prétendre par la suite à un rôle de « chef », politique ou intellectuel ?… Si on en trouve, on constate que cet être humain a pour toute ambition, à travers son activité, d’être d’abord et principalement utile aux opprimé-es sur cette terre. C’est le cas d’un Pierre Kropotkine, d’un Lu Xun, d’un Nazim Hikmet, pour se limiter à ces exemples.

Ces observations ne sont pas uniquement le fruit d’un examen de la société. Elles sont également le résultat de mon personnel itinéraire existentiel. Je l’ai compris à l’âge de vingt huit ans. Alors, en 1972, au sommet d’une « gloire médiatique », comme fondateur et directeur du Théâtre de la Mer, j’ai renoncé à une « prestigieuse » tournée en France pour une durée de six mois, financée par l’État présidé par le colonel putschiste Boumédiène. Motif : j’ai refusé de trahir mon choix de servir uniquement les intérêts du peuple exploité-dominé (3). Ainsi, d’homme de théâtre « prestigieux », j’ai préféré devenir travailleur immigré, laveur d’assiettes dans un restaurant italien de Bruxelles. Mais ce que j’ai perdu en « gloire médiatique » et en gain financier, je l’ai gagné en respect et estime de moi-même, et j’ai compris le cancer qu’est un super-ego, torturé par le culte de soi-même au point de rechercher « acclamations » et « glorifications » avec ce qu’elles procurent en avantages matériels.

Par conséquent, au lieu de ce besoin pulsionnel, justifié par un vocabulaire public de circonstance, j’ai préféré et me suis trouvé enfin psychologiquement sain et équilibré. Désormais, la seule « gloire » recherchée a consisté, selon l’expression de l’écrivain Lu Xun, à être « le buffle du peuple », autrement dit à le servir. Ainsi, je cherche ma libération et mon affirmation par celles de la classe qui partage cette aspiration : les exploité-es et dominé-es. Ce choix personnel m’apportera au mieux la reconnaissance de ces dernier-es, au pire des inconvénients plus ou moins graves, causés par les membres de la caste dominante et ses complices « démocrates ».

5. L’union possible.

Dès lors, à mon avis, la seule union possible entre intellectuel-les algérien-nes ne pourrait se réaliser que par celles et ceux qui prendront réellement comme dénominateur commun de leur union cette condition : se mettre en solidarité concrète, non seulement par leurs déclarations et écrits, mais également par leurs actes, avec le peuple opprimé.

L’histoire enseigne, en Algérie comme dans le monde : ce genre d’intellectuel-le sera une infime minorité. Travaillons donc à son émergence et, pour cela, apprenons sérieusement les leçons de l’histoire pour nous débarrasser de nos illusions !

Concluons.

L’ « égocentrisme » dont parle Madani, comment les chefs politiques et les intellectuels, en général, pourraient-ils s’en affranchir, alors qu’il constitue leur caractéristique essentielle ? Sans cet aspect, seraient-ils ce qu’ils sont ?

Quant à leur « inertie », peut-on y croire quand on sait combien ces chefs politiques et ces intellectuels se démènent, déclarent, écrivent, polémiquent, agissent, accordent des interviews, font des conférences, des lectures-dédicaces, de jour et de nuit, voyagent, se font photographier vêtus de manière étudiée, dans une pose et un regard attentivement convenus, comme des stars de cinéma ?… Jetez, aussi, un regard sur les chefs politiques et les intellectuels des années 1960, algériens ou étrangers. Vous constaterez la pose : un mégot entre les lèvres et le regard « vague », pour singer l’image publicitaire des acteurs hollywoodiens.

Laissons ces clowns du cirque médiatique et finissons avec l’essentiel qui ne se donne pas en spectacle, mais qui est la sève de la société.

Les seuls égocentrisme et inertie à dépasser sont ceux dont sont atteints les membres du peuple, et ses ami-es sincères. Dans ce cas, c’est possible et indispensable, afin que l’égocentrisme se transforme et solidarité, et l’inertie en action consciente.

Seul le peuple est capable de résoudre ses propres problèmes, et seule une infime minorité d’intellectuels l’aidera dans cette très difficile mais non impossible entreprise. Quant aux politiciens et intellectuels qui se déclarent soucieux du peuple, qu’ils prouvent leur réel intérêt pour lui non pas en le mettant à leur service, mais en se mettant à son service. Comment ? En l’aidant à construire ses propres organisations autonomes, libres et démocratiques.

En se prenant en charge, le peuple démontrera qu’il n’est « gâchi » pour personne. Et les intellectuels ou « politiciens », en aidant le peuple, prouveront la valeur réelle de ce qu’est un authentique intellectuel : un producteur de lumière, autrement dit de beauté, qui signifie bonté.

-----

(1) http://www.lematindz.net/news/25612-a-propos-dappels-de-personnalites-politiques.html

(2) Voir http://www.lematindz.net/news/24015-mercenaires-cameleons-et-libres-penseurs.html ; http://www.lematindz.net/news/23193-du-role-des-intellectuels-et-des-artistes.html ; http://www.lematindz.net/news/24095-pays-triste-pays-heureux.html.

(3) Voir « Éthique et Esthétique au théâtre et alentours », Livre 1 et Livre 2, librement disponible ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html

 

Publié sur Le Matin d’Algérie, 16 Oct 2017.

 

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #PEUPLE-DEMOCRATIE

Repost0

Publié le 14 Mars 2023

Bureaucrates, affairistes et fierté mal placée : ces autres adversaires du peuple

En Algérie, les agents et organismes idéologico-politiques qui œuvrent pour la transformation du pays en satellite d’une nation moyen-orientale totalitaire ou du bloc impérialo-néocolonial-sioniste, ces agents sont connus parce qu’ils se déclarent plus ou moins publiquement et disposent d’organisations plus ou moins occultes.

Mais les adversaires du peuple algérien se limitent-ils à ces deux catégories ?… La réalité montre que le peuple et la nation ont, tout autant, d’autres adversaires, ces derniers aussi discrets que maléfiques. Examinons le problème en Algérie, en sachant que les observations valent plus ou moins pour d’autres pays.

Bureaucrates

Leurs caractéristiques sont principalement les suivantes.

1) La médiocrité intellectuelle et professionnelle, reconnaissable à l’arrogance avec laquelle ils traitent les citoyens, d’une part, et, d’autre part, la servilité manifestée devant leurs responsables hiérarchiques, auxquels ils s’arrangent à présenter la réalité sociale non pas telle qu’elle est mais telle que ces responsables hiérarchiques aimeraient qu’elle soit, portant, ainsi, ces derniers à mal gérer les affaires du peuple.

2) L’égoïsme le plus vil porte ces bureaucrates à déployer toute leur ruse pour s’arranger non pas à servir le peuple, mais à se servir de lui pour s’enrichir de toutes les manières possibles, y compris illégales, avec un mépris non déguise pour les victimes et la nation. En ce qui concerne cette mentalité corrompue (dire « abjecte » est un pléonasme), le mal a commencé après l’indépendance nationale, pour s’aggraver avec le temps jusqu’à parvenir à l’outrance affichée lors du règne de « Fakhamatouhou » (« Son Excellence », l’ex-Président Bouteflika, pour qui l’ignore).

Affairistes

L’autre adversaire du peuple est cette catégorie d’individus dont l’unique Dieu, plus ou moins avoué, est l’Argent à accumuler en se livrant à toute activité, licite ou illicite, au détriment du bien-être du peuple et du développement du pays. Cette catégorie d’individus comprend ce qu’on appelle la caste compradore ; elle trouve son intérêt dans l’activité d’import-export de type parasitaire, qui entrave l’émergence et l’existence d’une capacité productive nationale, laquelle empêcherait tout trafic, donc tout enrichissement réalisé au détriment du développement économique du pays, donc de son indépendance nationale.

Grenouille et bœuf

Un autre ennemi du peuple est cette caractéristique algérienne, évoquée par certains citoyens, - rarement et trop peu ! - est cette fierté exagérée, tellement exagérée qu’elle dénote un faux complexe de supériorité qui est, en réalité, un réel complexe d’infériorité.

Il est cependant vrai que le peuple algérien s’est distingué par une guerre de libération nationale qui lui a coûté un impressionnant nombre de victimes, tout en montrant un aussi impressionnant nombre de patriotes exemplaires. Cette fierté là est légitime et doit être manifestée quand nécessaire, mais elle ne peut pas être évoquée pour justifier les carences constatées après l’indépendance nationale, aggravées au fur et à mesure.

Cette sorte de fierté outrancière devrait, au contraire, être tempérée par l’existence de multiples carences, parfois grossières, dans trop de domaines ; elles sont facilement constatables par les esprits lucides de patriotes honnêtes et sans complaisance, lesquels sont généralement accusés … d’anti-patriotisme. Eh, oui ! Classique technique du renversement accusatoire.

Mais qui sont, en réalité, les anti-patriotes, autrement dit les adversaires du peuple et de la nation algériens ?… Sont-ils les citoyens qui, tout en évoquant les faits positifs, soulignent également les faits négatifs, dans le but de leur trouver des solutions bénéfiques au peuple et à la nation, ou ces citoyens qui ignorent ou occultent les faits négatifs et, donc, empêchent d’agir pour les éliminer ?

Le progrès, le développement d’un peuple et d’une nation, - donc leur réelle fierté - se réalisent-ils par l’illusion d’une grandeur imaginaire, ou par la courageuse et objective constatation de tout ce qui fait réellement cette grandeur, en agissant pour éliminer ce qui l’entrave et favoriser ce qui la consolide ?

Les bureaucrates, les affairistes et la fierté mal placée entravent gravement l’indispensable relation positive, la complémentarité entre citoyens et gouvernants, et, par conséquent, rendent le peuple et le pays moins en mesure de neutraliser efficacement les actions hostiles étrangères, de plus en plus menaçantes et proches.

Premiers actes

Les affairistes les plus nocifs et notoires sont en prison et, si l’auteur de ces lignes a bien compris, les bureaucrates ont été dernièrement critiqués par le Président Tebboune.

Cependant, l’observation empirique montre que se libérer des bureaucrates, pour les remplacer par des citoyens professionnellement compétents et éthiquement honnêtes, n’est pas une entreprise aisée. Quant aux affairistes emprisonnés, l’observateur algérien Saïd Bensdira, dans une vidéo du 8 mars dernier, affirme qu’ils continuent à gérer leurs affaires à partir de leur lieu d'arrestation. Enfin, les citoyens qui manifestent une fierté mal placée sont persuadés d’être de super-patriotes et, donc, refusent tout sain raisonnement patriotique. Inutile de leur rappeler le proverbe populaire algérien « Almachkour mag’our » (celui qui s’auto-congratule est troué).

Un voyage commence par un premier pas

À moins d’être naïf ou manipulateur, on constate facilement que les affairistes et les bureaucrates n’ont aucune conscience patriotique : leur nature est de servir le maître du moment, qu’il soit indigène ou étranger, pourvu qu’il permette aux bureaucrates et aux affairistes d’y trouver leur illégitime et vile bénéfice. Quant à la fierté mal placée, de patriotisme elle n’est que le triste simulacre, une aliénation tellement aliénée qu’elle se manifeste à l’ insu de son auteur.

Ceci étant dit, il faut trouver les moyens de neutraliser tout ce qui est hostile au bien-être du peuple et de la nation. Aux responsables concernés d’agir, en complémentarité avec les citoyens patriotes.

En sachant que bureaucrates et affairistes agissent de manière aussi destructrice que discrète, ce qui les rend très dangereux.

Concernant les affairistes, il s’agit de découvrir et neutraliser leurs complices dans l’administration étatique, qui les soutiennent parce qu’ils en tirent des profits illicites.

Pour ce qui est des bureaucrates, l’action de neutralisation est plus difficile. Il faut d’abord disposer de remplaçants, socialement honnêtes et professionnellement compétents.

Pour ce qui est de la fierté mal placée, rappelons le proverbe algérien : « Almachkour mag’our » (celui qui s’auto-congratule est troué). Il faudrait, donc, évoquer la fierté uniquement là où elle est légitime, et, pour le reste, se donner la peine de réaliser les actions qui permettent de faire appel à cette fierté avec raison.

L’une des difficultés de neutralisation des bureaucrates, des affairistes et des partisans de la fierté mal placée réside dans le fait que, au contraire des politiciens-idéologues, les premiers se reconnaissent avec plus de difficulté, car ils ne disposent ni de parti ni de programme politiques déclarés, ni de leaders auto-proclamés, bien que ces derniers se manifestent de manière plus ou moins affirmée.

Se libérer de ces tares sociales est de longue haleine, mais, comme dit le proverbe chinois, un voyage commence par un premier pas. Quand la volonté existe, tant celle des gouvernants que celle des citoyens conscients, les bons résultats se manifesteront. Faut-il préciser que cette volonté doit se concrétiser dans tous les domaines de la vie sociale ? Car les parties forment un tout et s’influencent réciproquement.

Ceci étant dit, attention aux malentendus et aux manœuvres !… En cette période où l’Algérie est menacée parce qu’elle manifeste, dans le domaine international, une indépendance de décision au service de la nation, dont tout patriote est légitimement partie prenante, il faut veiller à ce que toute réflexion et toute action soient constructives, ne fassent jamais le jeu des oligarchies impérialistes-néocoloniales-sionistes, mais sert les réels et légitimes intérêts du peuple algérien, une manière de servir les intérêts de tous les peuples de la planète. C’est dire que la prise de conscience et l’élimination des carences internes font partie de la défense patriotique contre les adversaires, déclarés ou camouflés, membres d’oligarchies externes ou leurs agents harkis indigènes.

Publié in

https://reseauinternational.net/des-adversaires-du-peuple/#comments

10 mars2023

https://www.algeriepatriotique.com/2023/03/10/bureaucrates-affairistes-et-fierte-mal-placee-ces-autres-adversaires-du-peuple/

10 mars2023

https://tribune-diplomatique-internationale.com/bureaucrates-affairistesadversaires_du_peuple/

12 mars 2023

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #AUTOGESTION, #EDUCATION-CULTURE, #PEUPLE-DEMOCRATIE

Repost0

Publié le 18 Mars 2019

Présentation de "La valeur de l'accord" à la ferme de Bouchaoui, Alger, 1969.

Présentation de "La valeur de l'accord" à la ferme de Bouchaoui, Alger, 1969.

Veut-on constater à quel point on peut, en Algérie, étudier ou faire du théâtre tout en ignorant la majorité de ses destinataires potentiels ?... Un article permet de s’en rendre compte (Fayçal Métaoui, Comment séduire le public ? publié sur le quotidien El Watan du 30.09.2016).

Écartons d’abord tout malentendu. Je n’ai pas assisté à la journée d’études dont il rend compte ; je ne dispose que de qu’a écrit le journaliste. Par conséquent, mes observations se basent uniquement sur ce qu’il a relaté.

On lit :

« Le théâtre algérien (TNA) ose enfin ouvrir le débat sur l’intérêt que porte le public aux pièces. Des solutions sont proposées pour faire revenir les spectateurs dans les salles. (…) Comment renouer avec le public ? Comment faire pour attirer les spectateurs en grand nombre vers les salles de théâtre ? Des questions auxquelles ont tenté de répondre plusieurs intervenants (...) »

La réponse est dans la question elle-même : on ne se préoccupe nullement d’aller vers le public, dans les lieux où lui se trouve : les quartiers où il vit, pour ne pas ajouter ceux où il travaille. En outre, étant donné que les salles de théâtre se trouvent uniquement dans quelques villes, plus exactement dans leur centre, le reste de la population n’est pas considéré : celle qui vit dans les périphéries de ces villes, celle qui vit dans les villes dépourvues de ce genre d’établissement, et celle qui réside à la campagne, dans les grands et petits villages.

L’essayiste Ahmed Cheniki déclare :

« Comme si le spectateur était absent de la représentation théâtrale, alors que tous les grands hommes de théâtre prennent comme point de départ le public qui contribue à façonner les réseaux thématiques et les éléments esthétiques. Il est tout à fait normal d’interroger ce phénomène du public dont les réponses permettraient peut-être de régler au-delà de la dimension esthétique les jeux extrêmement complexes de la réception et de la fréquentation», souligne-t-il. Ahmed Cheniki propose de revoir l’organisation des établissements étatiques du théâtre et des coopératives. « Le statut de ces coopératives est flou.

On ne sait pas si elles sont dans le théâtre amateur ou professionnel. Les créateurs du théâtre sont victimes d’une situation figée et d’une gestion peu étudiée des espaces de spectacles», dit-il. »

Là, aussi, l’intervenant parle d’ « absence » du spectateur et non pas des artistes de théâtre auprès du public.

Pourtant Ahmed Cheniki est un chercheur et essayiste qui, de par ses fonctions, connaît l’expérience du Théâtre de la Mer, dont il a parlé dans des écrits précédents. Il sait sinon devrait savoir que cette compagnie n’a jamais eu à se poser le problème du public, puisque c’est elle qui allait là où il se trouvait, précisément :

- en ville, dans des espaces divers : de travail (usines), d’études (lycées, université), de vie (quartiers)

- dans les centres de formation professionnelle de petites villes,

- à la campagne : dans des villages, comme Gdyel, ou à la ferme autogérée de Bouchaoui, près d’Alger.

