GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 12

Publié le 2 Mars 2022

GRANDE TERRE TOUR A - Partie V. Chap. 12

12.

Cercle vertueux

 

Quelques minutes plus tard, Saïd, Zahra et Karim sont réunis dans le salon. La mère et

la sœur de ce dernier sont également présentes. Après le dîner, constitué d’un bon couscous garni de viande d’agneau, Zahia met sur la table basse une théière et quatre verres, elle s’astreignant de ce liquide.

Soudain, un tonitruant rot sort de la bouche de Saïd. Karim, sa sœur et sa mère, tout surpris, le regardent. Lui demeure calme, comme si l’inconvenant bruit sonore était la chose du monde la plus naturelle.

La mère de Karim, amusée, rompt le silence, en disant à Saïd :

- Alors, tu es satisfait de ce que tu as mangé, n’est-ce pas ?

L’invité secoue la tête en guise d’assentiment.

Cette réaction positive réveille la curiosité de Karim. Mais, il se demande : « Est-ce que je peux ?… Ne le mettrai-je pas dans l’embarras ? »… Un bref instant de réflexion le décide.

- Saïd ! dit-il. Est-ce que ça te plairait de nous parler de toi, d’où tu viens et comment tu es venu vivre ici ?

L’interrogé observe Karim d’un regard qui semble perdu, sans parler.

- Si tu ne désires pas répondre, le rassure Karim, pas de problème. Je voulais juste mieux te connaître ; c’est ainsi que se construit l’amitié, n’est-ce pas ?

Saïd conserve la même expression. Karim scrute avec une extrême attention, en veillant à ne pas se montrer envahissant, les yeux de son interlocuteur, pour comprendre le motif de son étrange comportement. « Soit il ne comprend pas, estime Karim, soit il ne veut pas ou n’ose pas se confier. » Une autre hypothèse surgit dans le cerveau de Karim : « Ou, peut-être encore, quelque chose de particulièrement douloureux l’a convaincu de l’inutilité de toute parole, que seul demeure le silence devant le mystère du monde et des êtres qui le peuplent. Peut-être ! » Karim en vient à cette dernière éventualité en se rappelant sa propre existence. Parfois, face à un événement trop cruel, trop stupide, il lui arrivait d’estimer inutile d’y réagir ; seul le mutisme total lui paraissait adéquat, tellement l’événement en question était absurde. « Peut-être, alors, reprend Karim, Saïd en a tant vu de choses absurdes qu’il en a perdu la parole... Devant l’absence de réaction vocale de la part de certaines personnes, on est en présence soit de l’idiotie la plus navrante, soit de l’intelligence la plus lucide. Saïd ne donne pas l’impression d’être un idiot ; à sa manière, il semble plutôt, à cause de son regard droit et clair, doté de cette intelligence, acquise à l’université de la vie, qui juge inutile toute énonciation de mots. »

Karim connaît de rares informations au sujet de Saïd. D’après ce que l’on raconte, il était l’enfant unique d’un père de condition très modeste. Donc, comme on dit, reproduction de la même condition socio-économique. Le fils, à peine il sut employer ses mains, alla gagner sa croûte de pain. À vingt ans, il trouva une femme de même condition sociale que lui, se maria.

Hélas ! Le destin frappa encore. L’épouse se révéla d’un caractère particulièrement méchant. Après la naissance d’un petit garçon, elle ne supporta plus le mari, au point d’en divorcer en le chassant de la petite chambre qu’ils louaient ensemble. Saïd, étant d’un doux caractère, s’en alla sans créer de problème. Il retourna dans la maison de son père, marié en secondes noces, après la mort de sa première épouse, mère de Saïd.

Le destin persista à frapper. Le père mourut, et la marâtre chassa Saïd du logis. Il se retrouva dans la rue, finit par trouver où se réfugier pour dormir. Dans un parc où il surveillait les voitures, il passait la nuit à l’intérieur de l’une d’elles.