Entre fin 1968, moment de sa fondation, jusqu’à 1973, où j’ai quitté la compagnie, elle a présenté ses réalisations des centaines de fois, de cette manière. Seulement quatre représentations de Mon corps, ta voix et sa pensée furent données au TNA d’Alger (où spectateurs et acteurs se trouvaient sur le plateau, transformé en espace circulaire de jeu, autrement dit halga) et cinq représentations de La Fourmi et l’Éléphant à la salle El Mouggar d’Alger.

Pourquoi Cheniki n’a pas relaté cette expérience qui démontra, dans les faits, que le problème n’est pas l’absence du public au théâtre, mais le contraire, celle des artistes auprès du public ?

« Pour Ahmed Cheniki, le théâtre doit avoir des rapports continus avec les écoles, les universités et les secteurs du sport et de la jeunesse. « Il faut s’interroger sur ce qu’on peut faire aujourd’hui pour améliorer l’activité théâtrale en Algérie. Allons-nous reprendre les expériences de Allalou, Alloula, Bachtarzi ?» s’interroge-t-il. »

Quand Cheniki évoque un public autre que conventionnel, il ne mentionne pas celui laborieux : la partie de la population qui vit dans les quartiers pauvres, ainsi que les ouvriers des usines, les paysans des fermes et des villages.

En outre, on constate que ce chercheur cite des « expériences » mais pas celle du Théâtre de la Mer. Pourtant, en matière de public, quelle troupe et quel homme de théâtre a accompli ce que cette dernière et son animateur ont réalisé auprès du public dans toutes ses catégories, sans en exclure aucune ?

Dans l’article, on lit ensuite :

« Makhlouf Boukrouh a analysé l’évolution de la présence du public au fil du temps depuis l’indépendance du pays. «Dans les années 1960, 1970 et 1980, le problème ne se posait pas. Le public était présent. Les chiffres peuvent en témoigner. Il y avait un environnement qui permettait ce déplacement du public. Aujourd’hui, il faut s’interroger sur le fonctionnement des théâtres, sur la qualité des spectacles offerts au public, sur la continuité des représentations», relève-t-il. »

On constate que le seul genre de public considéré est l’habituel public : celui des établissements conventionnel des villes.

On lit encore :

«Il faut être réaliste et se dire : que se passe-t-il avec nous ? Comment sont gérés les établissements de théâtre ? Ont-ils des programmes à long terme ? Comment choisit-on un texte? Qu’avons-nous fait ces dix dernières années ? Où sont passés les résultats des conférences et débats organisés au TNA ?» se demande le metteur en scène Chawki Bouzid. Il plaide pour un rapprochement entre pratiquants du théâtre, les critiques et l’administration des théâtres. «Pour l’instant, chacun est dans son carré. Avant de penser au public, il faut instaurer un dialogue entre les créateurs et l’administration. »

Et pourquoi pas le « rapprochement » entre les pratiquants de théâtre et le public qui ne peut pas aller dans les salles conventionnelles des quelques villes ?… Les hommes de théâtre ne sont-ils, eux, dans leur « carré », en ignorant ce public ?

L’article poursuit :

« Habib Boukhelifa, enseignant à l’Institut supérieur des métiers des arts de spectacles et de l’audiovisuel (ISMAS), estime que (...) « Un système politique et social qui ne peut pas gérer une ville ou sécuriser le citoyen ne peut pas, à mon point de vue, organiser une activité théâtrale. »

Il est vrai que le problème sécuritaire existe. Mais dans quelle mesure ce facteur est vraiment déterminant dans l’absence de public ?

« Ces dernières années, nous avons tourné en rond. L’entreprise théâtrale est devenue plus un espace de rente qu’un espace de production. »

N’est-ce pas, justement, cette « rente » qui, non seulement explique la carence de production, mais, également, l’oubli du public ?… Tant que le salaire mensuel arrive dans le compte bancaire, pourquoi se soucier d’autre chose ?

« Ceux qui peuvent améliorer beaucoup de choses à l’art théâtral sont marginalisés, entre autres, les enseignants de l’ISMAS. Comment peut-on souhaiter la présence du public avec des spectacles médiocres, des spectacles qui ne répondent pas à l’amplitude passionnelle d’un peuple et à son authenticité (...) La présence du public dans les salles dépend de la qualité des spectacles ».

Bien entendu, la médiocrité est un des facteurs d’absence de public. Mais, là encore, celui évoqué est le même : celui des salles conventionnelles. La « recherche », justement proposée par Boukhelifa, ne concerne pas les autres catégories de public.

Continuons.

« Hamida Aït El Hadj, metteur en scène et enseignante à l’ISMAS, refuse que les créateurs soient culpabilisés. « Nous ne sommes pas coupables de la désertion du public, de l’absence du théâtre scolaire. Le théâtre a disparu des écoles et des manuels d’enseignement. Les gens du théâtre ne sont pas coupables de la décennie noire.

Pendant dix ans, les Algériens ne pouvaient pas sortir de leur maison le soir, comment voulez-vous qu’ils reviennent au théâtre aujourd’hui ?Il n’y a pas de transport le soir dans les villes. Tout s’arrête après 17h. Je ne suis pas coupable et je continue de lutter pour que le théâtre vive dans ce pays », relève Hamida Aït El Hadj, plaidant pour revoir le système de formation aux arts dramatiques et les formules de tournées des spectacles. »

Il est vrai que la « décennie noire » a tout bloqué. Mais elle a pris fin en l’an 2000 environ. Dix-sept années sont passées. Alors ?

Quand Hamida parle de « ce pays », entend-elle autre chose que l’habituel public des conventionnels théâtres ?

Voyons la suite :

« Mohamed Frimehdi, metteur en scène, estime qu’il faut prendre en compte les complexités de la vie sociale moderne, la technologie et les modes de consommation avant d’analyser la problématique de la relation du public avec le théâtre. « Les arts vivants doivent s’adapter à cette situation.

Les jeunes portent aujourd’hui dans leurs poches, grâce au smartphone, des tonnes d’informations, d’images et de sons du monde entier. La dictature de la rapidité fait que les gens n’ont plus le temps d’aller à une salle de spectacle pour passer une heure à regarder une pièce.»

Là, aussi, le même conventionnel public est envisagé. En outre, si l’on suit la logique de cet extrait, ne semble-t-il pas que la seule solution qui reste est tout simplement de fermer les théâtres ?

« La plupart des intervenants ont insisté sur l’importance de la communication et de la promotion des spectacles de théâtre, notamment à travers l’affichage en ville, les réseaux sociaux et les médias. « Avez-vous vu un jour une publicité pour pièce de théâtre dans journal ou au petit écran ?» interroge le critique Nabil Hadji. »

Cet extrait laisse supposer que les participants croient à la qualité des œuvres proposées, tout en ne considérant, encore, que le public conventionnel des villes.

Enfin, l’article conclut :

« Le scénographe Abderrahmane Zaâboubi souhaite l’organisation d’assises nationales «sérieuses» sur le théâtre pour discuter de tous les problèmes et proposer des solutions en vue de relancer les arts vivants à travers le pays d’une manière durable. «Il faut ouvrir un débat direct avec le public, inviter ses représentants à ces assises, savoir ce qu’il veut », propose-t-il. »

J’apprécie la référence de Zaâboubi au « sérieux ». En outre, il est le seul à considérer le public comme ayant quelque chose à dire pour « savoir ce qu’il veut ». Notons que ce souci est exprimé non pas par un chercheur, un auteur ou un metteur en scène, mais uniquement par un scénographe.

J’aurais voulu, cependant, savoir ce qu’il entend par l’expression « à travers le pays » : à quels types de public il se réfère ?

Concluons.

Dans toutes ces interventions, à l’exception de Zaâboubi, le public est évoqué sans considérer important de savoir ce que lui pense et veut.

En outre, le seul public évoqué est celui des théâtres conventionnels des quelques villes où il existe.

Toutes les autres catégories de public ne sont pas mentionnées : celles qui, précisément, sont exclues du droit culturel de voir des œuvres théâtrales. Et ces catégories sont exactement celles qui produisent la richesse du pays, sont la majorité de la population, et fournissent la nourriture que mangent les participants à cette journée d’études : les ouvriers et les paysans, sans oublier leurs familles qui vivent dans des quartiers délaissés des villes, et dans des villages mal entretenus dans les campagnes.

Pourquoi donc ce public-ci n’a pas bénéficié de l’attention des intervenants ? Pourquoi le journaliste qui relate leurs propos n’a pas, lui non plus, noté cette particularité ?… Question subsidiaire : pourquoi l’expérience du Théâtre de la Mer n’a pas été rappelée, tout au moins par le chercheur Cheniki et le journaliste Métaoui ?

Ultime question : le problème du théatre en Algérie réside-t-il dans l’absence du public ou, au contraire, dans l’ignorance où est tenue sa majorité par ceux qui écrivent sur le théâtre ou le pratiquent ? Cette majorité de public ne mérite-t-elle pas l’attention de la part de personnes qui, je suppose, sont démocrates et progressistes ?

Kadour Naïmi,

ex-fondateur et animateur du Théâtre de la Mer.

 

Publié sur Le Matin d'Algérie, le 19 Jan 2017.

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #THÉÂTRE

Repost0

Publié le 13 Décembre 2017

Présentation de "La valeur de l'accord" à la ferme de Bouchaoui, Alger, auprès de paysans et d'étudiants, 1969. De dos, tenant un tambourin, Kadour Naimi présente le spectacle.

Présentation de "La valeur de l'accord" à la ferme de Bouchaoui, Alger, auprès de paysans et d'étudiants, 1969. De dos, tenant un tambourin, Kadour Naimi présente le spectacle.

Veut-on constater à quel point on peut, en Algérie, étudier ou faire du théâtre tout en ignorant la majorité de ses destinataires potentiels ?... Un article permet de s’en rendre compte (Fayçal Métaoui, Comment séduire le public ? publié sur le quotidien El Watan du 30.09.2016).

Écartons d’abord tout malentendu. Je n’ai pas assisté à la journée d’études dont il rend compte ; je ne dispose que de qu’a écrit le journaliste. Par conséquent, mes observations se basent uniquement sur ce qu’il a relaté.

On lit :

 « Le théâtre algérien (TNA) ose enfin ouvrir le débat sur l’intérêt que porte le public aux pièces. Des solutions sont proposées pour faire revenir les spectateurs dans les salles. (…) Comment renouer avec le public ? Comment faire pour attirer les spectateurs en grand nombre vers les salles de théâtre ? Des questions auxquelles ont tenté de répondre plusieurs intervenants (...) »

La réponse est dans la question elle-même : on ne se préoccupe nullement d’aller vers le public, dans les lieux où lui se trouve : les quartiers où il vit, pour ne pas ajouter ceux où il travaille. En outre, étant donné que les salles de théâtre se trouvent uniquement dans quelques villes, plus exactement dans leur centre, le reste de la population n’est pas considéré : celle qui vit dans les périphéries de ces villes, celle qui vit dans les villes dépourvues de ce genre d’établissement, et celle qui réside à la campagne, dans les grands et petits villages.

L’essayiste Ahmed Cheniki déclare :

« Comme si le spectateur était absent de la représentation théâtrale, alors que tous les grands hommes de théâtre prennent comme point de départ le public qui contribue à façonner les réseaux thématiques et les éléments esthétiques. Il est tout à fait normal d’interroger ce phénomène du public dont les réponses permettraient peut-être de régler au-delà de la dimension esthétique les jeux extrêmement complexes de la réception et de la fréquentation», souligne-t-il. Ahmed Cheniki propose de revoir l’organisation des établissements étatiques du théâtre et des coopératives. « Le statut de ces coopératives est flou.

On ne sait pas si elles sont dans le théâtre amateur ou professionnel. Les créateurs du théâtre sont victimes d’une situation figée et d’une gestion peu étudiée des espaces de spectacles», dit-il. »

Là, aussi, l’intervenant parle d’ « absence » du spectateur et non pas des artistes de théâtre auprès du public.

Pourtant Ahmed Cheniki est un chercheur et essayiste qui, de par ses fonctions, connaît l’expérience du Théâtre de la Mer, dont il a parlé dans des écrits précédents. Il sait sinon devrait savoir que cette compagnie n’a jamais eu à se poser le problème du public, puisque c’est elle qui allait là où il se trouvait, précisément :

- en ville, dans des espaces divers : de travail (usines), d’études (lycées, université), de vie (quartiers)

- dans les centres de formation professionnelle de petites villes,

- à la campagne : dans des villages, comme Gdyel, ou à la ferme autogérée de Bouchaoui, près d’Alger.

Entre fin 1968, moment de sa fondation, jusqu’à 1973, où j’ai quitté la compagnie, elle a présenté ses réalisations des centaines de fois, de cette manière. Seulement quatre représentations de Mon corps, ta voix et sa pensée furent données au TNA d’Alger (où spectateurs et acteurs se trouvaient sur le plateau, transformé en espace circulaire de jeu, autrement dit halga) et cinq représentations de La Fourmi et l’Éléphant à la salle El Mouggar d’Alger.

Pourquoi Cheniki n’a pas relaté cette expérience qui démontra, dans les faits, que le problème n’est pas l’absence du public au théâtre, mais le contraire, celle des artistes auprès du public ?

« Pour Ahmed Cheniki, le théâtre doit avoir des rapports continus avec les écoles, les universités et les secteurs du sport et de la jeunesse. « Il faut s’interroger sur ce qu’on peut faire aujourd’hui pour améliorer l’activité théâtrale en Algérie. Allons-nous reprendre les expériences de Allalou, Alloula, Bachtarzi ?» s’interroge-t-il. »

Quand Cheniki évoque un public autre que conventionnel, il ne mentionne pas celui laborieux : la partie de la population qui vit dans les quartiers pauvres, ainsi que les ouvriers des usines, les paysans des fermes et des villages.

En outre, on constate que ce chercheur cite des « expériences » mais pas celle du Théâtre de la Mer. Pourtant, en matière de public, quelle troupe et quel homme de théâtre a accompli ce que cette dernière et son animateur ont réalisé auprès du public dans toutes ses catégories, sans en exclure aucune ?

Dans l’article, on lit ensuite :

« Makhlouf Boukrouh a analysé l’évolution de la présence du public au fil du temps depuis l’indépendance du pays. «Dans les années 1960, 1970 et 1980, le problème ne se posait pas. Le public était présent. Les chiffres peuvent en témoigner. Il y avait un environnement qui permettait ce déplacement du public. Aujourd’hui, il faut s’interroger sur le fonctionnement des théâtres, sur la qualité des spectacles offerts au public, sur la continuité des représentations», relève-t-il. »

On constate que le seul genre de public considéré est l’habituel public : celui des établissements conventionnel des villes.

On lit encore :

«Il faut être réaliste et se dire : que se passe-t-il avec nous ? Comment sont gérés les établissements de théâtre ? Ont-ils des programmes à long terme ? Comment choisit-on un texte? Qu’avons-nous fait ces dix dernières années ? Où sont passés les résultats des conférences et débats organisés au TNA ?» se demande le metteur en scène Chawki Bouzid. Il plaide pour un rapprochement entre pratiquants du théâtre, les critiques et l’administration des théâtres. «Pour l’instant, chacun est dans son carré. Avant de penser au public, il faut instaurer un dialogue entre les créateurs et l’administration. »

Et pourquoi pas le « rapprochement » entre les pratiquants de théâtre et le public qui ne peut pas aller dans les salles conventionnelles des quelques villes ?… Les hommes de théâtre ne sont-ils, eux, dans leur « carré », en ignorant ce public ?

L’article poursuit :

« Habib Boukhelifa, enseignant à l’Institut supérieur des métiers des arts de spectacles et de l’audiovisuel (ISMAS), estime que (...) « Un système politique et social qui ne peut pas gérer une ville ou sécuriser le citoyen ne peut pas, à mon point de vue, organiser une activité théâtrale. »

Il est vrai que le problème sécuritaire existe. Mais dans quelle mesure ce facteur est vraiment déterminant dans l’absence de public ?

« Ces dernières années, nous avons tourné en rond. L’entreprise théâtrale est devenue plus un espace de rente qu’un espace de production. »

N’est-ce pas, justement, cette « rente » qui, non seulement explique la carence de production, mais, également, l’oubli du public ?… Tant que le salaire mensuel arrive dans le compte bancaire, pourquoi se soucier d’autre chose ?

« Ceux qui peuvent améliorer beaucoup de choses à l’art théâtral sont marginalisés, entre autres, les enseignants de l’ISMAS. Comment peut-on souhaiter la présence du public avec des spectacles médiocres, des spectacles qui ne répondent pas à l’amplitude passionnelle d’un peuple et à son authenticité (...) La présence du public dans les salles dépend de la qualité des spectacles ».

Bien entendu, la médiocrité est un des facteurs d’absence de public. Mais, là encore, celui évoqué est le même : celui des salles conventionnelles. La « recherche », justement proposée par Boukhelifa, ne concerne pas les autres catégories de public.

Continuons.

« Hamida Aït El Hadj, metteur en scène et enseignante à l’ISMAS, refuse que les créateurs soient culpabilisés. « Nous ne sommes pas coupables de la désertion du public, de l’absence du théâtre scolaire. Le théâtre a disparu des écoles et des manuels d’enseignement. Les gens du théâtre ne sont pas coupables de la décennie noire.

Pendant dix ans, les Algériens ne pouvaient pas sortir de leur maison le soir, comment voulez-vous qu’ils reviennent au théâtre aujourd’hui ?Il n’y a pas de transport le soir dans les villes. Tout s’arrête après 17h. Je ne suis pas coupable et je continue de lutter pour que le théâtre vive dans ce pays », relève Hamida Aït El Hadj, plaidant pour revoir le système de formation aux arts dramatiques et les formules de tournées des spectacles. »

Il est vrai que la « décennie noire » a tout bloqué. Mais elle a pris fin en l’an 2000 environ. Dix-sept années sont passées. Alors ?

Quand Hamida parle de « ce pays », entend-elle autre chose que l’habituel public des conventionnels théâtres ?

Voyons la suite :

« Mohamed Frimehdi, metteur en scène, estime qu’il faut prendre en compte les complexités de la vie sociale moderne, la technologie et les modes de consommation avant d’analyser la problématique de la relation du public avec le théâtre. « Les arts vivants doivent s’adapter à cette situation.

Les jeunes portent aujourd’hui dans leurs poches, grâce au smartphone, des tonnes d’informations, d’images et de sons du monde entier. La dictature de la rapidité fait que les gens n’ont plus le temps d’aller à une salle de spectacle pour passer une heure à regarder une pièce.»

Là, aussi, le même conventionnel public est envisagé. En outre, si l’on suit la logique de cet extrait, ne semble-t-il pas que la seule solution qui reste est tout simplement de fermer les théâtres ?

« La plupart des intervenants ont insisté sur l’importance de la communication et de la promotion des spectacles de théâtre, notamment à travers l’affichage en ville, les réseaux sociaux et les médias. « Avez-vous vu un jour une publicité pour pièce de théâtre dans journal ou au petit écran ?» interroge le critique Nabil Hadji. »

Cet extrait laisse supposer que les participants croient à la qualité des œuvres proposées, tout en ne considérant, encore, que le public conventionnel des villes.

Enfin, l’article conclut :

« Le scénographe Abderrahmane Zaâboubi souhaite l’organisation d’assises nationales «sérieuses» sur le théâtre pour discuter de tous les problèmes et proposer des solutions en vue de relancer les arts vivants à travers le pays d’une manière durable. «Il faut ouvrir un débat direct avec le public, inviter ses représentants à ces assises, savoir ce qu’il veut », propose-t-il. »

J’apprécie la référence de Zaâboubi au « sérieux ». En outre, il est le seul à considérer le public comme ayant quelque chose à dire pour « savoir ce qu’il veut ». Notons que ce souci est exprimé non pas par un chercheur, un auteur ou un metteur en scène, mais uniquement par un scénographe.

J’aurais voulu, cependant, savoir ce qu’il entend par l’expression « à travers le pays » : à quels types de public il se réfère ?

Concluons.

Dans toutes ces interventions, à l’exception de Zaâboubi, le public est évoqué sans considérer important de savoir ce que lui pense et veut.

En outre, le seul public évoqué est celui des théâtres conventionnels des quelques villes où il existe.

Toutes les autres catégories de public ne sont pas mentionnées : celles qui, précisément, sont exclues du droit culturel de voir des œuvres théâtrales. Et ces catégories sont exactement celles qui produisent la richesse du pays, sont la majorité de la population, et fournissent la nourriture que mangent les participants à cette journée d’études : les ouvriers et les paysans, sans oublier leurs familles qui vivent dans des quartiers délaissés des villes, et dans des villages mal entretenus dans les campagnes.

Pourquoi donc ce public-ci n’a pas bénéficié de l’attention des intervenants ? Pourquoi le journaliste qui relate leurs propos n’a pas, lui non plus, noté cette particularité ?… Question subsidiaire : pourquoi l’expérience du Théâtre de la Mer n’a pas été rappelée, tout au moins par le chercheur Cheniki et le journaliste Métaoui ?

Ultime question : le problème du théatre en Algérie réside-t-il dans l’absence du public ou, au contraire, dans l’ignorance où est tenue sa majorité par ceux qui écrivent sur le théâtre ou le pratiquent ? Cette majorité de public ne mérite-t-elle pas l’attention de la part de personnes qui, je suppose, sont démocrates et progressistes ?

Publié sur Le Matin d’Algérie, et sur Algérie Patriotique, 19 Jan 2017.

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Repost0

Publié le 14 Décembre 2017

Aux sincères ami-e-s du peuple

1. Le Ciel, l’Olympe, Jupiter et les dieux

Dans la plupart des publications, nous lisons des exposés, analyses, dissections, conjonctures, hypothèses, plus ou moins savants, de personnes plus ou moins expertes. Et nous constatons la répétition de ces mêmes textes, ad nauseam.

Mais, voilà, presque tous ces articles, contributions, interventions, interviews, éditoriaux, etc. concernent le Pouvoir, l’État, les clans, leurs luttes. Y sont cherchés, traqués, supputés, supposés les énigmes, les occultations, plus ou moins indéchiffrables. Pour paraphraser Churchill à propos de la Russie, on cherche à déceler « une énigme enveloppée dans un mystère ».

Une fois, tel clan, telle institution, tel « homme fort » est déclaré dominant, décidant et commandant tout le destin du pays ; une autre fois, c’est tel autre. Parfois c’est le même auteur qui change d’opinion.

D’accord, c’est évidemment utile et appréciable de lire toutes ces tentatives d’explication. Quoique, généralement, ils nous laissent sur notre faim, dans l’ignorance, désorientés, ne sachant que faire. Quelquefois, ce sont les auteurs eux-mêmes qui avouent leur égarement dans ce labyrinthe sans fil d’Ariane.

C’est que les gens au pouvoir, quels qu’ils soient, savent tellement cacher leur jeu, et vous, ne disposant pas des informations nécessaires, restez incapables d’une analyse réellement exhaustive, concrète et opératoire. Ce n’est pas votre faute, nous le savons, et nous apprécions vos tentatives.

Mais, quand vous vous plaignez de l’opacité des gens au pouvoir en Algérie, n’oubliez-vous pas que l’opacité caractérise tout pouvoir hiérarchique, qu’elle est l’un des aspects de sa domination ? Qu’en Algérie, simplement, cette opacité est plus dense, parce que le système est moins démocratique qu’ailleurs ? Que, cependant, ailleurs aussi, l’opacité est de règle, sinon pourquoi l’existence et la répression, par les États dits « démocratiques », des militants du site Wikileaks, et des donneurs d’alerte, tels Edward Snowden ? Sinon pourquoi la concentration des moyens dits d’information (plutôt de manipulation) dans les mains de propriétaires de banques et d’entreprises, pourvoyeurs financiers des élections mettant au pouvoir politique leurs reconnaissants laquais souriants ?

Dès lors, obnubilés par les jeux du « Ciel », du « Sommet », de l’ « Olympe », de « Jupiter » et de la « Cour », impressionnés comme des insectes par leur « lumière » et les scintillements de leurs actes, déclarations et contre-déclarations, vous affirmez que le pays, le peuple ne seront sauvés que par des institutions ou « hommes forts » qui se trouvent… dans l’ « Olympe », autour de « Jupiter », dans sa « Cour » ou autour.

Les « sauveurs » de la nation et du peuple que vous nommez sont tour à tour des officiers de l’armée, en fonction ou en retraite, des « hommes sages » ayant exercé un temps dans la « Cour » puis ont été éjectés ou (très rarement) eurent l’honnêteté de démissionner, des leaders de partis politique d’opposition (réelle ou clonée).

À ces « sauveurs », vous demandez de contribuer à établir la « démocratie », une bonne économie, le « progrès », à rendre le pays « moderne » comme d’autres, pour participer au « concert des nations », à favoriser sciences, techniques, culture, art et littérature.

Chaque auteur d’analyse manifeste ses personnelles opinions (parfois fixations), en négatif (les mauvais, méchants, égoïstes, « traîtres à la nation ») ou positif (les bons, gentils, altruistes, « patriotes sincères »). À longueur de publications, à leur propos, les auteurs de textes écrivent, répètent, décortiquent, divisent les cheveux en quatre, cherchent des poils même sur les têtes chauves.

Ces exercices littéraires durent depuis l’indépendance nationale. Sans résultat autre que ce que tous ces textes n’ont jamais prévu ou pas clairement : quand une partie du peuple, excédée, se révolte, la réponse est soit la carotte (subventions financières) soit le bâton (interdiction de manifestation, emprisonnement, et même mitraillage de citoyens protestataires désarmés).

Et voilà nos analystes s’efforcer, là encore, à supputer, proposer qui, toujours au « Sommet », dans la « Cour », fut responsable de ces forfaitures, et quel fut le rôle de Jupiter.

Bref, en un mot, tous ces textes se résument à ceci : par le « Sommet » et pour le « Sommet ».

Pourtant, l’expérience pratique a enseigné : l’unique fois où, du « sommet », fut tenté un changement au service réel du peuple, après uniquement six mois, les sangsues de ce dernier l’ont fait échouer, et de manière significativement spectaculaire : l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, en plein discours télévisé. Est-ce un hasard que seul lui fut éliminé de cette manière, mais aucun autre président ?

Pourquoi donc cette abondance de publications sur Jupiter et la Cour ?… Eh bien, parce que les auteurs de ces textes sont persuadés que tout changement, mauvais ou bon, ne peut venir que du « Ciel », d’en « haut », de l’ « élite » au pouvoir, ou aspirant le conquérir.

Et pourquoi cette conviction ?… Parce que la formation intellectuelle-idéologique de ces auteurs provient essentiellement d’une vision jacobine (pour employer un terme moderne) de la société : Autorité hiérarchique, Centralisation, Minorité pensante et agissante. Prophètes fondateurs de cette conception : Robespierre, Saint-Just, Marat, Marx, Lénine, Trotski. Et, au-delà, auparavant, les légistes chinois, Thomas Hobbes, Machiavel. Et, plus loin encore, les Commandements religieux. Et davantage plus loin : les mythes (babyloniens, phéniciens, égyptiens, grecs, romains, pour ne pas citer ceux chinois et hindou, l’influence de ce dernier étant indirect ou occulté sur les conceptions occidentales et moyennes-orientales).

Religieux et laïcs ont la même vision : tout changement ne peut et ne doit venir que du « haut », respectivement du « Ciel » ou de l’État (ou de son opposition, autre forme de l’Etat).

Avec cette restriction : il existe, cependant, des religieux qui accordent la priorité à l’être humain par rapport à son créateur : ils affirment « Aide-toi, le ciel t’aidera ».

Dans le domaine laïc, une conception meilleure se trouve chez ceux qu’on appelle les libertaires. Contrairement à l’opinion ordinaire, ils ne se limitent pas à Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Errico Malatesta et disciples. Nous les trouvons plusieurs siècles avant l’ère chrétienne, à l’ouest (Diogène et Antisthène, les « cyniques ») comme à l’Est (les philosophes Lao Ze, Mo ze, Zhuang zi), ou, au Moyen-Orient, au Moyen-Age (Alhalladj). Quand ce dernier déclarait dans les rues « Ana Allah » (Je suis Dieu) , que disait-il d’autre sinon revendiquer son autonomie et sa libre autogestion spirituelle ? Telle fut la cause de sa condamnation au martyr par les détenteurs du pouvoir, pourtant louangés comme « éclairés ».

Cette conception sociale, privilégiant l’autorité hiérarchique, je l’ai appelée, dès 1981, hétéro-gestion : autrement dit, la gestion forcée des êtres humains par d’autres de leurs semblables. Nous avons affaire, ici, à un intégrisme totalitaire de type laïc ; il a l’illusion idéologique de se croire et de se proclamer « démocratique », autrement dit « pouvoir du PEUPLE ». Alors, qu’en réalité, il s’agit de pouvoir SUR le peuple. Cela se manifeste par sa réduction à des « masses » de manœuvre, instrument d’accès au pouvoir (par la lutte armée ou par les élections), rien d’autre.

Dès lors, la question se pose : tous ces analystes, obsédés par Jupiter, sa Cour et les autres dieux alentour, que connaissent-ils de ce qui suit ?

2. La terre, la « base », la « basse-cour »

Évitons tout malentendu par quelques précisions.

Voici qui nous sommes : le peuple dominé, parce qu’exclu de tout pouvoir sur sa vie ; exploité, parce que vendant, pour acquérir de quoi vivre, ses muscles ou son cerveau, considérés vulgaire marchandise, à des gens qui s’en enrichissent ; aliéné, par manque de moyens matériels et organisationnels d’acquérir les connaissances pour notre émancipation.

Rares, très rares sont les textes qui s’occupent de nous, nous la « canaille », la « racaille », les « ghâchi ».

Oh, bien entendu, nous avons déjà fourni les motifs de cette négligence : pour les auteurs évoqués ci-dessus, leur amour pour nous se limitent à chercher l’Homme Supérieur, le Sur-Homme susceptible de nous « sauver », de nous « concéder, « offrir » le bonheur dont nous avons besoin.

Quant aux auteurs qui montrent un réel et sincère intérêt pour nous, soit ils se limitent à constater avec regret notre « apathie » (autre manière de suggérer le rôle décisif de Jupiter et de la « Cour »), soit de poser la question, enfin, décisive et fondamentale, comme ici :

« (...) l’enjeu politique central est de savoir si les forces populaires (syndicats, associations, mouvements, partis antilibéral…) seront capables de reprendre le flambeau pour résister d’abord à l’offensive de l’oligarchie puis d’amorcer une contre-offensive. Car elles seules, du fait de leur force réelle et potentielle, peuvent réussir là où Tebboune ne pouvait qu’échouer. » (Ramdane Mohand Achour, Libre Algérie, 17 août 2017).

Les partis évoqués ici, nous attendons encore leur venue dans nos zones périphériques délabrées, nos bidonvilles vermoulus et nos dachras ignorées. Nous plaisantons ! Nous savons que ces messieurs-dames ne viennent chez nous, s’ils viennent, que pour obtenir nos votes afin d’accéder au jeu dans la Cour des puissants.

Une fois, nous avons lu une interview d’un dirigeant du Parti qui se qualifie « des Travailleurs ». Il crut montrer l’intérêt que son organisation nous manifeste, en déclarant, en substance : Ils viennent chez nous pour obtenir de l’aide. « Ils », c’est nous, le peuple.

Certainement, ce parti, à sa manière, nous défend. Toutefois, nous nous sommes demandés : plutôt que nous attendre pour aller chez eux, ces militants ne devraient-ils pas, eux, prendre la peine de venir chez nous ? Une autre question nous intéresse : parmi les dirigeants de ce parti, combien sont des travailleurs ? Je dis travailleurs, et non ex-travailleurs. Car nous savons que, généralement, les ex-travailleurs, une fois placés dans les bureaux de partis ou de syndicats, deviennent rapidement des bureaucrates, coupés et opposés aux intérêts de ceux qui restent des travailleurs.

Retournons à l’extrait de l’article cité.

Les syndicats, associations, mouvements qu’il évoque, oui, ça, c’est nous ! Nous entendons, évidemment, non pas ceux « clonés » par les gens de la « Cour », mais ceux créés de manière libre et autonome par des citoyen-nes, et autogérés par eux-elles. Notons, dans l’article ci-dessus, enfin, ce que nous attendons toujours de lire, mais en vain : « les forces populaires (…) elles seules, du fait de leur force réelle et potentielle ».

Voilà donc, un auteur qui nous accordent non seulement de l’importance, mais celle première et décisive. Merci !

Nous avons lu d’autres textes qui nous concèdent ce rôle, mais ils espèrent nous sauver par le retour d’un « Parti d’Avant-Garde ». Non, non ! Ce genre de « Sauveur Suprême » a démontré, dans le monde entier, sa lamentable et tragique faillite. Son retour serait une farce. D’accord, nous sommes peut-être des imbéciles, mais pas au point de répéter une erreur aussi grossière. Même si son Dieu fut Karl Marx, et son Prophète Lénine. (fin partie I)

'Partie II.)

3. « Courroies de transmission »

Écartons un malentendu.

Voici les personnes auxquelles nous ne nous adressons pas, parce qu’elles sont nos ennemis résolues et implacables : toutes celles qui ont la triste (pour nous) fonction d’agir comme garde-chiourmes, gardiens du « Palais », mercenaires de la plume et de la parole, bref contre-maîtres de leurs Maîtres.

Nous savons que certaines de ces personnes sont, notamment, des caméléons : « démocratiques » et « progressistes » en paroles, mais, en réalité, profiteurs du système jupitérien. Nous connaissons votre but inavoué : rafler le fromage, l’argent du fromage et même le corps de la fermière. Vous, vous savez « profiter de tout », pour satisfaire votre adoration intégriste de votre Saint Ego.