On ignore pourquoi Saïd perdit ce travail et ce refuge. Il erra… Jusqu’à trouver l’occupation de videur d’ordures ménagères. Pour ce travail, les habitants de la tour A lui offrent le trou où il « vit », comme un rat, en compagnie de rats. Et chaque appartement de la tour lui donne mensuellement 100 dinars algériens. Le total est tout-à-fait dérisoire au vu du minimum nécessaire pour s’alimenter. Hélas ! L’argent gagné va en partie dans l’achat d’alcool, seule manière d’affronter les duretés de l’existence.

Cependant, le sort, en un seul domaine, s’est montré clément. Par un prodigieux miracle, Saïd n’est jamais tombé malade, n’a jamais été mordu par les nombreux rats qui circulent là où il dort.

- Bon ! finit par dire Karim.

Il se résigne à ne pas connaître la vie de Saïd de sa bouche même, en ressentant pour lui davantage de compassion.

Karim ajoute :

_ Je vais te montrer où dormir.

Il l’emmène dans sa petite chambre :

- Voilà, tu dormiras ici, dans mon lit. Moi, j’irai dormir dans la chambre de ma mère.

Saïd semble accepter. En scrutant ses yeux clairs, apparemment calmes, confiants, Karim éprouve une soudaine et nette impression. Il lui semble que Saïd a le caractère d’un agneau, ce symbole parfait d’innocence totale, d’extrême douceur et de touchante naïveté. Karim en ressent une profonde empathie, suivie d’inquiétude : « Ce monde n’est pas fait pour les agneaux », se dit-il.

Cet élan sentimental provient d’un trait fondamental de la personnalité de Karim, déjà signalé : sa tendance à s’identifier avec les personnes malheureuses, ayant besoin d’aide. Ce bel altruisme anime Karim depuis son enfance. Jamais, il n’a vu quelqu’un souffrir, soit par maladie, soit par humiliation, sans éprouver le besoin de lui porter secours. Jamais il n’a accepté d’assister à l’égorgement d’une volaille ni d’un mouton. Le motif de cette attention aux victimes, Karim en est parfaitement conscient. Chaque fois qu’il pâtissait lui-même des aléas biologiques du corps ou de la cruauté humaine, il éprouvait le besoin de trouver une personne pour lui porter secours, alléger sa peine. Dès lors, pour Karim, être sensible à l’infortune des autres consiste simplement à manifester de la reconnaissance envers les personnes qui, auparavant, lui avaient témoigné, à lui, une solidarité au moment du besoin. « Il s’agit d’un cercle, pensa Karim ; dans ce cas, il n’est pas vicieux ; tout au contraire, il vertueux. »

- Alors, frère Saïd, dors bien ! Et si, durant la nuit, tu as besoin de quelque chose, appelle-moi.

Saïd ne répond rien ; son attitude docile et son regard candide répondent affirmativement à Karim. Ce dernier quitte la chambre.

Son esprit demeure néanmoins occupé par les pensées suscitées en lui en présence de Saïd. « La solidarité Hélas ! Tous les malheurs ne sont-ils pas causés par cette carence ?… Maudit celui qui, le premier, déclara : « Moi d’abord ! » Quant à celui qui a délégué à une divinité le soin de soulager les injustices humaines, quelle illusion, sinon imposture ! »

Karim rejoint Zahra. Elle est occupée avec Zahia à nettoyer la vaisselle.

- À partir de demain, dit le mari à son épouse, on s’occupe de la crèche, d’accord ?

- D’accord.

À suivre...

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https://tribune-diplomatique-internationale.com/roman-grande-terre-tour-a-de-kadour-naimi-partie-v-chap-12/

 

 

Rédigé par Kadour Naimi

Publié dans #NOUVELLE-ROMAN, #EDUCATION-CULTURE, #PEUPLE-DEMOCRATIE, #AUTOGESTION

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