Déjà, à l’époque de la « glorieuse » et « progressiste » dictature du complice d’un colonel, puis de celui-ci lui-même, nous avions compris la valeur du fameux « soutien critique ». Durant celui-ci, vous avez su, profitant de la bonne foi de votre « base militante », tirer profit du « moulin » du pouvoir étatique, et du « four » du peuple asservi. La « révolution » et le « peuple » ont été et demeurent pour vous un investissement en terme d’argent et de postes administratifs. Si tel ne fut pas le cas dans votre idéaliste jeunesse, vous l’êtes devenus dans votre « réaliste » âge adulte. Preuve en sont votre carrière « honorable », votre niveau de vie satisfaisant, votre statut social brillant, et l’admiration que vous portent les médias de la caste dominatrice, dont les strapontins vous sont concédés.

Nous constatons combien vous dénoncez l’obscurantisme islamique. Mais cela n’est pas le produit d’un réel sens démocratique, mais uniquement de votre souci de ne pas perdre les miettes que vous a concédé la hiérarchie dominante. Nous, peuple, sommes victime de deux obscurantismes : l’imposture à masque religieux, et votre tromperie à masque laïc.

Les « courroies de transmission » que vous êtes sont notre malédiction. Vous êtes la garantie de l’existence du système jupitérien. Sans vous, il s’écroulerait. C’est donc vous, les premiers responsables.

C’est pourquoi nous aimerions que les auteurs d’articles qui critiquent Jupiter et sa Cour s’intéressent plutôt, d’abord et principalement à vous, les « courroies de transmission » de l’exploitation dominatrice que nous pâtissons. Parce que, nous le répétons, sans vous, pas de Jupiter ni les clans de sa Cour.

4. De la rupture, mais après ?

Nous lisons également, quotidiennement, des pronostics divers sur le moment et les modalités de fin du système dominant. Et chacun va de son analyse.

C’est utile, bien entendu.

Cependant, il nous semble que, dans beaucoup de textes, échappe cette simple banalité : un système social prend fin quand ceux d’en « haut » ne peuvent plus le gérer, et ceux d’en « bas » ne peuvent plus le supporter.

Savoir en quoi, comment et jusqu’où ceux d’en « haut » ne peuvent plus gérer, nous l’avons dit, c’est découvrir un mystère dans une énigme. À ce sujet, les moins scrupuleux avancent des affirmations sans preuves convaincantes ; les plus circonspects avouent leur incapacité.

Le cas n’est pas spécifique à l’Algérie. Pour citer deux exemples, Lénine fut surpris par la chute du tsarisme ; De Gaulle, par le mouvement de mai 1968. Pour revenir à l’Algérie, l’ « élite » algérienne, laïque et religieuse, elle aussi, fut prise au dépourvu par le déclenchement de la lutte armée de libération nationale.

Quant à ceux d’en bas, il ne suffit pas de prévoir quand ils ne supporteront plus, et s’ils le manifesteront de manière pacifique, légale ou violente. Il y a plus important : se soucier du comment ils ne supporteront plus.

Si leur révolte, légale et institutionnelle ou violente, accouche uniquement d’un autre Jupiter et de sa Cour, que gagneront-ils ? Quand, ailleurs, Lénine, Mao Tsé Toung et autres, quand, en Algérie, Ben Bella, Boumediène et autres ont remplacé le système précédent, qu’a gagné le peuple, autre que de changer de maître ?

Oui, certes, quelques « os » (dans les domaines de la santé, de l’instruction, des salaires, etc.) furent concédées aux « masses », mais pas l’essentiel : le pouvoir social, celui de s’auto-gérer. Et quand une partie de ces « masses » pratiquèrent l’autogestion, elle fut, nous l’avons dit, réprimée dans le sang.

Ce qu’il faut donc c’est préparer le peuple à ne pas être réduit, encore une fois, par ses « sauveurs », à une simple « masse » de manœuvre, permettant aux futurs nouveaux maîtres de renverser les anciens, puis de prendre leur place.

Antonio Gramsci disait, je cite de mémoire : Instruisons-nous, car au moment décisif, nous aurons besoin de toutes nos connaissances pour réaliser la révolution.

Cette exigence, je l’ai vécue personnellement. Jeune étudiant, j’ai participé au mouvement de mai 1968. J’y ai constaté combien l’instruction citoyenne était fondamentale, non seulement pour promouvoir le mouvement social, mais lui assurer la victoire. Nous étions arrivés jusqu’à une grève générale nationale de plus de dix millions de travailleurs, et à voir le président-général De Gaulle abandonner le palais de l’Élisée, pour se réfugier auprès du chef de l’armée française, stationnée en Allemagne, le général Massu, de sinistre mémoire en Algérie.

Malheureusement, notre formation intellectuelle se révéla insuffisante pour changer de système social. Bien entendu, la défaite s’explique par d’autres facteurs. Mais notre manque de préparation théorique adéquate en fut un.

De même, si le peuple disposait de formation théorique suffisante, pour agir de manière conséquente, le parti bolchévik n’aurait jamais accaparé le pouvoir, en Russie ; les soviets auraient triomphé. En Algérie, aussi, la guerre de libération nationale n’aurait jamais accouché de la dictature, mais aurait généralisé l’autogestion sociale.

C’est dire combien l’éducation, l’instruction citoyenne, la formation intellectuelle sont l’exigence première et fondamentale pour se préparer à affronter la rupture sociale, la faillite de tout système jupitérien. C’est, nous semble-t-il, ce que l’histoire enseigne. Afin que le peuple ne soit pas réduit, encore une fois, à n’être qu’un instrument manipulé, pour se retrouver soumis à un système différend, mais toujours un pouvoir hétéro-gestionnaire.

Nous sommes conscients que la tâche est difficile. D’une part, sur elle pèsent plus de trois millénaires d’autoritarisme hiérarchique, clérical et laïc, partout sur la planète. D’autre part, son adversaire, sournois et retors, manifeste la plus grande cruauté, bien décrite par un de ses membres, Machiavel : l’État, quelque que soit sa forme, ouvertement despotique (« Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ») ou hypocritement « démocratique » (« Il suffit de leur laisser croire que leur vote est libre, l’important est qu’ils nous élisent »).

Mais nous savons, également, autre chose. Que l’analphabète esclave Spartacus avait réussi, grâce à sa formation de gladiateur mais, surtout, à son intelligence, à former une armée d’ex-esclaves, que celle-ci a tenu tête et même fait trembler le pouvoir romain pendant plusieurs années, qu’elle gagna beaucoup de batailles contre des soldats dirigés par des généraux. Et que, à la fin, la révolte la plus importante de l’Occident antique fut vaincue uniquement par la traîtrise, la ruse et la corruption de marchands.

Nous savons, aussi, que les expériences d’autogestion les plus importantes, celle des soviets russes et ukrainiens et celles des collectivités espagnoles, sans oublier la nôtre algérienne, avaient donné des résultats appréciables ; seule notre manque de formation a permis à nos adversaires de nous vaincre.

5. Que (re)vive l’autogestion sociale !

Retournons à l’article cité plus haut. Nous aurions voulu y lire des propositions d’organisation des forces populaires évoquées.

Ce que nous attendons de tous-tes ceux-celles qui nous aiment, nous le peuple, ce sont des propositions concrètes, pratiques pour jouer pleinement notre rôle.

Une chose curieuse : de tous les textes qui font l’éloge de notre histoire récente (guerre de libération, ensuite indépendance nationale), rares sont ceux qui évoquent l’événement qui, pour nous, fut le plus important, le plus sinon le seul révolutionnaire.

D’abord, entendons-nous sur cet adjectif. C’est un processus social qui change la base, la racine d’un système social. Or, quelle est cette base, cette racine ?… Ce n’est pas le colonialisme ni l’impérialisme, c’est l’exploitation de l’homme par son semblable, par l’intermédiaire de sa domination.

Or, la guerre a libéré le pays du colonialisme, mais pas de l’exploitation-domination du peuple par une caste minoritaire. Donc la guerre de libération a abouti à une réforme (substitution d’une caste dominatrice-exploiteuse étrangère par une autre, indigène) et non à une révolution.

Où donc fut l’aspect authentiquement révolutionnaire en Algérie ?… Dans un événement qui ne vint pas d’un Jupiter ni de membres de sa Cour ou de son arrière-cour. Cet événement fut l’initiative de nous, les « ignorants », les « analphabètes » : ce fut l’autogestion des entreprises et des champs.

Oui ! Uniquement cet événement fut une authentique révolution : parce que cette autogestion fut notre action libre et autonome, gérée par nous de manière également libre et autonome, parce que, durant cette période, fut éliminée l’exploitation et la domination de l’homme par son semblable, parce que cette maudite et vénéneuse racine et base de société fut éliminée.

Malheureusement, cette bénéfique autogestion fut écrasée par ceux-là même qui se proclamèrent « révolutionnaires ». Ô, hypocrisie ! Il est vrai que ces Tartuffe avaient l’illusion idéologique d’être nos « sauveurs », cette maudite et malfaisante croyance de réaliser le bonheur du peuple à son détriment, contre sa propre volonté et ses spécifiques désirs ! Pour établir une nouvelle caste dominatrice-exploiteuse, dite « populaire », « républicaine », « socialiste », « communiste », etc.

Hélas !, nous en sommes encore là, aujourd’hui. À l’exception de l’époque où notre autogestion exista, qui donc, par la suite, a encore parlé de notre autogestion, de notre capacité réelle et effective de prendre nous-mêmes notre destin en mains ? Et que cette magnifique expérience prit fin uniquement par la répression du Jupiter et la Cour alors dominant le ciel de l’État ?

N’est-il pas significatif que cette idée d’autogestion a été et demeure totalement ignorée, occultée des textes qui cherchent des solutions aux diverses « crises » successives survenues en Algérie, comme ailleurs dans le monde ?

Et, pourtant, ces textes, répétons-le, se disent, - et il n’y pas motif d’en douter -, « démocratiques ». Dès lors, en eux, où sont l’affirmation et les propositions de pouvoir effectivement du peuple ?

Par suite, une question se pose : pourquoi, aux efforts divers, multiples, continus, répétés de chercher et de proposer des solutions provenant uniquement de Jupiter et de la Cour, ne trouve-t-on pas les mêmes efforts concernant nous, le peuple ? Pourquoi cet oubli de l’autogestion ?

Il est vrai que cette conception fut, historiquement dans le monde, minoritaire. Et chaque fois qu’elle exista, elle fut réprimée dans le sang.

Mais il est également vrai que, dans le monde, cette conception n’est pas morte, que de temps en temps, elle réapparaît dans la pratique sociale, non seulement dans les pays développés, mais également dans des contrées non développés et en guerre.

Cependant, encore hélas !, dans le monde comme en Algérie, la conception jacobine demeure majoritaire. L’un des motifs de cette situation est le fait que les « élites » intellectuelles demeurent tributaires de cette même conception. Et si elles le sont, c’est parce qu’elles en profitent par les privilèges recueillis.

Mais, pourrait-on demander, où trouver des ouvrages parlant d’autogestion, d’expériences ayant eu lieu, contenant des analyses des succès et des erreurs, proposant des solutions ?… Rien de plus simple : chercher sur internet. Il est plein d’ouvrages et d’informations gratuites.

Publié sur Le Matin d’Algérie, 02 Sep 2017 et 04 Sep 2017.

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #AUTOGESTION

Repost0

Publié le 11 Avril 2018

Quim Boix

Quim Boix

Il est Secrétaire Général de l’UIS (Union Internationale de Syndicats) des Pensionnés et Retraités de la FSM (Fédération Syndicale Mondiale), et responsable de la FSM dans l’État Espagnol (excepté Pays Basque).

Question : Quel est le but de votre organisation ? Et comment fonctionne-t-elle, autrement dit comment est concrétisée la participation démocratique des adhérents est assurée ?

Notre organisation, l’UIS (Union Internationale de Syndicats) des PeR (Pensionnés et Retraités), est née par décision du 16ème Congrès de la FSM (Fédération Syndicale Mondiale), réalisé à Athènes (Grèce) en avril 2011. Notre Premier Congrès comme UIS s’est tenu à Barcelone (Espagne) en février 2014, avec la participation de plus de 130 délégués de 39 pays des 5 continents. Nous sommes déjà en train de préparer notre Deuxième Congrès pour le premier semestre de 2019.

Le but de notre UIS est la défense des droits des PeR dans tous les pays du monde, pour assurer que toutes les personnes puissent passer de travailleurs actifs à retraités en recevant une pension mensuelle suffisante pour avoir une vie digne. Vie digne, pour nous, signifie avoir : 1) eau potable à la maison ; 2) aliments sains et suffisants ; 3) un endroit habitable pour loger ; 4) couverture publique et gratuite des besoins de santé, culture et transport de proximité.

Les adhérents à notre UIS sont les syndicats de PeR, avec des positions de classe, des différents pays. Nous acceptons aussi, comme adhérents, les associations de PeR qui ont aussi notre vision, à savoir que le capitalisme est la cause des pénuries vécues par les PeR, car la réalité légale et historique des organisations des PeR dépend de chaque pays.

Toutes les organisations adhérentes à notre UIS ont les mêmes droits, clairement fixés dans nos Statuts approuvés au Premier Congrès (vous pouvez les lire, en français, dans le web : http://www.pensionistas.info/web/fr/node/166). La participation démocratique est assurée, et cela ne peut pas être autrement dans une organisation dirigée par des membres de la classe laborieuse non vendus au capital. Notre force et capacité de lutte (et de victoires) se base sur le travail collectif et l’unité en face des entrepreneurs exploiteurs.

Pour bien exercer cette activité démocratique, nous assurons que tous les membres de notre UIS soient bien informés et puissent participer aux processus de prises de décisions. Nous faisons même des vidéo-conférences pour faciliter la participation de tous aux accords collectifs.

Question : Votre organisation est-elle autonome par rapport à l’État, et, dans l’affirmative, comment cette autonomie se concrétise ?

Évidemment, sans totale autonomie, vis-à-vis des États et des organisations patronales, nous ne pourrions pas arriver à des réussites qui permettent l’amélioration des conditions de vie des PeR.

Premièrement, nous devons lutter pour que le droit à la retraite soit reconnu, comme un des droits fondamentaux, dans toutes les Constitutions de tous les États. Ce ne sera pas facile d’arriver à ça, car la plupart, pour l’instant, des pays du monde ont des gouvernements qui imposent le capitalisme, c’est-à-dire qui cherchent d’exploiter au maximum la capacité de travail de la majorité de la population. Précisément à cause de ça, ils ne veulent pas que les retraites existent, ou bien ils cherchent qu’elles soient avec des pensions minimes.

La seule façon de lutter, et gagner les batailles, dans cette réalité, est d’être autonome des États et de la caste patronale. Comme travailleurs, nous sommes la grande majorité de la population ; nous pouvons donc, avec des petites cotisations individuelles, assurer le fonctionnement d’importantes organisations syndicales, autonomes des pouvoirs capitalistes.

Nos ennemis le savent très bien, et ils font tout pour nous créer des difficultés. Ils ont tué (et continuent à le faire) beaucoup de dirigeants syndicaux, ils ont emprisonné (et continuent à emprisonner) ou à licencier les travailleurs que font face à l’exploitation capitaliste. Ils essayent de diviser les organisations syndicales en achetant les dirigeants qui se laissent acheter (la surveillance collective du travail de direction est logiquement le seul remède pour faire face à cette corruption).

Question : Quelle est votre fonctionnement et quelles sont vos principales activités ?

Nous travaillons comme organisation mondiale, avec une vision d’ensemble que tient compte des grandes différences entre pays et continents. C’est pour ça que nous avons structuré nos organisations, continent par continent, et aujourd’hui nous avons, en plus du collectif de direction mondiale, une équipe de direction en Afrique, en Amérique, en Asie-Océanie, en Europe, et pour les Pays Arabes.

Nous sommes en train de préparer notre Deuxième Congrès Mondiale, qui se déroulera en Amérique dans le premier semestre de 2019.

Et, surtout, nous sommes en train d’incorporer des nouvelles organisations de retraités de tous les coins du monde, car notre défense des droits des retraités est la même partout, c’est la lutte contre les mesures des dirigeants du capitalisme.

C’est pour ça que cette année 2018, nous allons faire la troisième Journée Mondiale et Internationaliste de Lutte des PeR, le Premier Octobre, en renforçant les réussites des deux premières convocations. En plus, cette année, nous avons lancé l’idée d’une Journée de Lutte dans chaque continent qui se fera en Europe le 19 mai) pour unifier les luttes dans des zones de la planète où la réalité des retraites est semblable.

Question : Quelles sont les motifs qui dissuadent les organisations intéressées à adhérer à l’UIS, et comment réussissez-vous à les convaincre de rejoindre l’organisation ? Quel est le taux d’adhésion, et comment l’expliquez-vous ?

Nos actuels taux d’adhésion sont encore bas, mais ils augmentent d’année en année.

Le principal motif de ne pas adhérer à notre UIS, c’est notre difficulté de nous faire connaître comme UIS. Depuis des décennies existent différentes UIS (du métal, de la construction, de l’énergie, du textile, de l’enseignement, etc.), mais celle des PeR est la dernière et plus récente de toutes les UIS.

Les conquêtes de la classe laborieuse, surtout dans les ex-pays qui construisaient le socialisme, ont fait augmenter le nombre des PeR, qui arrivent à être le 20 % de la population et le 30 % des personnes avec le droit au vote. Il faut organiser ces personnes pour assurer la défense de leurs droits.

Pour l’instant, seulement les syndicats de classe ont créé des organisations des PeR avec volonté de lutte internationaliste. Je peux apporter une expérience personnelle : quand j’ai participé à Dakar (Sénégal) à un Séminaire avec des dirigeants du pays, Madame Fatima, représentante de la CSI (Confédération Syndicale Internationale, les “jaunes”, les vendus) et aussi de l’OIT (Organisation Internationale du Travail), a dit publiquement : « en Afrique ne sont pas nécessaires les pensions de retraite, car les personnes âgées ont toujours la solidarité de leur famille ».

C’est bien clair, les syndicats “jaunes”, ceux qui disent défendre les travailleurs mais qui fonctionnent grâce aux aides financières du patronat, n’ont pas (pour le moment) une UIS mondiale des PeR. Ils ont seulement une petite organisation européenne qui, pour l’instant, ne fait que des réunions-touristiques de ses dirigeants. C’est normal, en cohérence avec l’affirmation publique de la dirigeante africaine de la CSI que je viens de mentionner.

En conséquence de cette réalité, notre UIS est la seule organisation mondiale des retraités, et comme telle, nous avons obligé le BIT (Bureau Internationale du Travail) à nous reconnaître comme organisation mondiale.

Question : Comment concrétisez-vous vos orientations mondiales tout en travaillant syndicalement dans chaque pays ?

C’est aux organisations de chaque pays de décider la façon de concrétiser la lutte dans leur propre réalité. Nous les aidons à le faire en respectant toute leur indépendance dans leurs décisions.

En plus, nous savons que les lois sont différents pays à pays, et que cela donne des façons différentes de s’organiser et de réagir. Par exemple, il y a des pays (l’Espagne, mon pays, en est un) où les retraités ne peuvent pas légalement créer une organisation syndicale, mais ils peuvent créer une association non syndicale. Pour nous comme UIS, toute organisation, syndicat ou non, avec des critères de classe, est bien venu si elle décide d’adhérer à notre UIS.

Question : En tenant compte que votre lutte est non seulement mondiale, mais également en Espagne, quelle est la réalité syndicale dans votre pays ?

En Espagne, nous avons une très longue expérience de lutte de la classe laborieuse, dirigée par des anarchistes et/ou des communistes pendants plus de 100 ans.

Sous la dictature fasciste de Franco, nous avons été obligés de nous organiser clandestinement, et cela a duré 40 ans. Les communistes ont été les mieux organisés dans cette étape. Notre lutte contre la dictature n’a pas été une réussite : le dictateur est mort malade dans son lit à plus de 80 ans, et la nouvelle étape politique a été de trahisons de plusieurs organisations politiques et syndicales, qui ont agi de manière très différente de ce qu’elles avaient promis.

En particulier CCOO (Commissions Ouvrières) s’est converti en un syndicat « jaune » (vendu au patronat) par ses dirigeants (pas de sa base, qui l’abandonne petit-à-petit). Le syndicat CCOO qui était dénoncé par la presse bourgeoise comme syndicat communiste, est aujourd’hui appuyé par cette même presse et les masse-media contrôlés par les capitalistes. Ses dirigeants ont été achetés par les capitalistes. Les deux successeurs de Marcelino Camacho (communiste qui a souffert la prison) ont appuyé les partis politiques bourgeois : le premier, Antonio Gutiérrez Vegara, a fini dans le PSOE (parti social-démocrate qui a imposé les pires lois contre les salariés), le deuxième, José María Fidalgo Velilla, a fini à coté de José María Aznar du PP (le parti plus à droite après les franquistes).

Pour mieux connaître cette triste réalité de transformation de CCOO de syndicat de classe en syndicat « jaune » lire : http://www.pensionistas.info/web/fr/node/962.

Cette réalité a provoqué des sanctions et expulsions des plus actifs dirigeants de CCOO, à cause de leur défense des positions de classe, en apparaissant trop syndicalistes face aux CCOO. Aujourd’hui, il y a en Espagne 11 syndicats affiliés à la FSM qui ne se coordonnent pas comme il faudrait.

Question : Quelle est la réalité des pensionnés et retraités en Espagne ?

Il y a presque 9 millions de pensionnés et retraités, mais la plupart touchent des pensions inférieures au salaire minimum, c’est-à-dire ne peuvent pas avoir une vie digne.

Nous avons aidé à l’organisation des PeR, en dehors des syndicats « jaunes » vendus (CCOO et UGT). Cela a duré 5 années, mais maintenant il y a un large mouvement unitaire, avec des positions de classe, qui est capable de faire des grandes actions pour défendre les intérêts des PeR. Voir sur le web de notre UIS un document qui explique cette réalité : http://www.pensionistas.info/web/fr/node/1045.

Question : Quelle est le rôle des Fonds de Pensions Privés, et comment votre UIS intervient ?

Dans le monde, les pensions ont initié leur existence comme des pensions publiques. Elles étaient la conséquence des luttes des masses de la classe laborieuse face aux gouvernements et au patronat. Après la Grande Révolution d’Octobre des communistes bolcheviques, il y a eu une universalisation de cette conquête dans tous les pays socialistes. Dès lors, le système public des pensions est plus que centenaire.

Dans ce système public, en tenant compte de l’important nombre de retraités, la quantité d’argent gérée par les Caisses Publiques était énorme, et augmentait chaque année.

Avec les successives crises (structurelles et systémiques) du capitalisme, les dirigeants de la Banque Mondiale (BM) et du FMI (Fond Monétaire International) ont planifié une façon de s’approprier de cet argent. Ils ont inventé les Fonds Privés des Pensions, qui, selon leurs prévisions, devraient remplacer les Fonds Publiques. Ils ont acheté l’appui des syndicats « jaunes » en leur offrant une petite partie des gros bénéfices que ces Fonds Privés allaient fournir aux grandes entreprises financières privés (surtout des banques).

C’est ainsi que, pendant la dictature fasciste de Pinochet au Chili, les syndicats de la CIOSL (Confédération Internationale d’Organisations Syndicales Libres), organisation qui, en 2006, s’est transformée en CSI (Confédération Syndicale Internationale), a appuyé les mesures prises par le dictateur Pinochet qui a transformé les pensions publiques de son pays en pensions privés. La fausse promesse, appuyée par les syndicats vendus, était que les retraités auraient ainsi une première pension d’un montant du 100 % de leur dernier salaire comme travailleurs actifs, au lieu du 70 % qu’ils avaient à l’époque (années 70 du siècle passé).

Aujourd’hui, le mensonge s’est dévoilé complètement, les travailleurs chiliens qui prennent leur retraite au lieu d’avoir une pension équivalente au 100 % de leur dernier salaire comme travailleurs actifs, ils touchent seulement le 35 % de ce salaire, c’est-à-dire la moitié de ce qu’ils touchaient avec le système public aboli par Pinochet avec l’aide des syndicats vendus.

L’argent volé est passé aux bénéfices des banques et une petite partie (mais quand même beaucoup de millions de dollars) aux syndicats de la CIOSL, aujourd’hui CSI.

Les capitalistes ont réussi, dans les pays qui ont suivi l’exemple du Chili de Pinochet, à avoir d’énormes sommes d’argent qui leur ont permis de surmonter en partie leurs crises économiques. LES PERDANTS SONT LES TRAVAILLEURS.

Devant toute cette situation, notre UIS intervient en informant les travailleurs de la vérité sur les Fonds Privés, en appuyant les luttes des travailleurs chiliens (qui sont sortis, en plus d’un million à chaque action, 3 fois dans les rues pour réclamer la restitution des Fonds Publiques) et beaucoup d’autres dans le Monde, et en dénonçant les mensonges dits par les syndicalistes vendus de la CSI.

En plus, nous avons dénoncé ce fait devant l’OIT (Organisation Internationale du Travail), non pas parce que nous croyons que cette énorme et bureaucratique institution va faire quelque chose (impossible, car elle est gérée par des pro-capitalistes), mais pour l’utiliser comme haut-parleur au niveau de notre dénonciation mondiale.

Finalement, nous travaillons pour bien informer les travailleurs, et nous aidons à qu’ils ne soient pas trompés par les syndicats « jaunes » de la CSI.

Question : Comment expliquez-vous brièvement le rôle actuel des syndicats vendus au capitalisme ?

Il y a une photo qui donne une claire réponse à cette question. Vous pouvez la voir sur le site : http://www.pensionistas.info/web/fr/node/652, avec un texte en français qui l’explique bien. Pour d’autres informations voir le site : http://www.pensionistas.info/web/fr/noticias, en français.

Ce n’est pas un sujet nouveau. Notre ennemi de classe a su toujours travailler pour nous diviser. Et il y a réussi à plusieurs reprises. Mais le syndicalisme de classe va plus loin que les personnes individuelles qui se sont laissées acheter.

Pour concrétiser ma réponse sur la lutte des PeR, je reprends la phrase de Madame Lagarde (présidente du FMI, Fond Monétaire International, qui gère le capitalisme mondial) : « les retraités ne sont plus exploitables chaque jour, ils ne sont plus productifs, c’est une dépense inutile ». Alors, c’est bien clair, les dirigeants capitalistes préfèrent que nous, les retraités, nous mourons le plus vite possible, et ils aident à ça avec des pensions minimales, des soins médicaux faibles, etc. Le plus douloureux de cette réalité, c’est que les syndicats vendus, les syndicats « jaunes », aident à ça.

Question : Quelles difficultés, internes et externes, rencontrez-vous dans la réalisation des objectifs de votre organisation, et quelles solutions adoptez-vous pour les résoudre efficacement ?

Notre actuelle principale difficulté, dans notre travail quotidien, ce sont les difficultés économiques. Nos organisations affiliées ne peuvent pas avoir des ressources économiques suffisantes car les retraités sont les personnes avec des ressources plus limitées. Alors, leurs cotisations sont les plus faibles. Nous avons des sérieuses difficultés pour faire des réunions internationales à cause des coûts des voyages. Nous avons initié le remplacement de ces réunions physiques par des réunions virtuelles en utilisant internet (bien que, à cause de l’âge, les retraités ne sont pas normalement les plus doués dans cet usage).

En plus, quand la réunion physique est nécessaire, nous constatons que notre ennemi de classe pose toutes les barrières qu’il peut, par exemple en ne concédant pas le document Visa pour se déplacer d’un pays à un autre. Nos ennemis ont toujours su comment créer des difficultés à la classe laborieuse.

Propos recueillis par Kaddour Naïmi.

Publié sur Algérie Patriotique et Le Matin d'Algérie, le 9 avril 2018.

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #PEUPLE-DEMOCRATIE

Repost0

Publié le 14 Décembre 2017

À propos de régression du peuple

Certains soulignent la régression actuelle du peuple algérien, comme étant si grave, qu’ils ne voient que désespoir et résignation. Quelques autres, cependant, tout en la déplorant, apprécient l’effort de chercher des solutions pour retrouver une dignité perdue.

En effet, les périodes de régression des peuples font, jusqu’à aujourd’hui, partie du mouvement alternatif de progression et de recul.

Rappelons un passé récent. Quelques années avant le déclenchement de la guerre de libération nationale, n’a-t-on pas déploré la régression du peuple algérien, pour écarter toute idée de lutte émancipatrice ? Il était soumis à la domination coloniale, à la croyance aux marabouts, au fatalisme de la présence étrangère (« Dieu nous les a envoyés, alors respectons sa Volonté ! »), au mépris des élites laïques et religieuses, jusqu’au « Zaïm » Messali Hadj : il s’était auto-dressé une statue de Sauveur Suprême, en méprisant les cadres et les militants du parti PPA/MTLD (1).

Pourtant, il a suffi d’une poignée de tout jeunes hommes (27 à 35 ans environ) pour réveiller le peuple de sa résignation, et, quelque temps après, secouer les « élites » de leur soumission coloniale, qui aspirait uniquement à la collaboration avec le système colonial en échange de quelques droits citoyens.

Que pense-t-on, aujourd’hui, en 2017, de ces « élites », sinon ceci : leur défaitisme provenait d’une part, de leur mépris du peuple, et, d’autre part, des privilèges dont ils jouissaient, même si limités ?

Il faut ignorer l’histoire réelle des peuples, donc du peuple algérien, pour s’autoriser à passer de la constatation d’une régression, au déni de voir ce peuple reprendre sa dignité. Depuis la révolte des esclaves de Spartacus aux révolutions française (1789) et russe (1917), jusqu’aux guerres de libération vietnamienne, chinoise, algérienne et autres, n’a-t-on pas, en général, vu les « élites » (bourgeoises et petite-bourgeoises) évoquer la situation « arriérée » du peuple pour conclure à son impossibilité de s’en affranchir, et donc, pour ces « élites », à s’accommoder de leur situation de privilégiés, plus ou moins collaborant avec la caste dominante ?

Et, durant la dictature militaire en Algérie, n’a-t-on pas eu la majorité de l’ « élite » politique (P.A.G.S.) et intellectuelle (qui lui était sympathisante) accorder à cette dictature un « soutien critique », en la présentant comme « progressiste » ? En dépit de la police politique sévissant contre les démocrates, des massacres de l’armée contre les moudjahidines pour la démocratie (F.F.S.), de l’établissement d’un capitalisme d’État masqué en « socialisme spécifique », d’une arabisation-islamisation arbitraires, d’un déni total aux droits culturels et linguistiques du peuple amazighe. Alors, le peuple était-il moins en « régression » ?

Oui, pour les petits-bourgeois dansant le twist, pour les partisans du « soutien critique », pour ceux qui bénéficiaient des subventions de la « Présidence » pour augmenter leur gloire médiatique. Ils vantaient notamment Alger comme « Mecque de la révolution ». Pourtant, les authentiques révolutionnaires algériens (F.F.S., P.R.S. ou autres), eux, étaient pourchassés, emprisonnés, torturés et assassinés, sinon contraints à l’exil ; et même là, assassinés (Mohamed Khider, Krim Belkacem).

Quant au peuple, stupéfait mais impuissant, il se contentait de murmurer : « L’ichtirakyâ ?… L’automobile lîke, wal hmâr lyâ » (Le socialisme ?… L’automobile pour toi, et l’âne pour moi »). Mais ne pouvait pas montrer mieux sa révolte. Même plus grave. Qui ne se souvient combien, durant la dictature, tout membre de l’armée ou de la police, même simple soldat ou simple flic, exerçait sa propre « loi », terrorisait à sa guise les citoyens, qui n’avaient aucun recourt ?

Alors, le peuple était soumis non seulement à la terreur de l’arbitraire, mais également à un double matraquage idéologique : celui du « socialisme » étatique, et, déjà, - oui, déjà -, de l’obscurantisme religieux.

Les résistances populaires (grèves dans les entreprises, révoltes à la campagne) étaient réprimées avec une extrême violence. Elles n’étaient connues que par les tracts des partis clandestins d’opposition ou de bouche à oreille entre membres de la famille ou des amis.

Le peuple d’alors était-il dans une situation meilleure qu’aujourd’hui ?

Ceux qui l’affirment avancent ces arguments : la « décennie noire » a glacé tout esprit de contestation populaire, les jeunes émigrés préfèrent se noyer dans la mer ou quitter le pays de manière légale, l’aggravation du conditionnement idéologique religieux, etc.

Que dire, alors, des faits suivants ?

Par rapport au passé, aujourd’hui, les grèves et les révoltes, leur réussite ou leur répression sont connues, grâce aux moyens d’information alternative, même si minoritaires. Des associations citoyennes et des partis d’opposition existent, malgré les limites imposées par la caste dominante. Elle fut contrainte à accepter cette relative démocratisation sous la pression de révoltes populaires, dont la première fut celle d’octobre 1988. Les élections, bien que truquées, comme au temps de la dictature, ne sont plus présentées à 99 %, mais un peu plus modestes, car la caste au pouvoir n’a plus la force des trop gros mensonges, parce qu’elle a perdu sa crédibilité auprès du peuple.

Certes, l’obscurantisme a augmenté, aggravant l’aliénation servile des esprits. Il n’est pas uniquement de type religieux. Celui-ci est simplement le plus spectaculaire. Il faut également ajouter la crétinisation médiatique, celle des télévisions, d’un certain type de chansons rai dégénéré, et d’une vulgaire folklorisation de la culture.

Mais tout ce matraquage, pourquoi, sinon pour conjurer une possible révolte populaire ?… Par conséquent, les membres de la caste dominante (qui ont leurs efficients services d’information) savent que ce peuple n’est pas si aliéné et résigné. Ils ont assez de connaissance pour comprendre que les « petites » révoltes populaires (inaugurées par celle d’octobre 1988) sont des « exercices d’entraînement » susceptibles de se transformer en une explosion populaire générale incontrôlable.

N’est-ce pas pour la conjurer qu’ont été concédés une Constitution et des lois qui ont l’air démocratique ?

Alors, tous ces faits autorisent-ils à ne voir dans le peuple algérien qu’un ramassis de résignés et de tarés, desquels on ne peut que désespérer ?

Certes, il est vrai que le merveilleux élan qui a porté à la guerre de libération nationale a été odieusement stoppé par les chars de l’armée des (hors) frontières. Et que les chefs de cette armée sont les responsables des tragiques événements qui ont suivi, jusqu’à la « décennie sanglante », jusqu’à l’obscurantisme actuel. Croire que la situation algérienne et le peuple algérien se sont détériorés uniquement à présent, et seulement après la disparition du chef de la dictature militaire, c’est voir très court le déroulement socio-historique, de manière subjective et limitée par des préjugés personnels.

La régression du peuple algérien a commencé exactement quand les chars de l’armée des (hors) frontières a massacré des combattants de l’Armée de Libération Nationale, combattants soulignons-le, de l’intérieur, des maquis. D’une part, ces moudjahidines démocrates n’ont pas pu résister à une armée extérieure matériellement suréquipée et disposant de plus de soldats. D’autre part, le peuple, excessivement traumatisé par les années de guerre, et pas suffisamment conscient, a crié (j’y étais) « Sept ans, ça suffit ! ».

Erreur stratégique !… Il fallait continuer la lutte, devenue, hélas !, non plus contre les colonialistes étrangers, mais contre les nouveaux maîtres indigènes. Si, comme en Espagne, la guerre de libération nationale avait pu se transformer, devant le putsch militaire, d’essence fasciste (quoique se présentant comme « révolutionnaire »), en guerre pour la démocratie, alors, oui, le peuple n’aurait pas connu la dictature et ses conséquences, jusqu’à aujourd’hui. Voilà donc où a commencé la régression du peuple algérien : durant l’été 1962. Et elle n’a fait qu’empirer, puisque la dictature a vaincu, et a utilisé, pour se maintenir, non seulement le « socialisme » de façade, mais, également (certains l’ignorent ou l’occultent), le commencement de l’arabo-islamisation de type fasciste.

Alors, est-il correct de parler de régression uniquement actuelle du peuple ?… N’est-il pas plus conforme à la réalité de constater que ce peuple, aujourd’hui, commence à se reprendre, malgré tout ? Sinon, comment interpréter l’abstention massive aux élections, les révoltes par-ci, par-là, les associations et les partis politiques qui luttent (malgré toutes les limitations arbitraires), les moyens d’information qui combattent pour dire la vérité et soutenir les luttes populaires, les femmes qui revendiquent leurs droits, les jeunes qui choisissent de rester dans le pays et lutter, les parties du peuple qui revendiquent leurs droits culturels et linguistiques, etc. ? Et si les obscurantistes religieux redeviennent agressifs, est-ce uniquement parce qu’ils se sentent le vent en poupe, ou, au contraire, parce qu’ils se voient en perte de vitesse, entre autre à cause du risque d’abandon du wahabisme par la « centrale » saoudite qui le finançait et le diffusait ?

Que conclure à propos de la régression actuelle du peuple algérien ?

Qu’il faut veiller à ne pas se limiter aux apparences et aux détails, mais à l’essentiel, en le plaçant dans la perspective socio-historique qui est la sienne. Pour y parvenir, ne jamais, ne jamais mépriser le peuple, mais le respecter, quelque soit sa condition de régression. Au lieu de mépris, trouver le moyen, selon les propres possibilités, d’aider ce peuple à reconquérir sa liberté et sa dignité. Parce qu’elles seront les nôtres, à chacun de nous, que nous soyons à l’intérieur où à l’extérieur du pays.

Une chose est à affirmer clairement. La personne qui, se basant sur son personnel niveau de conscience et de connaissance, méprise le peuple à cause de ses carences, cette personne ressemble à celle qui se crache dans sa propre figure, sans se rendre compte. En effet, si une conscience et une connaissance authentiques existent, elles devraient enseigner que les carences du peuple sont causées par ses dominateurs, que le peuple vit dans des conditions matérielles si écrasantes et spirituelles si aliénantes, qu’il lui est impossible de s’affranchir de cette situation par lui-même. Pour y parvenir, il a besoin, précisément, des gens disposant de conscience citoyenne et de connaissance réelle. Si ces gens se limitent à mépriser le peuple, en réalité, ils méprisent les carences de leurs propres conscience et connaissance. En effet, quelle est la valeur d’une conscience et d’une connaissance qui sont incapables de se rendre utile à ceux qui en manquent ?… Cette situation ressemble au renard qui, ne parvenant pas à s’élever pour attraper des grappes de raisin suspendus à une hauteur trop élevée, affirme hypocritement que le raisin est encore trop vert. De même, les gens qui, au nom de leur conscience et connaissance, déclarent le peuple incapable de progrès, ou, pis encore, ne « mérite » pas d’être aidé, sont dans la situation du renard. En réalité, c’est l’insuffisance de leurs conscience et connaissance qui explique leur mépris vis-à-vis du peuple. Quelle inconscience et quelle méconnaissance !… Qu’elles viennent des adversaires et des faux amis du peuple, c’est normal. Mais pourquoi les personnes qui se déclarent sincèrement des amies du peuple se permettent de le mépriser ? Au lieu de chercher comment l’aider à sortir de la situation dans laquelle il se trouve ?

Rappelons-nous : c’est le dominateur qui, pour écraser définitivement le dominé, le met dans une situation de médiocrité et de régression, jusqu’à le porter à l’auto-mépris. Dès lors, toute personne qui, de bonne foi et par dépit sincère, méprise le peuple tombe dans le piège tendu par les dominateurs de ce peuple.

Que les pessimistes et les désespérés (de bonne foi) méditent ces propos :

« Il est vrai aussi que ceux qui ont cru que nous pouvions tenir longtemps tête à l’armée française ou même la vaincre, ont été rares. (...) « Vaincre la quatrième puissance mondiale avec vos haillons et vos vieilles pétoires du siècle dernier... Jamais ! »... » (2)

Aujourd’hui, aussi, peu de personnes croient que les « haillons » (régression) idéologiques du peuple, et les « vieilles pétoires » (ses rares amis sincères) ne vaincront pas la « puissance » du régime actuellement dominant. Mais où est la preuve convaincante qu’un groupe résolu d’Algériens et Algériennes ne naîtra pas, pour remettre en marche le peuple, cette fois-ci de manière non violente mais pacifique et non autoritaire mais démocratique, pour mener le combat complémentaire à la libération nationale, qui est l’émancipation sociale ? Cette naissance dépend également de chacune et de chacun de nous, et nous en serons également les bénéficiaires.

----

(1) Voir Yaha Abdelhafidh, « Ma guerre d’Algérie », Souvenirs recueillis par Hamid Arab, Riveneuve éditions 2012.

(2) Idem.

 

Publié sur Le Matin d’Algérie, 8 novembre 2017.

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #PEUPLE-DEMOCRATIE

Repost0

Publié le 1 Juin 2019

Rassemblement populaire sur l'autogestion en Algérie, 1963.

Rassemblement populaire sur l'autogestion en Algérie, 1963.

1. Le Ciel, l’Olympe, Jupiter et les dieux

Dans la plupart des publications, nous lisons des exposés, analyses, dissections, conjonctures, hypothèses, plus ou moins savants, de personnes plus ou moins expertes. Et nous constatons la répétition de ces mêmes textes, ad nauseam.

Mais, voilà, presque tous ces articles, contributions, interventions, interviews, éditoriaux, etc. concernent le Pouvoir, l’État, les clans, leurs luttes. Y sont cherchés, traqués, supputés, supposés les énigmes, les occultations, plus ou moins indéchiffrables. Pour paraphraser Churchill à propos de la Russie, on cherche à déceler « une énigme enveloppée dans un mystère ».

Une fois, tel clan, telle institution, tel « homme fort » est déclaré dominant, décidant et commandant tout le destin du pays ; une autre fois, c’est tel autre. Parfois c’est le même auteur qui change d’opinion.

D’accord, c’est évidemment utile et appréciable de lire toutes ces tentatives d’explication. Quoique, généralement, ils nous laissent sur notre faim, dans l’ignorance, désorientés, ne sachant que faire. Quelquefois, ce sont les auteurs eux-mêmes qui avouent leur égarement dans ce labyrinthe sans fil d’Ariane.

C’est que les gens au pouvoir, quels qu’ils soient, savent tellement cacher leur jeu, et vous, ne disposant pas des informations nécessaires, restez incapables d’une analyse réellement exhaustive, concrète et opératoire. Ce n’est pas votre faute, nous le savons, et nous apprécions vos tentatives.

Mais, quand vous vous plaignez de l’opacité des gens au pouvoir en Algérie, n’oubliez-vous pas que l’opacité caractérise tout pouvoir hiérarchique, qu’elle est l’un des aspects de sa domination ? Qu’en Algérie, simplement, cette opacité est plus dense, parce que le système est moins démocratique qu’ailleurs ? Que, cependant, ailleurs aussi, l’opacité est de règle, sinon pourquoi l’existence et la répression, par les États dits « démocratiques », des militants du site Wikileaks, et des donneurs d’alerte, tels Edward Snowden ? Sinon pourquoi la concentration des moyens dits d’information (plutôt de manipulation) dans les mains de propriétaires de banques et d’entreprises, pourvoyeurs financiers des élections mettant au pouvoir politique leurs reconnaissants laquais souriants ?

Dès lors, obnubilés par les jeux du « Ciel », du « Sommet », de l’ « Olympe », de « Jupiter » et de la « Cour », impressionnés comme des insectes par leur « lumière » et les scintillements de leurs actes, déclarations et contre-déclarations, vous affirmez que le pays, le peuple ne seront sauvés que par des institutions ou « hommes forts » qui se trouvent… dans l’ « Olympe », autour de « Jupiter », dans sa « Cour » ou autour.

Les « sauveurs » de la nation et du peuple que vous nommez sont tour à tour des officiers de l’armée, en fonction ou en retraite, des « hommes sages » ayant exercé un temps dans la « Cour » puis ont été éjectés ou (très rarement) eurent l’honnêteté de démissionner, des leaders de partis politique d’opposition (réelle ou clonée).

À ces « sauveurs », vous demandez de contribuer à établir la « démocratie », une bonne économie, le « progrès », à rendre le pays « moderne » comme d’autres, pour participer au « concert des nations », à favoriser sciences, techniques, culture, art et littérature.

Chaque auteur d’analyse manifeste ses personnelles opinions (parfois fixations), en négatif (les mauvais, méchants, égoïstes, « traîtres à la nation ») ou positif (les bons, gentils, altruistes, « patriotes sincères »). À longueur de publications, à leur propos, les auteurs de textes écrivent, répètent, décortiquent, divisent les cheveux en quatre, cherchent des poils même sur les têtes chauves.

Ces exercices littéraires durent depuis l’indépendance nationale. Sans résultat autre que ce que tous ces textes n’ont jamais prévu ou pas clairement : quand une partie du peuple, excédée, se révolte, la réponse est soit la carotte (subventions financières) soit le bâton (interdiction de manifestation, emprisonnement, et même mitraillage de citoyens protestataires désarmés).

Et voilà nos analystes s’efforcer, là encore, à supputer, proposer qui, toujours au « Sommet », dans la « Cour », fut responsable de ces forfaitures, et quel fut le rôle de Jupiter.

Bref, en un mot, tous ces textes se résument à ceci : par le « Sommet » et pour le « Sommet ».

Pourtant, l’expérience pratique a enseigné : l’unique fois où, du « sommet », fut tenté un changement au service réel du peuple, après uniquement six mois, les sangsues de ce dernier l’ont fait échouer, et de manière significativement spectaculaire : l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, en plein discours télévisé. Est-ce un hasard que seul lui fut éliminé de cette manière, mais aucun autre président ?

Pourquoi donc cette abondance de publications sur Jupiter et la Cour ?… Eh bien, parce que les auteurs de ces textes sont persuadés que tout changement, mauvais ou bon, ne peut venir que du « Ciel », d’en « haut », de l’ « élite » au pouvoir, ou aspirant le conquérir.

Et pourquoi cette conviction ?… Parce que la formation intellectuelle-idéologique de ces auteurs provient essentiellement d’une vision jacobine (pour employer un terme moderne) de la société : Autorité hiérarchique, Centralisation, Minorité pensante et agissante. Prophètes fondateurs de cette conception : Robespierre, Saint-Just, Marat, Marx, Lénine, Trotski. Et, au-delà, auparavant, les légistes chinois, Thomas Hobbes, Machiavel. Et, plus loin encore, les Commandements religieux. Et davantage plus loin : les mythes (babyloniens, phéniciens, égyptiens, grecs, romains, pour ne pas citer ceux chinois et hindou, l’influence de ce dernier étant indirect ou occulté sur les conceptions occidentales et moyennes-orientales).

Religieux et laïcs ont la même vision : tout changement ne peut et ne doit venir que du « haut », respectivement du « Ciel » ou de l’État (ou de son opposition, autre forme de l’Etat).

Avec cette restriction : il existe, cependant, des religieux qui accordent la priorité à l’être humain par rapport à son créateur : ils affirment « Aide-toi, le ciel t’aidera ».

Dans le domaine laïc, une conception meilleure se trouve chez ceux qu’on appelle les libertaires. Contrairement à l’opinion ordinaire, ils ne se limitent pas à Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Errico Malatesta et disciples. Nous les trouvons plusieurs siècles avant l’ère chrétienne, à l’ouest (Diogène et Antisthène, les « cyniques ») comme à l’Est (les philosophes Lao Ze, Mo ze, Zhuang zi), ou, au Moyen-Orient, au Moyen-Age (Alhalladj). Quand ce dernier déclarait dans les rues « Ana Allah » (Je suis Dieu) , que disait-il d’autre sinon revendiquer son autonomie et sa libre autogestion spirituelle ? Telle fut la cause de sa condamnation au martyr par les détenteurs du pouvoir, pourtant louangés comme « éclairés ».

Cette conception sociale, privilégiant l’autorité hiérarchique, je l’ai appelée, dès 1981, hétéro-gestion : autrement dit, la gestion forcée des êtres humains par d’autres de leurs semblables. Nous avons affaire, ici, à un intégrisme totalitaire de type laïc ; il a l’illusion idéologique de se croire et de se proclamer « démocratique », autrement dit « pouvoir du PEUPLE ». Alors, qu’en réalité, il s’agit de pouvoir SUR le peuple. Cela se manifeste par sa réduction à des « masses » de manœuvre, instrument d’accès au pouvoir (par la lutte armée ou par les élections), rien d’autre.

Dès lors, la question se pose : tous ces analystes, obsédés par Jupiter, sa Cour et les autres dieux alentour, que connaissent-ils de ce qui suit ?

2. La terre, la « base », la « basse-cour »

Évitons tout malentendu par quelques précisions.

Voici qui nous sommes : le peuple dominé, parce qu’exclu de tout pouvoir sur sa vie ; exploité, parce que vendant, pour acquérir de quoi vivre, ses muscles ou son cerveau, considérés vulgaire marchandise, à des gens qui s’en enrichissent ; aliéné, par manque de moyens matériels et organisationnels d’acquérir les connaissances pour notre émancipation.

Rares, très rares sont les textes qui s’occupent de nous, nous la « canaille », la « racaille », les « ghâchi ».

Oh, bien entendu, nous avons déjà fourni les motifs de cette négligence : pour les auteurs évoqués ci-dessus, leur amour pour nous se limitent à chercher l’Homme Supérieur, le Sur-Homme susceptible de nous « sauver », de nous « concéder, « offrir » le bonheur dont nous avons besoin.

Quant aux auteurs qui montrent un réel et sincère intérêt pour nous, soit ils se limitent à constater avec regret notre « apathie » (autre manière de suggérer le rôle décisif de Jupiter et de la « Cour »), soit de poser la question, enfin, décisive et fondamentale, comme ici :

« (...) l’enjeu politique central est de savoir si les forces populaires (syndicats, associations, mouvements, partis antilibéral…) seront capables de reprendre le flambeau pour résister d’abord à l’offensive de l’oligarchie puis d’amorcer une contre-offensive. Car elles seules, du fait de leur force réelle et potentielle, peuvent réussir là où Tebboune ne pouvait qu’échouer. » (Ramdane Mohand Achour, Libre Algérie, 17 août 2017).

Les partis évoqués ici, nous attendons encore leur venue dans nos zones périphériques délabrées, nos bidonvilles vermoulus et nos dachras ignorées. Nous plaisantons ! Nous savons que ces messieurs-dames ne viennent chez nous, s’ils viennent, que pour obtenir nos votes afin d’accéder au jeu dans la Cour des puissants.

Une fois, nous avons lu une interview d’un dirigeant du Parti qui se qualifie « des Travailleurs ». Il crut montrer l’intérêt que son organisation nous manifeste, en déclarant, en substance : Ils viennent chez nous pour obtenir de l’aide. « Ils », c’est nous, le peuple.

Certainement, ce parti, à sa manière, nous défend. Toutefois, nous nous sommes demandés : plutôt que nous attendre pour aller chez eux, ces militants ne devraient-ils pas, eux, prendre la peine de venir chez nous ? Une autre question nous intéresse : parmi les dirigeants de ce parti, combien sont des travailleurs ? Je dis travailleurs, et non ex-travailleurs. Car nous savons que, généralement, les ex-travailleurs, une fois placés dans les bureaux de partis ou de syndicats, deviennent rapidement des bureaucrates, coupés et opposés aux intérêts de ceux qui restent des travailleurs.

Retournons à l’extrait de l’article cité.

Les syndicats, associations, mouvements qu’il évoque, oui, ça, c’est nous ! Nous entendons, évidemment, non pas ceux « clonés » par les gens de la « Cour », mais ceux créés de manière libre et autonome par des citoyen-nes, et autogérés par eux-elles. Notons, dans l’article ci-dessus, enfin, ce que nous attendons toujours de lire, mais en vain : « les forces populaires (…) elles seules, du fait de leur force réelle et potentielle ».

Voilà donc, un auteur qui nous accordent non seulement de l’importance, mais celle première et décisive. Merci !

Nous avons lu d’autres textes qui nous concèdent ce rôle, mais ils espèrent nous sauver par le retour d’un « Parti d’Avant-Garde ». Non, non ! Ce genre de « Sauveur Suprême » a démontré, dans le monde entier, sa lamentable et tragique faillite. Son retour serait une farce. D’accord, nous sommes peut-être des imbéciles, mais pas au point de répéter une erreur aussi grossière. Même si son Dieu fut Karl Marx, et son Prophète Lénine.
 

3. « Courroies de transmission »

Écartons un malentendu.

Voici les personnes auxquelles nous ne nous adressons pas, parce qu’elles sont nos ennemis résolues et implacables : toutes celles qui ont la triste (pour nous) fonction d’agir comme garde-chiourmes, gardiens du « Palais », mercenaires de la plume et de la parole, bref contre-maîtres de leurs Maîtres.

Nous savons que certaines de ces personnes sont, notamment, des caméléons : « démocratiques » et « progressistes » en paroles, mais, en réalité, profiteurs du système jupitérien. Nous connaissons votre but inavoué : rafler le fromage, l’argent du fromage et même le corps de la fermière. Vous, vous savez « profiter de tout », pour satisfaire votre adoration intégriste de votre Saint Ego.

Déjà, à l’époque de la « glorieuse » et « progressiste » dictature du complice d’un colonel, puis de celui-ci lui-même, nous avions compris la valeur du fameux « soutien critique ». Durant celui-ci, vous avez su, profitant de la bonne foi de votre « base militante », tirer profit du « moulin » du pouvoir étatique, et du « four » du peuple asservi. La « révolution » et le « peuple » ont été et demeurent pour vous un investissement en terme d’argent et de postes administratifs. Si tel ne fut pas le cas dans votre idéaliste jeunesse, vous l’êtes devenus dans votre « réaliste » âge adulte. Preuve en sont votre carrière « honorable », votre niveau de vie satisfaisant, votre statut social brillant, et l’admiration que vous portent les médias de la caste dominatrice, dont les strapontins vous sont concédés.

Nous constatons combien vous dénoncez l’obscurantisme islamique. Mais cela n’est pas le produit d’un réel sens démocratique, mais uniquement de votre souci de ne pas perdre les miettes que vous a concédé la hiérarchie dominante. Nous, peuple, sommes victime de deux obscurantismes : l’imposture à masque religieux, et votre tromperie à masque laïc.

Les « courroies de transmission » que vous êtes sont notre malédiction. Vous êtes la garantie de l’existence du système jupitérien. Sans vous, il s’écroulerait. C’est donc vous, les premiers responsables.

C’est pourquoi nous aimerions que les auteurs d’articles qui critiquent Jupiter et sa Cour s’intéressent plutôt, d’abord et principalement à vous, les « courroies de transmission » de l’exploitation dominatrice que nous pâtissons. Parce que, nous le répétons, sans vous, pas de Jupiter ni les clans de sa Cour.

4. De la rupture, mais après ?

Nous lisons également, quotidiennement, des pronostics divers sur le moment et les modalités de fin du système dominant. Et chacun va de son analyse.

C’est utile, bien entendu.

Cependant, il nous semble que, dans beaucoup de textes, échappe cette simple banalité : un système social prend fin quand ceux d’en « haut » ne peuvent plus le gérer, et ceux d’en « bas » ne peuvent plus le supporter.

Savoir en quoi, comment et jusqu’où ceux d’en « haut » ne peuvent plus gérer, nous l’avons dit, c’est découvrir un mystère dans une énigme. À ce sujet, les moins scrupuleux avancent des affirmations sans preuves convaincantes ; les plus circonspects avouent leur incapacité.

Le cas n’est pas spécifique à l’Algérie. Pour citer deux exemples, Lénine fut surpris par la chute du tsarisme ; De Gaulle, par le mouvement de mai 1968. Pour revenir à l’Algérie, l’ « élite » algérienne, laïque et religieuse, elle aussi, fut prise au dépourvu par le déclenchement de la lutte armée de libération nationale.

Quant à ceux d’en bas, il ne suffit pas de prévoir quand ils ne supporteront plus, et s’ils le manifesteront de manière pacifique, légale ou violente. Il y a plus important : se soucier du comment ils ne supporteront plus.

Si leur révolte, légale et institutionnelle ou violente, accouche uniquement d’un autre Jupiter et de sa Cour, que gagneront-ils ? Quand, ailleurs, Lénine, Mao Tsé Toung et autres, quand, en Algérie, Ben Bella, Boumediène et autres ont remplacé le système précédent, qu’a gagné le peuple, autre que de changer de maître ?

Oui, certes, quelques « os » (dans les domaines de la santé, de l’instruction, des salaires, etc.) furent concédées aux « masses », mais pas l’essentiel : le pouvoir social, celui de s’auto-gérer. Et quand une partie de ces « masses » pratiquèrent l’autogestion, elle fut, nous l’avons dit, réprimée dans le sang.

Ce qu’il faut donc c’est préparer le peuple à ne pas être réduit, encore une fois, par ses « sauveurs », à une simple « masse » de manœuvre, permettant aux futurs nouveaux maîtres de renverser les anciens, puis de prendre leur place.

Antonio Gramsci disait, je cite de mémoire : Instruisons-nous, car au moment décisif, nous aurons besoin de toutes nos connaissances pour réaliser la révolution.

Cette exigence, je l’ai vécue personnellement. Jeune étudiant, j’ai participé au mouvement de mai 1968. J’y ai constaté combien l’instruction citoyenne était fondamentale, non seulement pour promouvoir le mouvement social, mais lui assurer la victoire. Nous étions arrivés jusqu’à une grève générale nationale de plus de dix millions de travailleurs, et à voir le président-général De Gaulle abandonner le palais de l’Élisée, pour se réfugier auprès du chef de l’armée française, stationnée en Allemagne, le général Massu, de sinistre mémoire en Algérie.

Malheureusement, notre formation intellectuelle se révéla insuffisante pour changer de système social. Bien entendu, la défaite s’explique par d’autres facteurs. Mais notre manque de préparation théorique adéquate en fut un.

De même, si le peuple disposait de formation théorique suffisante, pour agir de manière conséquente, le parti bolchévik n’aurait jamais accaparé le pouvoir, en Russie ; les soviets auraient triomphé. En Algérie, aussi, la guerre de libération nationale n’aurait jamais accouché de la dictature, mais aurait généralisé l’autogestion sociale.

C’est dire combien l’éducation, l’instruction citoyenne, la formation intellectuelle sont l’exigence première et fondamentale pour se préparer à affronter la rupture sociale, la faillite de tout système jupitérien. C’est, nous semble-t-il, ce que l’histoire enseigne. Afin que le peuple ne soit pas réduit, encore une fois, à n’être qu’un instrument manipulé, pour se retrouver soumis à un système différend, mais toujours un pouvoir hétéro-gestionnaire.

Nous sommes conscients que la tâche est difficile. D’une part, sur elle pèsent plus de trois millénaires d’autoritarisme hiérarchique, clérical et laïc, partout sur la planète. D’autre part, son adversaire, sournois et retors, manifeste la plus grande cruauté, bien décrite par un de ses membres, Machiavel : l’État, quelque que soit sa forme, ouvertement despotique (« Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ») ou hypocritement « démocratique » (« Il suffit de leur laisser croire que leur vote est libre, l’important est qu’ils nous élisent »).

Mais nous savons, également, autre chose. Que l’analphabète esclave Spartacus avait réussi, grâce à sa formation de gladiateur mais, surtout, à son intelligence, à former une armée d’ex-esclaves, que celle-ci a tenu tête et même fait trembler le pouvoir romain pendant plusieurs années, qu’elle gagna beaucoup de batailles contre des soldats dirigés par des généraux. Et que, à la fin, la révolte la plus importante de l’Occident antique fut vaincue uniquement par la traîtrise, la ruse et la corruption de marchands.

Nous savons, aussi, que les expériences d’autogestion les plus importantes, celle des soviets russes et ukrainiens et celles des collectivités espagnoles, sans oublier la nôtre algérienne, avaient donné des résultats appréciables ; seule notre manque de formation a permis à nos adversaires de nous vaincre.

5. Que (re)vive l’autogestion sociale !

Retournons à l’article cité plus haut. Nous aurions voulu y lire des propositions d’organisation des forces populaires évoquées.

Ce que nous attendons de tous-tes ceux-celles qui nous aiment, nous le peuple, ce sont des propositions concrètes, pratiques pour jouer pleinement notre rôle.

Une chose curieuse : de tous les textes qui font l’éloge de notre histoire récente (guerre de libération, ensuite indépendance nationale), rares sont ceux qui évoquent l’événement qui, pour nous, fut le plus important, le plus sinon le seul révolutionnaire.

D’abord, entendons-nous sur cet adjectif. C’est un processus social qui change la base, la racine d’un système social. Or, quelle est cette base, cette racine ?… Ce n’est pas le colonialisme ni l’impérialisme, c’est l’exploitation de l’homme par son semblable, par l’intermédiaire de sa domination.

Or, la guerre a libéré le pays du colonialisme, mais pas de l’exploitation-domination du peuple par une caste minoritaire. Donc la guerre de libération a abouti à une réforme (substitution d’une caste dominatrice-exploiteuse étrangère par une autre, indigène) et non à une révolution.

Où donc fut l’aspect authentiquement révolutionnaire en Algérie ?… Dans un événement qui ne vint pas d’un Jupiter ni de membres de sa Cour ou de son arrière-cour. Cet événement fut l’initiative de nous, les « ignorants », les « analphabètes » : ce fut l’autogestion des entreprises et des champs.

Oui ! Uniquement cet événement fut une authentique révolution : parce que cette autogestion fut notre action libre et autonome, gérée par nous de manière également libre et autonome, parce que, durant cette période, fut éliminée l’exploitation et la domination de l’homme par son semblable, parce que cette maudite et vénéneuse racine et base de société fut éliminée.

Malheureusement, cette bénéfique autogestion fut écrasée par ceux-là même qui se proclamèrent « révolutionnaires ». Ô, hypocrisie ! Il est vrai que ces Tartuffe avaient l’illusion idéologique d’être nos « sauveurs », cette maudite et malfaisante croyance de réaliser le bonheur du peuple à son détriment, contre sa propre volonté et ses spécifiques désirs ! Pour établir une nouvelle caste dominatrice-exploiteuse, dite « populaire », « républicaine », « socialiste », « communiste », etc.

Hélas !, nous en sommes encore là, aujourd’hui. À l’exception de l’époque où notre autogestion exista, qui donc, par la suite, a encore parlé de notre autogestion, de notre capacité réelle et effective de prendre nous-mêmes notre destin en mains ? Et que cette magnifique expérience prit fin uniquement par la répression du Jupiter et la Cour alors dominant le ciel de l’État ?

N’est-il pas significatif que cette idée d’autogestion a été et demeure totalement ignorée, occultée des textes qui cherchent des solutions aux diverses « crises » successives survenues en Algérie, comme ailleurs dans le monde ?

Et, pourtant, ces textes, répétons-le, se disent, - et il n’y pas motif d’en douter -, « démocratiques ». Dès lors, en eux, où sont l’affirmation et les propositions de pouvoir effectivement du peuple ?

Par suite, une question se pose : pourquoi, aux efforts divers, multiples, continus, répétés de chercher et de proposer des solutions provenant uniquement de Jupiter et de la Cour, ne trouve-t-on pas les mêmes efforts concernant nous, le peuple ? Pourquoi cet oubli de l’autogestion ?

Il est vrai que cette conception fut, historiquement dans le monde, minoritaire. Et chaque fois qu’elle exista, elle fut réprimée dans le sang.

Mais il est également vrai que, dans le monde, cette conception n’est pas morte, que de temps en temps, elle réapparaît dans la pratique sociale, non seulement dans les pays développés, mais également dans des contrées non développés et en guerre.

Cependant, encore hélas !, dans le monde comme en Algérie, la conception jacobine demeure majoritaire. L’un des motifs de cette situation est le fait que les « élites » intellectuelles demeurent tributaires de cette même conception. Et si elles le sont, c’est parce qu’elles en profitent par les privilèges recueillis.

Mais, pourrait-on demander, où trouver des ouvrages parlant d’autogestion, d’expériences ayant eu lieu, contenant des analyses des succès et des erreurs, proposant des solutions ?… Rien de plus simple : chercher sur internet. Il est plein d’ouvrages et d’informations gratuites.

6. Eve, Prométhée et Ariane

Voici donc à qui nous nous adressons. Uniquement à celles et ceux qui ont toujours été de notre côté, exclusivement de notre côté, au prix de calomnies, exclusions, licenciements, rétorsions, prison, exil intérieur ou extérieur. Parce que, pour vous, comme pour nous, le problème fondamental, la contradiction principale ont été et demeurent toujours l’opposition irréductible entre dominateurs-exploiteurs-manipulateurs et dominés-exploités-manipulés. Éliminer ce système est, nous l’avons affirmé et expliqué, la seule manière d’être authentiquement révolutionnaire.

Pour remplacer ce système par quoi ?… Nous l’avons également dit : par l’autogestion sociale généralisée.

Ce n’est une utopie que dans la seule mesure où elle n’est pas concrétisée. Et son élimination dans le sang ne prouve pas son inefficacité ; tout au contraire, cette suppression démontre que là est la véritable solution au problème social, à tous les problèmes sociaux.

À ce propos, nous disposons d’exemples illustres et significatifs, dans le monde occidentale.

Eve eut le courage de saisir la « pomme de la connaissance », au prix d’être chassée du « Paradis » par le détenteur du Pouvoir céleste, qui, en outre, décréta la punition collective du « pécher originel » sur toute sa descendance.

Prométhée, lui également, eut du courage : il offrit le « feu » de la connaissance à l’humanité. Et, lui aussi, accusé du vol du « savoir divin », subit le châtiment connu, par volonté vengeresse du Jupiter de l’Olympe.

Enfin, Ariane offrit le fil à Thésée ; il lui permit de ne pas se perdre dans le labyrinthe du monstre, et de réussir à le terrasser, ce symbole de tout Pouvoir, monstrueux et inhumain.

Nous, le peuple, nous sommes cette humanité méprisée. Nous avons besoin de toutes les Eve (signifiant « vivante »), de tous les Prométhée (signifiant « prévoyant »), de toutes les Ariane (signifiant « sacré ») qui ont cette admirable et généreuse qualité d’esprit et de cœur : nous offrir (le fil de) la connaissance !

Évidemment, en avançant la conception autogestionnaire, nous savons qu’il s’agit d’une proposition générale. Qu’il faut donc y consacrer tous les efforts et de manière permanente pour chercher, imaginer, proposer des modes d’organisation concrète, spécifiques à chaque situation locale et temporelle.

Voilà, cher-es frères et sœurs, ou compagnons et compagnes, si vous voulez, les efforts que nous attendons de vous. Mettez l’autogestion sociale à l’ordre du jour ! Intéressez-vous donc, faites fonctionner vos méninges, vos neurones, votre imagination, votre savoir, votre expertise, vos intuitions à nous proposer des modes d’action pratiques, ponctuels, opératoires pour nous sortir de notre « apathie », de notre situation de « ghâchi » (ça rime avec gâchis). Et, encore mieux, venez les pratiquer avec nous, en vérifier l’utilité, corriger les infirmités, trouvez d’autres solutions.

Nous avons déjà des exemples à méditer, peut-être à imiter : syndicats autonomes, comités de chômeurs, associations autonomes, toutes ces formes d’organisation populaire autogérée.

Entre vous et nous, il ne s’agit pas, vous le savez, de « Sauveurs » d’un côté, et de « sauvés », de l’autre, mais d’entraide, fraternelle comme on dit, de solidarité. Parce que notre émancipation est la condition de la vôtre ! Et réciproquement ! Parce que l’élimination de l’immonde racine exploitation-domination-aliénation, et son remplacement par l’idéal liberté-coopération-solidarité, qu’est l’autogestion sociale, voilà la condition de notre émancipation, que l’on soit intellectuel-le ou travailleur-euses manuel-les.

Alors, produisez des enquêtes et des reportages sur nous, de manière permanente, détaillée, dans tous les domaines. Exposez nos expériences d’autogestion (comités de chômeurs, syndicats autonomes, associations en tout genre, sociales et culturelles, littéraires et artistiques) ; analysez nos succès et nos erreurs ; proposez-nous des solutions pour ces dernières. Que chaque jour, comme les autoritaires sur Jupiter et sa Cour, vous, également, parlez de nous, de nos initiatives, de nos points de force et de nos faiblesses, et encore présentez-nous des propositions concrètes et opératoires.

Nous savons que vous êtes minoritaires. Mais, grâce à une certaine liberté d’expression et d’action actuelle, conquise au prix du sang réellement démocratique, vos écrits et vos actions comptent. Même s’il s’agit uniquement de gouttes et non d’un fleuve ni d’un océan, ces gouttes nous rafraîchissent dans l’enfer obscurantiste, affairiste, clientéliste, opportuniste et même raciste.

Ces gouttes pourraient, avec le temps (il faut le compter, avoir patience et endurance, l’une suppose l’autre), finir par devenir fleuve. Rappelez-vous ! Partout et toujours, chaque fois que les « experts » ont décrété un peuple définitivement et complètement léthargique, une saine révolte les a surpris. Mais, les « experts » n’apprennent jamais de leçon, aveuglés par leurs préjugés, dus à leurs privilèges.

À vous donc, et seulement à vous, celles et ceux qui veulent sincèrement n’avoir comme titre de gloire que celui de servir réellement le peuple, quelque soit le prix à consentir, voici non pas nos doléances, mais notre adresse.

Occupez-vous de nous, comme les autres se soucient de Jupiter et de la Cour, avec la même attention, le même suivi, le même effort.

Avec nous, votre travail est plus facile. Nous n’avons rien à cacher ; au contraire, nous désirons tout vous montrer :

- nos conditions de vie, misérables, pénibles, difficiles, dans nos faubourgs, nos bidonvilles et nos taudis sales et puants, étouffants l’été, humides l’hiver, toujours pénibles ;

- nos conditions de travail, dans des endroits manquants de sécurité nécessaire, pleins de poussière détruisant les poumons, dépourvus de lumière et donc abîmant les yeux ;

- nos conditions de sécurité ou plutôt d’insécurité individuelle ;

- nos conditions idéologiques aliénées et l’absence d’aide de celles et ceux qui « savent » (les intellectuels et les militants des partis dits « démocratiques » et « progressistes » ) pour nous en affranchir ;

- nos conditions affectives et sexuelles, et leur affreuse charge de frustrations ;

- nos efforts, malgré tout, pour nous libérer de l’exploitation-domination-manipulation par des luttes, dans les domaines où nous y parvenons : syndicats autonomes, comités de chômeurs, associations culturelles, etc.

Nous voudrions que vous rendiez publiques nos résistances et nos revendications, autant que les autres parlent des « luttes » au « sommet ». D’autant plus, nous répétons, qu’à notre propos, vous disposerez de toutes les informations.

Par conséquent, prêtez également votre attention à la « base », à la « basse-cour », à nous, le peuple, à nos luttes, à nos contradictions, à nos actions pour en sortir. Et efforcez-vous de suggérer des propositions, non seulement pour mais par le peuple !

Nous savons que c’est difficile, très difficile. À vous de réfléchir, de montrer votre intelligence et votre imagination, et proposez ! Proposez !

Nous expérimenterons, nous vérifierons, en sachant que, dans cette entreprise, nous affronterons la répression sous ses diverses formes, des plus bénignes aux plus malignes. Tout pouvoir hiérarchique est cruel, par nature, par essence, par conséquence. Encore davantage (l’expérience l’a montré) quand il se prétend salvateur. Seuls l’ignorent les naïfs ; quand aux profiteurs, ils prétendent le contraire, évidemment.

Mais, s’il vous plaît, chers sœurs et frères, compagnes et compagnons, n’écrivez pas sur nous à la manière superficielle, subjective, fausse, opportuniste et complaisante à des castes dominatrices, en échange de misérables argent et gloire médiatique (le style photographique qui les représente en dit long, en faisant d’elles et d’eux des copies d’acteurs hollywoodiens).

Par textes déplaisants, que nous condamnons avec indignation, nous avons en vue certaines présentations de nos aliénations, de nos convictions spirituelles, de notre vie affective-sexuelle (article dans le journal français « Le Monde » du 31 janvier 2016, à propos d’un événement à Cologne, en Allemagne), de nos problèmes « ethniques », de notre absence dans les théâtres, etc.

Encore une fois (excusez-nous d’insister), nous vous invitons à faire des enquêtes concrètes et objectives à notre propos, sur le terrain. Vous en faites, de temps en temps. À notre avis, ce n’est pas suffisant. Nous vous prions de le faire de manière aussi continue et régulière que les autres publient leurs articles sur les « luttes au sein de l’appareil d’État ».

Nous savons que ces derniers articles peuvent être écrits de manière confortable : lire des communiqués, des articles et des livres, sans sortir de la maison ou du bureau ; tout au plus, se déplacer dans les « allées du pouvoir », elles aussi bien agréables.

Mais, pour parler de nous de manière véridique, vous êtes obligés de venir dans nos bleds, douars, gourbis et périphéries. Pas commode, nous en sommes conscients.

Rappelez-vous que le peuple est en majorité composé de paysans, de travailleurs manuels.

Certains évoquent une majorité de jeunes. Soit ! Mais ils ne précisent pas leur composition sociale, par oubli des classes sociales (ce n’est plus à la mode, ou cela ne convient pas à certains de le mentionner). Or, ces jeunes sont dans leur majorité des enfants de nous, le peuple laborieux ou chômeur. Nous avons également lu que les « jeunes » se désintéressent de la « politique ». Là, encore, les auteurs d’articles ignorent ou ont oublié l’aspect social de classe. Qui sont donc ces « jeunes » ? Certainement pas ceux qui, d’une manière ou d’une autre, tirent profit du système jupitérien, mais, encore une fois, des gens des familles populaires. Sinon, qu’on nous démontre le contraire.

Quand vous viendrez chez nous, pardonnez-nous si vous êtes dérangés par la saleté de nos rues non goudronnées, par la puanteur de nos demeures mal construites, par les mauvais comportements de nos jeunes sans instruction et sans les moyens indispensables de vie, par leur agressivité et leur violence, par notre simplicité qui pourrait vous sembler de la grossièreté.

Et, s’il vous plaît, ne confondez pas notre rustique religiosité pour un sanguinaire intégrisme ; nous l’avons prouvé durant la « décennie sanglante ». Que voulez-vous ? Quand on n’a pas la chance d’accéder à la science, il nous reste la religion. Elle nous permet d’exister de manière digne, malgré tout. Ne soyez pas superficiels et dogmatiques au point d’ignorer cet aspect de notre situation. Soyez plus intelligents que les intégristes totalitaires. Sachez trouver dans notre spiritualité religieuse ingénue, mais pour nous essentielle, des éléments de notre émancipation. Vos aînés ont su le faire durant la guerre de libération nationale. C’est encore possible dans la lutte pacifique de libération sociale. Théologie de la libération, ça vous dit quelque chose ?

Nous sommes le peuple, que voulez-vous ? Si nous manquons d’ « éducation », c’est parce que le système social où nous sommes nés a fait de nos parents des pauvres (c’est la richesse qui produit la pauvreté), au point de vue matériel. Et des pauvres n’ont pas les moyens d’offrir à leurs enfants l’ « éducation » adéquate pour « compter » dans la gestion du pays.

Donc, efforcez-vous à trouver puis à nous proposer des solutions, non pas dépendantes du vouloir de l’État, de son « clan » dominant (ne savez-vous ce qu’ils pensent de nous et comment ils nous traitent ? Ignorez-vous la nature intrinsèque de tout pouvoir hiérarchique ?), mais des solutions praticables par nous, autrement dits autonomes, autogérées. On est mieux servis que par soi-même, n’est-ce pas ? Aidez-nous à « nataklou 3ala rouahna » (compter sur nous-mêmes), vu qu’on ne peut pas compter sur l’État, ni ses institutions, ni sur les partis d’opposition.

Il est possible qu’il vous soit plus aisé d’imaginer des solutions d’en « haut ». Permettez-nous cette insolence : Y avez-vous bien réfléchi, aux solutions d’en « haut » à notre propos ? Ignorez-vous qu’elles se présentent uniquement quand notre pression, nous, peuple, est assez forte pour les y contraindre ? Quelque soit le pays et l’époque, avez-vous vu un riche (en argent) et puissant (en pouvoir social) concéder quoi que ce soit sans y être contrait par la pression populaire ?

Par conséquent, nous vous invitons à faire l’effort de concevoir des solutions qui viennent d’en « bas », de nous, le peuple, « al ghâchi », la « foule », la « masse », comme disent certains. Afin que nous sachions comme créer notre fameuse pression populaire.

Permettez-nous une remarque. Ne vous contentez pas de nous présenter ou suggérer des méthodes autogérées uniquement dans des domaines limités de type civique, par exemple organiser un comité de nettoyage par nous-mêmes des saletés de notre rue, de notre quartier ou village ; créer une association d’aide aux femmes battues sinon violées ; créer une coopérative de production ou de consommation ; créer un café littéraire, etc.

Ces associations sont certainement utiles et nécessaires. Nous avons besoin de les créer ; elles sont de très bonnes initiatives ; elles nous permettent de nous exercer, de mieux apprendre à nous auto-gérer.

Mais, de vous, nous attendons davantage : comment préparer et organiser l’autogestion de la société entière ! Alors, tout le reste viendra. Le fil d’Ariane ! C’est de lui que nous avons besoin.

Deuxième remarque. Ce fil d’Ariane ne doit pas être (l’histoire enseigne) une recette, du genre parti d’avant-garde, dictature du prolétariat, ou « démocratie » parlementaire bourgeoise (genre USA, Europe), etc. Nous avons besoin simplement d’indications essentielles sur la manière de préparer (avant la rupture sociale) l’autogestion, puis, après, de la consolider, de la défendre, de la généraliser, de la faire partager et aimer de manière libre par les citoyens.

Bref, aidez-nous à répondre à la question fondamentale et rationnelle : Mais quel système social voulez-vous ? En quoi serait-il meilleur (ou le moins mauvais) que les autres ? Et les réponses que nous donneront doivent être simples, concrètes, pratiques, opératoires, donc convaincantes.

Par conséquent, travailleurs de l’intellect, à vos méninges, vos neurones et votre intelligence ! Nous vous attendons avec impatience. Non pour recevoir une Vérité Révélée, ni une Philosophie de l’Histoire (genre déterminisme marxiste), ni une Science infuse (type socialisme « scientifique »). Nous désirons, simplement, disons-le pour l’ultime fois, des suggestions, des pistes de travail valables, dignes d’être examinées et expérimentées par nous-mêmes.

Que naisse, finalement, le mouvement national pour l’autogestion sociale. C’est le seul organisme que nous voulons, parce qu’il sera le seul librement voulu par nous, autogéré par nous, réellement démocratique, sans chef ni sauveur suprême, basé sur mandat impératif, avec, bien entendu, votre aide mais non votre autorité, vous l’avez compris. Liberté, égalité, solidarité, du local au mondial, voilà nos trois principes. Et qu’on nous divise pas par des questions de religion, d’ethnie, de nationalité, de sexe, ou toute autre. L’autogestion saura les régler.

Ultime observation.

Contrairement au projet marxiste de soit disant transition (d’abord dictature du « prolétariat », autrement dit d’une caste restreinte, pour, ensuite, arriver à la société « parfaite », sans classes ni État, qui n’est jamais réalisée et qui ne peut jamais l’être, vue l’existence d’une nouvelle caste dominatrice privilégiée), l’autogestion nécessite la complémentarité entre moyen et fin. Cela signifie que la société autogérée, qui est notre but, doit se pratiquer, aussi et d’abord, dès le début, chaque jour, dans tous les aspects de la vie sociale. Le moyen est la fin, et vice-versa.

7. Vox populi

Ah, oui ! Nous en sommes conscients. Nous, nous ne lisons pas les journaux. Huit à dix heures de travail nous ont exténués ; nous sommes analphabètes ou presque ; le journal coûte cher relativement à notre revenu mensuel ; le même motif nous empêche l’emploi d’un ordinateur où se trouvent des journaux en ligne.

Cependant, il y a quelques hommes et femmes du peuple, dont des jeunes, qui ont les moyens de lire. Écrivez pour elles et eux. Et nous espérons que ces dernier-ère-s nous transmettrons vos propos.

S’il vous plaît, employez un langage simple, clair, concret,t compréhensible. Vous n’avez pas à nous impressionner par un langage « savant », « génial », où le mot et la phrase rendent le contenu confus et inaccessible. Nous ne sommes pas des doctorants universitaires, ni des auditeurs destinés à applaudir un « poète » « contestataire ». « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », affirma un auteur qui s’entend en la matière.

Nous savons que vous ne disposez pas de télévision pour communiquer avec nous. Ce moyen d’information est entre les mains de marchands (dire « véreux » est un pléonasme). Pour eux, nous ne sommes et ne devons être que des consommateurs de leurs marchandises, et des cerveaux à conditionner pour… consommer leurs marchandises. Source de leur profit.

Mais vous disposez d’un moyen pour entrer en communication directe avec nous : la radio.

Il existe, également, d’un autre moyen. Il fut et continue à etre utilisé par ceux qu’on nomme les ignorants mais qui, dans ce domaine, se sont révélés intelligents. J’ai en vue l’emploi par les intégristes religieux de cassettes et de DVD audio. Ils contiennent des prêches, outre à des sourates du Coran. On les entend même dans certains magasins et boutiques.

Voilà donc, aussi, une manière de communiquer avec nous. Enregistrez vos propositions de cette manière et mettez-les à notre disposition. Soyez certains que nous les écouterons, si vous nous parlez de nos problèmes, à nous, et nous proposez des solutions pour les résoudre, par nous-mêmes, si, également, vous savez utiliser le langage simple qui est le nôtre.

À ce propos, pour nos enfants, vous pouvez recourir au français ou à l’arabe moyen-oriental. Mais pour nous, employez nos langues maternelles, l’arabe algérien et le tamazight.

Oui, nous le savons aussi. Certains d’entre vous affirment que nos deux langues parlées ne sont, comme disaient auparavant les colonisateurs, que des « charabias », des « pataouecs », des « jargons » sans « nuances subtiles » ni capacité de « conceptualisation ».

Pourtant, ces langues nous ont permis de battre le colonialisme, d’inventer l’autogestion industrielle et agricole, de travailler, d’aimer et de vivre. Si vous avez l’intelligence des intellectuels qui ont inventé les langues européennes, et de ceux qui ont modernisé le chinois, le vietnamien et l’hébreu, vous n’aurez pas de difficulté à utiliser nos langues, même pour discourir de manière complexe. Mais faut-il vraiment un langage complexe pour pratiquer l’autogestion sociale ?

Avant de nous exposer la « fétichisation de la marchandise », expliquez-nous la fétichisation du pouvoir hiérarchique. Avant de nous informer sur l’économie (capitaliste ou collective), donnez-nous des éclaircissements sur le fonctionnement du système social (hétéro- et auto-géré).

Bien entendu, vous occuper de nous ne vous procurera certainement pas argent et gloire médiatique (comme aux chantres du système jupitérien, ou à ses « critiques », mais uniquement de détails, manière de le justifier, en occultant l’essentiel : l’exploitation).

Ce que vous gagnerez est uniquement une conscience meilleure de citoyen libre et solidaire. Pour nous, c’est ce qu’il y a de plus précieux. Nous espérons qu’il en est de même pour vous. En tout cas, notre appel s’adresse uniquement à celles et ceux d’entre vous qui, réellement et non uniquement en paroles, sont des citoyen-nes libres et solidaires, autrement dit privilégiant l’action autonome et autogérée du peuple plutôt que celle dominatrice (ou prétendument « libératrice ») des « clans » détenant l’État.

P.S. : Pardon, peuple, si j’ai parlé en ton nom. Comment aurais-je pu t’en demander l’autorisation ? Je sais également que tu n’as pas l’opportunité de me lire, donc de me répondre, de corriger mes éventuelles erreurs, et de préciser tes réelles désirs et volontés. Cependant, je me suis permis de parler en ton nom parce que tu n’as généralement pas droit à la parole, et parce que je me considère partie de toi. J’espère, néanmoins que d’autres personnes, se considérant, elles aussi, partie de toi, liront ces observations, y réfléchiront, les corrigeront, les compléteront, les amélioreront, les appliqueront. Pour que revive l’autogestion !

Dans une prochaine contribution, je me proposerai de décrire certains aspects généraux d’une société autogérée, telle qu’elle a existé et telle qu’elle pourrait l’être dans le futur.

 

Publié sur Le Matin d'Algérie, les 02 - 03 - 04 septembre 2017.

Voir les commentaires

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #EDUCATION-CULTURE

Repost0